C’est un scandale qui pour l’instant n’a pas dépassé les frontières de la Vendée et ses calvaires à chaque carrefour. Territoire où, plus qu’ailleurs, l’Église catholique a régné en maîtresse absolue sur les consciences et les familles. Ils auraient été plusieurs centaines d’enfants abusés par une dizaine de prêtres, enrôlés dans le petit séminaire de Chavagnes-en-Paillers, qui mettait à disposition de ses ecclésiastiques prédateurs de la chair fraîche. Un livre publié récemment par l’un des anciens séminaristes, Une croix sur l’enfance, de Jean-Pierre Sautreau*, brise le tabou. L’auteur a longtemps pensé être la seule victime. Après sa publication, il a reçu des centaines de témoignages. Il faut les voir, aujourd’hui, ces enfants devenus grands, âgés de 60, 70 ans, s’effondrer encore quand ils en parlent.
Tous, les mains bien posées au-dessus du drap avant de s’endormir dans le grand dortoir. C’était une des innombrables règles que ces enfants destinés malgré eux à devenir prêtres devaient respecter. Surtout, ne pas avoir de pensées ni de gestes « impurs ». À l’âge où ils étaient à peine pubères, on leur assénait que le péché de chair, le pire de tous, est passible de l’enfer. Ce sont pourtant des prêtres eux-mêmes qui passeront sous les culottes courtes et sous les draps pour abuser d’eux. Lorsque Jean-Pierre Sautreau entre au séminaire, en 1961, à 11 ans à peine, il se retrouve pris au piège. Il n’a pas vraiment voulu y aller, mais il est « enrôlé », comme il dit.
Dans cette Vendée rurale, terre des chouans, la figure du prêtre est plus puissante encore que celles du maire ou de l’instituteur. Un « recruteur » parcourait alors toute la région à la recherche de nouvelles « vocations ». Avant de convaincre l’enfant, il s’adresse aux parents, à la mère surtout. Pour les familles, avoir un enfant au séminaire est une fierté, une occasion d’ascension sociale, en même temps qu’une bouche de moins à nourrir. L’assurance, aussi, de gagner le paradis dans une société où la peur de l’enfer est encore omniprésente. Dans certaines familles, c’est chaque génération qui donnait un prêtre ou une religieuse. Des enfants étaient promis à ce destin dès leur naissance. Le recruteur repère les enfants dès l’école primaire. « Je suis un cas typique, explique Jean-Pierre, le recruteur repère les plus doués, les plus “gentils” – pas de baraqué ou de bagarreur –, et aussi, je m’en suis rendu compte après, souvent les plus “mignons” physiquement. »
Commence une vie où, comme il le dit dans son livre, « chaque enfant doit n’être plus qu’un objet silencieux et priant », soit une véritable éducation à la soumission et à la subordination. « C’est une mise en condition par la peur, une déstructuration de ce que nous étions. » Jean-Pierre n’a pas de mots assez durs pour l’évoquer. Un prêtre est même surnommé « Gestapo » par les enfants. C’est encore le règne de l’éducation par les coups de règle et autres châtiments corporels. Aucune place pour une correspondance privée : les lettres envoyées aux parents sont systématiquement ouvertes. Impossible de se confier. Impossible, évidemment, de raconter le pire. Voilà pour le décor.
« Chaque prêtre avait ses habitudes »
Avant même la rentrée, les petits séminaristes doivent aller à confesse avec celui qu’ils surnomment « Grand Cheval », de son vrai nom Eugène Arnaud. Son obsession : le péché de chair, que l’enfant n’ait pas de tentations « impures ». Et pour mieux se faire comprendre, il joint le geste à la parole. « Tu ne pèches pas par là. » Il « malaxe » alors longuement les parties intimes des jeunes garçons. Premier contact avec les perversions de ce séminaire. « C’est schizophrène », résume une des victimes. « On a passé outre ce geste, car on ne comprend pas et on est pris dans la souricière, on ne peut plus partir », ajoute Jean-Pierre. Impossible de refuser d’y entrer, impossible de défier ses parents.
Ce premier attouchement de Grand Cheval ne sera pas le seul. Il y a Grand Cheval, mais il y a aussi « le Pingouin », de son vrai nom René Bourdeau, surnommé ainsi car il marchait les pieds écartés. Tous les jeunes séminaristes doivent se choisir un directeur de conscience, qu’ils voient une fois par semaine tout au long de leurs études : Jean-Pierre opte pour ce prêtre prof de maths, car il espère bien qu’il l’aidera dans une matière pour laquelle il éprouve des difficultés. C’est un moment où il se sent faible, pas à sa place. Le prêtre le cajole. « Puis la main descend. L’hiver, il passait au-dessus du pantalon, et quand j’étais en culottes courtes il passait la main en dessous pour me masturber. Il me faisait mal, je n’étais pas formé », raconte Jean-Pierre.
