Loin d’être anodin, le complotisme est une menace pour la démocratie. En France aussi, les expressions « Etat profond » ou « QAnon » sont devenues familières..

Des partisans de Donald Trump se sont rendus, à son appel, au Capitole pour empêcher la certification des résultats de l’élection présidentielle. D’autres de ses fidèles expliquent depuis lors que tous ces événements ont été mis en scène par les mondialistes et leurs « antifas » déguisés paraît-il en pro-Trump pour les discréditer. Pour eux, Joe Biden n’a pas remporté l’élection – il s’agirait d’une impossibilité logique, leur champion ne pouvant pas perdre -, et tout ce à quoi nous avons assisté depuis le début de novembre – l’annonce du résultat final du scrutin le 7 novembre, le vote des grands électeurs le 14 décembre, jusqu’à la certification de la victoire de Joe Biden par le Congrès le 6 janvier – s’inscrirait dans le cadre d’un « plan » d’une extrême sophistication au terme duquel Trump doit reprendre la main !

 

Des personnalités influentes de la complosphère, à l’instar du youtubeur français Silvano Trotta – salué comme un « lanceur d’alertes » dans le film conspirationniste Hold-up, – continuent de nier l’évidence. Le youtubeur québécois Alexis Cossette-Trudel, l’un des principaux introducteurs des thématiques QAnon dans l’espace francophone, n’hésite pas à affirmer que le locataire de la Maison-Blanche a tout prévu, qu’il a laissé délibérément ses ennemis avancer pour mieux les démasquer et les châtier le moment venu. Un second mandat à la tête des Etats-Unis est, selon lui, « inévitable ». Son compte Twitter a été suspendu il y a quelques jours, ainsi que ceux des principales figures de la mouvance QAnon et du président sortant lui-même.

C’est que les théories du complot ont cessé d’être considérées comme de simples petites histoires sans conséquences. Il était temps ! Nier le verdict des urnes, mentir en martelant que l’élection est falsifiée, appeler à la sédition, cela a un prix. Or ce n’est pas Donald Trump qui a payé le gros de l’addition. Celle-ci a été payée au comptant, de leurs vies, par quatre manifestants et un policier de 42 ans, Brian Sicknick.

Ce qui s’est passé à Washington pourrait aussi, demain, se passer ici

En novembre, un sondage d’opinion Reuters-Ipsos révélait que 68% des électeurs républicains se disaient préoccupés par la possibilité que l’élection présidentielle ait été « truquée » (ils étaient 16% côté démocrates). Si vous croyez que le « système » s’est mis en branle pour orchestrer une fraude massive en faveur de Joe Biden, alors vous pensez aussi que ceux qui ne le voient pas sont des indifférents, des naïfs ou des complices cyniques d’une injustifiable forfaiture contre la volonté du peuple. Voilà comment un mensonge peut conduire à justifier un passage à l’acte violent.

Ne regardons pas de haut les Américains. Entre la sécession d’une partie de la société américaine avec le réel et l’écho rencontré en France par la vidéo Hold-up, il n’y a aucune rupture. Des deux côtés de l’Atlantique, les expressions « d’Etat profond », de « QAnon » et de « pédocriminalité sataniste » sont devenues familières. Ne commettons pas l’erreur de penser que ce qui s’est passé à Washington ne pourrait pas, demain, se passer ici.

 

Surtout, ne nous trompons pas de diagnostic. Si l’on tient à comprendre quelque chose de l’influence du complotisme sur notre société, l’urgence est de mettre à l’endroit l’enchaînement des causes et des effets. Les pro-Trump qui ont envahi le Capitole ne sont pas des gens qui doutent, mais qui, au contraire, croient aveuglément un homme qui les manipule. Ce ne sont pas les « mensonges des médias » qu’ils remettent en question ; c’est la fonction, vitale en démocratie, d’une presse libre, pluraliste et professionnelle.

Le bêlement collectif d’individus désorientés

La rhinocérite complotiste, qui gangrène nos sociétés démocratiques et s’est donnée à voir spectaculairement tout au long de l’année 2020 sur les réseaux sociaux, mais aussi dans les rues de Washington, de Paris, de Rome ou de Berlin, n’est pas le cri de détresse de laissés pour compte qui n’en peuvent plus d’être pris pour des imbéciles. C’est le bêlement collectif d’individus désorientés, communiant dans la confiance aveugle dans la parole de celui qui a su le mieux flatter leurs préjugés et canaliser leur ressentiment.

Le succès de Hold-up ou l’assaut du Capitole n’est pas « ce qui arrive quand les questions sont interdites » comme aiment à le penser ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont permis par leur complaisance et leur réticence à nommer le problème qu’il se banalise. C’est ce qui se produit lorsque le débat public finit par s’aligner sur les obsessions des complotistes, et qu’on laisse, sans réagir, une troupe de démagogues, de charlatans et de petits entrepreneurs de la haine exploiter la crédulité de personnes que la nouvelle donne techno-médiatique a rendu plus facilement manipulables.

C’est le visage le plus grimaçant de l’Amérique, que l’on a pu observer le 6 janvier. Donald Trump et ses partisans ne font pas seulement honte aux Américains, mais à tous ceux qui sont attachés aux valeurs de la démocratie. Les images sidérantes de l’invasion du siège du pouvoir législatif américain ont ravi les ennemis de l’Amérique et affaibli les démocrates du monde entier. Tandis que le Zimbabwe a expliqué que les Etats-Unis avaient perdu leur « droit moral de punir une autre nation », le régime de Pékin a fait une comparaison avec Hongkong où il a maille à partir avec l’un des mouvements de contestation démocratiques les plus admirables de notre époque.

Mais ce chapitre de l’Histoire aura aussi eu le mérite de dévoiler l’extraordinaire hypocrisie des champions de la « souveraineté du peuple », si prompts à s’asseoir sur leurs principes et à mêler leurs voix aux ennemis de la démocratie lorsque le résultat d’un scrutin leur déplaît.

source :
https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/rudy-reichstadt-sur-le-complotisme-ne-regardons-pas-de-haut-les-americains_2142453.htmlPar Rudy Reichstadt*
publié le
Dans l’hebdo du 14 janvier