« Vous devez vous introduire dans les artères du système »
Le mouvement Gülen a deux visages : l’un qui se montre au monde et l’autre qui s’en cache. Ses finances sont particulièrement opaques. De riches hommes d’affaire donnent des millions, mais des fonctionnaires et des ouvriers qualifiés contribuent aussi au financement des projets de Gülen, les Fethullacis donnent en moyenne 10% de leurs revenus à la communauté, avec certains donnant jusqu’à 70%.
Gülen aime se présenter comme un modeste prédicateur semblable à un Gandhi musulman. L’une de ses mantras est : « Construis des écoles plutôt que des mosquées ».
Mais avant de déménager pour les États-Unis, Gülen traitait l’Ouest en ennemi : « Jusqu’au jour du jugement », écrit-il dans son livre « Cağ ve Nesil » (Cette ère et la jeune génération), « les occidentaux ne manifesteront aucun comportement humain ». Gülen jugeait les turcs qui embrassaient l’Europe de « profiteurs », « parasites » et de « leucémie ». Dans un message vidéo de novembre 2011, il appelait les l’armée turque à attaquer les séparatistes kurdes : « Localisez les, encerclez les, rompez leurs unités, laissez pleuvoir le feu sur leurs maisons, noyez leurs lamentations dans encore plus de gémissements, coupez leurs racines et mettez un point final à leur cause » [1].
Gülen réfute aussi la théorie de l’évolution, la qualifiant de « non scientifique » et d’« illusion ». Il pense que les faits scientifiques ne sont vrais seulement s’ils sont en accord avec le coran.
Appels pour une nouvelle ère musulmane.
Gülen a été élevé comme un fils d’imam d’un village anatolien. Il a étudié à la mosquée à Erzurum, une ville de l’est de la Turquie, ensemble avec Cemaleddin Kaplan, qui a par la suite déménagé en Allemagne où il fut connu comme le « Calife de Cologne » à cause de ses prêches radicaux. Au même moment, Gülen rencontra les enseignements de Said Nursi, un prédicateur soufi kurde, et s’est joint à sa communauté.
Lorsqu’ Ankara, dans son combat contre le communisme dans les années 1980’s, a fait appel à la « synthèse turco-islamique », Gülen saisit l’opportunité. Il fonde des écoles en Turquie ainsi qu’à l’étranger, et devint un conseiller de la strictement laïque première ministre, Tansu Ciller.
Dans l’un de ses sermons, il appelait ses élèves à initier une nouvelle ère musulmane. Il conseillait à ses fidèles d’ébranler l’État turc et d’agir en sous-marins jusqu’au moment venu d’assumer la pouvoir. « Vous devez pénétrer les artères du système sans que personne ne remarque votre présence jusqu’à ce que vous atteignez tous les pouvoirs centraux… jusqu’à ce que les conditions soient favorables, ils (les fidèles) doivent continuer ainsi. S’ils font quelque chose de prématuré, le monde écrasera nos leaders, et les musulmans souffriront partout. (…) vous devez attendre jusqu’à un tel moment que vous ayez en main tout le pouvoir de l’État (…) Jusqu’à ce moment, se contenter d’un pas franchi sera trop prématuré – comme casser un œuf sans attendre les 40 jours entiers nécessaires à son éclosion. Ce serait comme tuer le poussin à l’intérieur. »
Lorsqu’un enregistrement de ce discours fût rendu public en 1999, Gülen dût s’enfuir de Turquie. Il prétend que son discours à été manipulé. Il vit en exil aux États-Unis depuis ce jour.
Pas d’adresse et pas de compte bancaire
Son mouvement n’a pas d’adresse, pas de boite mail, aucune déclaration et aucun compte dans une banque centrale. Les sympathisants de Gülen ne manifestent pas pour la charia et le jihad, et la cemaat opère en secret. Gülen, le parrain, détermine la direction du mouvement. Certains membres au sein du cercle rapproché du pouvoir servent Gülen depuis des décennies. Ils contrôlent la plupart des organisations importantes au sein du mouvement, des maisons d’édition et des fondations. Au sein de la cemaat, les différentes régions du monde, comme l’Asie Centrale et l’Europe, sont gérées par un « frère ». La hiérarchie s’étend tout du haut jusqu’au bas de l’échelle des « frères » nationaux et locaux situés dans les quartiers des villes.
L’influence de Gülen en Turquie s’est accrue quand le Parti Islamique conservateur, l’AKP du Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan, a gagné les élections législatives turques en 2002. Les observateurs pensent que les deux camps sont entrés dans un partenariat stratégique en premier, avec Gülen fournissant l’AKP en votes tandis qu’Erdoğan protégeait la cemaat. Selon des informations obtenues par les diplomates américains, près d’un cinquième des membres du Parlement de l’AKP étaient des membres du mouvement Gülen en 2004, incluant les ministres de la culture et de la justice.