Lorsqu’il se décide à écrire son livre, Une croix sur l’enfance, il pense alors être le seul à avoir vécu ces abus. Mais très vite il reçoit en nombre mails ou lettres manuscrites. Il nous montre un dossier, très épais, où il a tout compilé. On feuillette : « Il m’allongeait sur le lit, je me souviens seulement de la serviette avec laquelle le prêtre s’essuyait après. » Un autre dossier, visant un autre ecclésiastique : « Il m’a caressé, embrassé, tripoté. » Une autre lettre : « Je me souviens encore de leur odeur. » Au total, une centaine de récits sidérants. Les faits dépassent d’ailleurs Chavagnes, car les témoignages concernent toute la Vendée : à Fontenay-le-Comte, dans un lycée catholique à quelques kilomètres de Chavagnes, quatre prêtres sont accusés. Jean-Pierre a reçu également le témoignage d’une femme, enfant de la Ddass, qui lui confie avoir été abusée par un prêtre du département de ses 10 ans à ses 15 ans.
Dans les témoignages se rapportant à Chavagnes, des noms de prêtres reviennent constamment. Et chacun d’eux a ses petites habitudes. Certains étaient plutôt « spécialistes pour border les enfants » dans les dortoirs. D’autres appelaient les séminaristes dans leur chambre-bureau et les accueillaient parfois en short. D’autres encore arrivaient à glisser une main en plein cours. Au total, Jean-Pierre estime qu’il y a au moins douze enseignants prédateurs à Chavagnes, répartis sur une période de trente ans. Et à l’échelle du département, ce serait une vingtaine de prêtres. Et combien d’enfants victimes ? « Grand Cheval, par exemple, touchait beaucoup d’enfants en confession, il en voyait 150 par an. » Il estime donc qu’il y aurait eu plusieurs centaines d’enfants victimes dans le département. Jean-Pierre s’est rapproché de quelques-uns, avec qui il est devenu ami. Ensemble, ils essayent de comprendre, de poser des mots sur ce qui leur est arrivé.
Des agissements en toute impunité
On les retrouve devant le séminaire, grande bâtisse du XIXe siècle toujours debout à Chavagnes-en-Paillers, devenu aujourd’hui un collège anglais dans la tradition la plus stricte, avec messe tous les matins – après avoir accueilli en 2014 le tournage d’une émission de télé-réalité pour M6. Sacré destin pour ce séminaire. Le directeur actuel surgit : « Vous n’avez pas le droit de venir ici sans autorisation, vous en faites quoi de la protection des mineurs ? » « Ah oui ! la protection des mineurs, ça fait longtemps qu’on s’en occupe ici », raille Gérard Billaud, l’une des anciennes victimes. Scolarisé de 1967 à 1970, il y fut abusé par deux prêtres, l’un prof d’anglais, l’autre d’histoire-géo. Il ironise, ici, entouré des autres, mais depuis quarante ans, il prend des antidépresseurs. Vincent ou encore Michel tiennent à dire qu’ils voient un psy deux fois par semaine, d’autres confient que cela a eu des conséquences sur toute leur vie affective et sexuelle.
Qui savait à l’époque ? Aucun enfant n’a osé en parler sur le coup. Chacun, seul avec son secret. « C’était inconcevable pour les parents », nous expliquent-ils. L’ascendant moral des prêtres était trop important. D’ailleurs, Vincent, qui s’était risqué à dire à sa mère qu’un prêtre « [lui] avait touché le zizi », se souvient encore de la gifle qu’il avait reçue en retour. Les prêtres agissaient donc en toute impunité. Parfois, dans le village, certains d’entre eux étaient appelés « la Branlette » par des paysans. Les parents se doutaient-ils ? Un seul religieux, une fois, aurait été surpris par le Père supérieur en 1963, en train d’abuser de deux élèves. Celui-ci mute alors le prédateur aux archives de Poitiers. Et renvoie les deux enfants, en vertu de la morale en vigueur au séminaire. Mais l’absurdité ne serait pas totale si ce Père supérieur lui-même ne s’était aussi livré à des attouchements.
