L’Express : Il aura beaucoup été question de complotisme en 2020. L’année représente-t-elle un tournant en la matière ?
Rudy Reichstadt: La pandémie a fonctionné de manière évidente comme un « accélérateur de l’histoire » en matière de complotisme. Ainsi, le phénomène QAnon, qui s’inscrit pourtant spécifiquement dans la vie politique américaine contemporaine, a franchi l’Atlantique au cours de cette année 2020. Les obsessions, les mots d’ordre et l’imaginaire complotiste associé à QAnon se sont bruyamment manifestés sur les réseaux sociaux, les plateformes de vidéos en ligne – avec l’apparition de chaînes faisant explicitement référence à QAnon – mais aussi dans la rue, à Berlin, Rome ou Paris. Selon les partisans de ce mouvement, Donald Trump mènerait une guerre secrète contre le « Deep State » (l' »État profond ») dont les agents seraient impliqués dans un vaste trafic pédocriminel international.
La pandémie de Covid-19 fut un moment propice à l’éclosion de nouvelles théories du complot ainsi qu’au retour sur le devant de la scène de figures bien identifiées de la complosphère francophone comme le youtubeur Salim Laïbi ou le conférencier belge Jean-Jacques Crèvecoeur. Cet adepte des médecines « alternatives » s’était déjà illustré par ses théories du complot en 2009-2010, lors de la grippe A (H1N1). Il soutient notamment que la crise sanitaire est une manipulation qui vise en réalité à précipiter l’instauration d’une dictature mondiale et que la vaccination servirait à nous injecter des micro-puces électroniques sous-cutanées.
De nouvelles figures ont également émergé comme celles du Québecois Alexis Cossette-Trudel, des Suisses Ema Krusi et Jean-Dominique Michel ou des Français Silvano Trotta et Thierry Casasnovas. Certains d’entre eux se sont d’ailleurs mis à endosser ouvertement l’étiquette de « complotiste ». C’est un terme qu’ils assument de plus en plus, à l’instar du Pr Christian Perronne qui se dit désormais « fier » d’être qualifié de complotiste.
On a donc clairement franchi un palier en 2020. Ce qui ne signifie pas que les choses soient irréversibles et qu’elles ne peuvent pas connaître un reflux à l’avenir. Les théories du complot sur les attentats du 11 septembre 2001 semblent par exemple avoir reculé dans l’opinion. Le temps joue contre les théories du complot car, pour perdurer, elles sont condamnées à élargir en permanence la taille du complot présumé qu’elles dénoncent. De plus, alors que la France est victime du terrorisme islamiste depuis maintenant plus de huit ans sur son sol et que les victimes se comptent par centaines, il devient de plus en plus coûteux d’affirmer que le djihadisme est un « épouvantail », une fausse menace créée artificiellement par on ne sait très bien quelle entité tirant les ficelles dans l’ombre. On ne peut donc pas écarter la possibilité que cette fièvre conspirationniste autour de la pandémie retombe d’ici quelques mois, lorsque le péril s’éloignera de nous. Mais cette séquence laissera des traces durables et c’est déjà en soi suffisamment préoccupant. Car le travail de sape que le complotisme exerce sur les faits pourrait un jour déboucher sur une sortie de route mortelle pour la démocratie. Sans le savoir, les complotistes suivent un vieux précepte maoïste : aller de luttes en défaites « jusqu’à la victoire ».
Dans son essai « Apocalypse cognitive » (PUF) qui sera publié dans quelques jours, le sociologue Gérald Bronner explique que si la pandémie a été un tel « incubateur de crédulité », c’est d’abord parce que nous avons, notamment durant les confinements, passé bien plus de temps sur Internet et les réseaux sociaux…
C’est exact. Mais il faut ajouter que cette vague de complotisme est aussi le résultat d’un travail métapolitique de longue haleine, un travail d’influence, « gramscien », initié depuis de nombreuses années. Pas de théories du complot sans théoriciens du complot : de plus en plus d’acteurs politiques utilisent le complotisme comme une ressource narrative permettant d’hystériser le débat démocratique et de capitaliser sur l’exaspération ainsi créée. Il s’agit de faire bouger les lignes en soufflant sur les braises du mécontentement, des frustrations et du ressentiment, en usant du mensonge et de la désinformation s’il le faut.
Bronner a raison de mettre l’accent sur la crédulité. On a trop souvent tendance à rabattre la question du complotisme sur celle de la défiance à l’égard des grandes paroles d’autorité, comme si le complotisme n’était qu’une conséquence de la défiance et pas aussi, sinon d’abord, un agent venant creuser activement le sillon de la défiance. Or, si le fait de se détourner des grands médias, de la parole officielle ou de l’expertise scientifique relève de la défiance, aller s’abreuver à des pseudo-sources d’information infiniment plus toxiques illustre surtout un incoercible besoin de croire. Au rejet des paroles d’autorité traditionnelles succède ainsi la recomposition de nouvelles figures d’autorité dans lesquelles les complotistes placent une confiance aveugle.
Les Gilets jaunes et leurs partisans fulminent contre la presse « mainstream » mais ont les yeux de Chimène pour la chaîne gouvernementale russe RT ou pour des sites d’extrême droite dits de « réinformation ». Les partisans de Didier Raoult ou de Christian Perronne rejettent les conclusions de la communauté scientifique sur l’hydroxychloroquine mais considèrent le professeur marseillais comme une sorte de sauveur ou d’homme providentiel infaillible. Les supporters de Donald Trump créditent régulièrement leur champion de « parler vrai », de « tenir un langage de vérité », alors même que le président américain sortant est réputé pour son indifférence aux vérités de fait. Ce qu’il faut combattre, ce n’est pas le doute, mais ce rapport « religieux » à certaines sources.