Plusieurs fonctionnaires agissent sous les ordres des « frères du mouvement Gülen », raconte un ex-membre doyen. « Ils ont été nos élèves, nous les avons formés et nous les avons soutenus, lorsque ces enfants reconnaissants arrivent en poste, ils continuent à servir Gülen ». En 2006, l’ancien chef de la police Adil Serdar Sacan a estimé que les Fethullahcis tenaient plus de 80% des positions haut placées des forces de police turques. « L’affirmation que le TNP (Police Nationale Turque) est contrôlée par les Gülenistes est impossible à vérifier mais nous n’avons trouvé personne pour la contredire », a écrit James Jeffrey, qui fut ensuite ambassadeur américain à Ankara, dans un câble diplomatique de 2009.
Les bons musulmans
Ercan Karakoyun est le visage de la communauté Gülen en Allemagne. Cet homme de 31 ans dirige le Forum du Dialogue Interculturel (FID) à Berlin, dont Gülen est président honoraire. Karakoyun, fils d’immigrants turcs, rencontre des visiteurs dans un bureau du prestigieux Potsdamer Platz de la ville sur des tapis bleu clair et sobres, meublé d’un mobilier fonctionnel. Les étagères contiennent des travaux de Gülen, « Le journal d’Anne Frank », « la Bible expliquée simplement » (une nouvelle traduction de la Bible dont l’objectif est de se libérer des partis pris relatifs au genre et de l’antisémitisme) et un livre de l’ancien théologien protestant Heinz Zahrnt.
La sélection de livres parait être équilibrée et judicieuse, avec un peu de tout et rien de trop controversé. Cela semble voulu afin de convaincre le message suivant aux visiteurs : regardez, nous sommes de bons musulmans. Nous pleurons les morts de l’Holocauste, nous sommes intéressés par des discussions théologique sur le christianisme et nous sommes démocrates.
Karakoyun a trouvé sa voie dans le mouvement grâce à un « frère » qui avait lié conversation avec lui devant une mosquée dans l’état occidental de Rhénanie-du-Nord-Westphalie lorsqu’il était adolescent. Il a commencé à lire les livres de Gülen. Il accompagnait le « frère » en Turquie et s’est engagé dans la cemaat, recrutant de nouveaux membres à l’université et dans les lycées. Il s’est élevé dans la hiérarchie jusqu’à devenir un « frère » lui-même.
Parlant un allemand fluide Karakoyun dit que chaque fois que lui et sa communauté Gülen organisent des évènements, ils reçoivent des lettres, des e-mails et des appels de ce qu’il appelle « les suspects habituels » — des gens qui veulent du mal au mouvement et le voient comme une secte dangereuse. Il caractérise tout ceci de « théorie du complot ».
Karakoyun divise le monde en deux groupes : « les critiques » et les « sympathisants ». Comme exemple de critiques, il cite les islamophobes occidentaux, les ultra-nationalistes turcs et les terroristes du PKK kurde. Les sympathisants, dit-il, sont tous les gens intéressés par « le dialogue, la tolérance et la coexistence pacifique pour le bénéfice de tous ».
« Tous ceux qui touchent à Gülen sont détruits »
Tous cela semble inoffensif, tolérant et pacifiste. Mais Ilhan Cihaner a connu en Turquie ce qui peut arriver aux critiques. « Tous ceux qui touchent à Gülen sont détruits », dit l’ancien procureur en chef. Il est devenu un héros parmi les turcs laïques pour avoir enquêté sur la communauté Gülen en 2007. Cihaner dit qu’il avait reçu des informations sur des transactions financières illégales au sein de la cemaat. Mais ensuite, suite à des pressions du gouvernement, il s’est fait retirer le dossier. Et il fût arrêté en 2010.
Cihaner fut accusé d’être membre de l’organisation ultranationaliste Ergenekon, un groupe de conspirateurs ayant soit-disant planifié de renverser le gouvernement [2]. Même les rivaux politiques de Cihaner pensent que les charges contre lui étaient absurdes. L’ancien procureur avait acquis une réputation pour ses ardentes campagnes contre les réseaux mafieux. Et maintenant il était accusé de travailler pour Ergenekon et de planifier de placer des armes dans les dortoirs où les sympathisants de Gülen vivaient afin de discréditer le mouvement. Le Ministère Public a monté son dossier sur les déclarations de témoins anonymes. Cihaner fut finalement relâché à cause de l’insuffisance de preuves contre lui. Il est maintenant membre de l’opposition au Parlement Turc.
Le journaliste établi à Istanbul, Ahmet Sik, a subit un sort similaire. Il fut arrêté en mars 2011, un peu avant que son livre sur le mouvement Gülen, « Imamin Ordusu » (« l’armée de l’Imam »), soit publiée. Les forces de sécurité ont fouillé les bureaux de sa maison d’édition, et son manuscrit, dans lequel Sik décrit comment le mouvement Gülen a supposément infiltré la police et le système judiciaire en Turquie, fut confisqué. Le reporter d’investigation fut accusé d’être un membre d’Ergenekon. Ironiquement, c’était Sik qui, avec son collègue, avait révélé les plans secrets de coup d’état d’un amiral d’Ergenekon dans le magazine hebdomadaire Nokta en 2007 et qui fut de façon répétitive la cible du réseau Ergenekon. Sik fut relâché il y a quelques mois, suite à des protestations internationales.