Pierre Aubineau avait enfoui ce traumatisme au plus profond de lui. Il a aujourd’hui 75 ans – c’est l’un des plus âgés parmi les victimes connues à ce jour de Chavagnes-en-Paillers. Il était entré au petit séminaire en 1955. Jusqu’au mariage de son fils, en 2016, il avait tout occulté. Mais après la cérémonie, il fait une crise cardiaque, puis des crises d’anxiété. Il sombre, s’éloigne de ses amis. Il revoit un jour les photos du mariage, puis il comprend : « Le prêtre était en sandales, exactement comme le prêtre qui avait abusé de moi à l’époque », explique-t-il, en larmes. Il a fallu ces sandales pour que tout lui revienne en mémoire. « J’ai été abusé par le Supérieur. » Les attouchements, dans son bureau, dureront plusieurs semaines, en 1957. Le créneau du Supérieur, Coumailleau de son nom, c’était les cinquièmes. « Il laissait les sixièmes tranquilles, et après, les quatrièmes ne l’intéressaient plus, il avait chaque année un nouvel approvisionnement. » Traumatisé, Pierre a continué malgré tout jusqu’au grand séminaire, situé à Luçon, qui accueillait les futurs prêtres après le bac. Il est ordonné prêtre en 1972, mais quittera sa fonction en 1984, écœuré. Il est alors aumônier dans un collège. « Je rentre dans une classe pour voir un prof en sixième. Et là, je le vois avec un gamin sur les genoux. » Une première fois, à ce moment-là, ça lui rappelle ce qu’il a subi. « J’étais dans un tel état, j’ai voulu me jeter avec ma voiture sur un camion. » Au dernier moment, il braque et continue sa route.
Des alertes laissées sans réponses
Aujourd’hui, le diocèse a-t-il pris la mesure du problème ? « Le nouvel évêque n’a pas le choix, souligne Jean-Pierre, il est pris dans le tourbillon qui emporte l’Église aujourd’hui. » Mgr Jacolin a ainsi proposé à chaque victime de la recevoir. Le diocèse a organisé une journée de sensibilisation à la lutte contre la pédophilie. Mais surtout, il ne faut pas rater ce communiqué qu’il a envoyé en décembre dernier : « Face au drame de la pédophilie qui secoue l’Église depuis plusieurs semaines, le diocèse de Luçon invite les fidèles à la prière et au jeûne. » Un petit régime pour aider les victimes, en voilà une bonne idée.
Certains avaient déjà tenté d’alerter. En vain. Vincent, une des victimes, découvre en 2001 une photo de l’abbé X., un autre prêtre prédateur de Chavagnes, entouré d’enfants. Il apprend qu’il est devenu aumônier d’un collège de la région. « Je voulais à tout prix éviter qu’il soit au contact d’enfants. » Il parvient à rassembler des témoignages pour une émission locale sur France Bleu. Mais il n’y aura aucun impact. Il en pleure encore aujourd’hui. « La société n’était pas mûre à l’époque. » Il faudra attendre près de vingt ans de plus, avec le livre comme déclencheur et la nomination d’un nouvel évêque, François Jacolin, en 2018, pour que cet abbé soit suspendu de ses fonctions. C’est l’un des deux seuls prêtres de Chavagnes mis en cause qui soit encore en vie. Mais il ne sera jamais inquiété par la justice, puisque les faits sont prescrits. Sauf s’il a continué d’abuser d’enfants jusqu’à sa destitution. Auquel cas – « grâce à Dieu » –, des poursuites seraient peut-être encore possibles.
Lorsqu’on appelle le diocèse, on découvre d’ailleurs que le directeur de la communication de l’évêque est aussi directeur de la radio catho RCF. Ou comment avoir la mainmise sur les catholiques de la région. La région, c’est aussi la figure de Philippe de Villiers, catholique notoire, qui n’a jamais réagi pour dénoncer les faits ou soutenir les victimes. Un de ses proches, en revanche, n’a pas hésité à dire à l’une d’elles : « Vous salissez l’Église à un moment où il faut la défendre. Vous faites le jeu de l’islam. » Et voilà les victimes de pédophiles devenues les alliées du « grand remplacement ». Sans aller jusqu’à ces extrémités, on a découvert récemment dans Ouest-France le portrait d’un prêtre à scooter – parce que, quand même, ça peut être cool un prêtre, semble nous dire le quotidien. Interrogé sur la pédophilie, il répond : « Je ne vois pas d’échos négatifs ici. Malgré toutes les histoires, il y a un fond de sympathie, de bienveillance. » Mais que leur faut-il de plus ?
* Nouvelles Sources, chez Geste éditions, réédition le 12 mars.
source :
https://charliehebdo.fr/2019/03/religions/vendee-au-seminaire-des-pretres-pedophiles/
RISS · LAURE DAUSSY · MIS EN LIGNE LE 13 MARS 2019 · PARU DANS L’ÉDITION 1390 DU 13 MARS 2019