En septembre 2010, Hanefi Avci, un ancien chef de la police turque et ancien sympathisant de Gülen, fut arrêté et accusé d’avoir participé à la conspiration Ergenekon. Il avait juste publié un livre dans lequel il accusait les membres de Gülen présents dans la police d’enregistrer illégalement les conversations téléphoniques de leurs ennemis et de manipuler les procès.
Mensonges et manipulation
Il n’y a aucune preuve que Gülen était derrière les arrestations. Il vie une vie recluse dans les montagnes de Pennsylvanie et se comporte comme si les accusations n’avaient rien à voir avec lui. Il a rejeté la demande d’être interviewé par le SPIEGEL.
D’autres parlent en son nom, comme Mahmut Cebi, l’ancien éditeur en chef du journal pro-Gülen Zaman, [3], dont le bureau est dans l’immeuble du World Media Group d’Offenbach près de Frankfort. Cebi a développé l’édition européenne de Zaman et a travaillé en tant qu’écrivain pour la compagnie de publication depuis avril. L’édition européenne compte 30,000 abonnés rien qu’en Allemagne. [4].
Cebi et Zaman expliquent aux lecteurs ce à quoi ressemble le monde sous la perspective de la cemaat. Le journal imprime les écrits de Gülen et des extraits de ses sermons et poèmes. Les critiques accusent Zaman de délibérément diffuser de faux rapports pour nuire aux opposants de Gülen. Lorsque les politiciens du parti de gauche et d’extrême gauche d’Allemagne ont critiqués les remarques de Gülen sur les kurdes il y a quelques semaines, Zaman a déclaré que le parti de gauche supportait le parti interdit des travailleurs du Kurdistan (PKK).
« Le mouvement est enfoncé jusqu’au cou dans de sales combines », a dit Dani Rodrik, professeur d’économie politique internationale à l’université d’Harvard, dans une récente interview. Zaman, a-t-il ajouté, soutient cette « mafia » avec « des comptes faux et falsifiés » et « des manipulations ». « Il ne reculerons devant a aucune désinformation pour faire avancer la cause qu’ils supportent », a-t-il dit.
Cebi nie toutes accusations. Son journal est guidé par les idéaux de Gülen, dit-il, mais il ne reçoit pas d’ordre de lui. Gülen n’est pas un chef de secte, dit Cebi. A la place, il le compare à l’un des leaders intellectuels populaires d’Allemagne : « C’est un philosophe comme Habermas ».
Sources
Altruistic Society or Sect ? The Shadowy World of the Islamic Gülen Movement
Der Spiegel Online – mercredi 8 août 2012
Traduit de l’allemand par Christopher Sultan
Traduit de l’anglais par Aurélien Roulland
Notes
[1] La video appelant à massacrer les séparatistes du PKK
[2] ndlr de Turquie Européenne : L’organisation Ergenekon est bien réelle, elle est née lors de la guerre froide en Turquie. A l’origine, et comme son pendant italien Gladio, il s’agit d’une émanation de l’OTAN destinée à empêcher l’avènement du communisme en poussant l’état à devenir autoritaire sous prétexte de menaces terroristes. En Turquie, ils n’hésiteront pas, par exemple, à organiser de vrais attentats mais en les revendiquant au nom d’organisations d’extrême gauche. Plus tard, après le chute du rideau de fer, les membres de cette organisation trouveront d’autres emplois aux service de ce que les turcs appellent l’ « État profond » en se chargeant du « sale boulot » de provocations, assassinats et répression de la rébellion kurde sans aucun scrupules quand aux moyens… La collusion de tels « spécialistes » avec la mafia, le Hezbollah turc, des hommes politiques en vue, l’armée et la police ne fait aucun doute Ecouter à ce sujet l’émission « Rencontre avec X Réseau Ergenekon : le Gladio turc ? ». L’AKP au début de son installation au pouvoir a effectivement commencé à « démembrer » ces réseaux , mail il est vite devenu évident qu’il s’est servi ensuite de ce scandale pour éliminer tous les gens qui s’intéressaient de trop près à ses propres réseaux tout aussi obscurs et peu scrupuleux
[3] Note du traducteur : Zaman, le Temps, est un anagramme de « Namaz », la prière islamique
[4] Note du traducteur : Il existe bien évidemment une édition française du journal Zaman, disponible en ligne
source :
Le monde obscur du mouvement islamiste de Fethullah Gülen (2nde partie)
Turquie Européenne
mardi 21 août 2012,
par Maximilian Popp, Trad. Aurélien Roulland
http://www.turquieeuropeenne.eu/5319-le-monde-obscur-du-mouvement-islamiste-de-fethullah-gulen-2nde-partie