Fin novembre, je me suis retrouvé sur un plateau de télévision composé de journalistes et d’éditorialistes pour aborder justement ce problème de la défiance. Je pensais que seraient évoqués la complaisance d’une partie de la presse avec cet imaginaire complotiste qui explose actuellement, sa cécité quant à la montée d’un problème qu’elle ne peut plus ignorer aujourd’hui, les compromissions d’une partie de la profession avec certains de ces entrepreneurs de politisation conspirationniste qui exploitent la crédulité de leurs prochains et les prennent littéralement pour des imbéciles. Las, il fut surtout question d’une mise en cause des médias « bien-pensants » et de la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement qui constitueraient les causes principales du succès d’une vidéo comme « Hold-up ». Exit la dimension internationale du phénomène complotiste. Exit la question de la démagogie et du populisme. Exit la banalisation du complotisme à laquelle nombre d’intellectuels, d’éditorialistes et de journalistes du sérail ont trop souvent prêté renfort. Exit surtout la responsabilité de ces charlatans du soupçon qui bénéficient, encore aujourd’hui, d’une mansuétude inimaginable. J’en ressors avec cette impression qu’une partie de mes contradicteurs ont péché ce soir-là par nombrilisme, comme incapables de penser qu’ils ne sont pas forcément, eux, leur corporation et nulle autre, à l’origine du problème.
En 2020, une députée, Martine Wonner, aura co-signé une étude controversée sur l’hydroxychloroquine dans une revue prédatrice, assuré devant l’Assemblée nationale que le « masque ne sert à rien », participé à l’association Bon Sens où l’on retrouve des conspirationnistes comme Silvano Trotta, et apparu dans le documentaire « Hold-up ». Est-ce là aussi un tournant ?
Oui, cela en dit long sur l’époque. Il se trouve que, dans un courrier comminatoire à en-tête de l’Assemblée nationale, Martine Wonner nous a enjoint, sous peine de poursuite, de retirer sous 48 heures l’intégralité des publications que nous lui avions consacrées sur Conspiracy Watch. Le tout en se réclamant très explicitement de son statut d' »élue de la Nation ». C’est une première ! Naturellement, il est hors de question pour nous de céder à ce genre de pression. Tout ce qu’a publié notre média sur Martine Wonner est factuel et sourcé et n’a pas la moindre dimension diffamatoire. Ne pas renseigner nos lecteurs sur la place qu’occupe cette députée du Bas-Rhin au sein de la complosphère, ce serait déroger à notre mission d’information.
Martine Wonner a été élue en 2017 sous l’étiquette LREM. Elle fait partie de ces nouveaux visages qui ont fait leur entrée en politique à la faveur de l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron. Mais si LREM est le parti de la majorité présidentielle et qu’il occupe politiquement le centre de l’échiquier politique, c’est aussi un mouvement qui a su capter une part de la profonde aspiration dégagiste qui s’exprime depuis des années dans le pays. De ce point de vue, ce n’est pas un phénomène politique complètement étranger à ce qui s’est passé en Italie avec le mouvement Cinque Stelle (M5S) ou en Espagne avec Ciudadanos. En avril et mai 2020, une députée exclue du M5S a fait sensation dans la complosphère après avoir porté, en pleine Chambre des députés italienne, des accusations extrêmement graves – et, disons-le, grotesques – contre Bill Gates et le fameux « État profond ». Les sorties tonitruantes de Martine Wonner contre le port du masque relèvent d’une trajectoire comparable. Alors qu’elle est psychiatre de profession et n’a donc a priori pas de compétence pour se prononcer sur les effets cliniques d’une substance comme l’hydroxychloroquine, elle a par exemple co-signé un article à la méthodologie jugée douteuse avec les autres membres du collectif « Laissons les médecins prescrire » qu’elle a co-fondé.
Des scientifiques, comme le professeur Christian Perronne ou le réanimateur Louis Fouché, ont aussi soutenu des thèses complotistes. Est-ce nouveau ?
Louis Fouché, qui est passé par le mouvement des Colibris de Pierre Rabhi, a multiplié les assertions fausses ou à caractère conspirationniste. Sur le site France-Soir, il a évoqué « un complot de multimilliardaires qui décident de prendre le contrôle sur nos États, à qui on donne des neuroleptiques pour les faire taire ». Il s’est aussi compromis à plusieurs reprises avec des figures de la complosphère comme la youtubeuse suisse Ema Krusi ou Thierry Casasnovas ou encore en faisant la promotion de Christian Tal Schaller, un conférencier complotiste adepte de l’urinothérapie pour qui la vaccination est l’outil d’un « génocide planétaire ».
Quant à Christian Perronne, sa participation au film complotiste Hold-up et ses dernières prises de position publiques sur la prétendue capacité d’un vaccin à ARN messager de « transformer nos gênes définitivement » ont achevé de le décrédibiliser auprès de ses pairs, jusqu’à être finalement démis de ses fonctions de chef de service dans l’établissement où il exerce.
Mais ne perdons pas le sens de l’histoire. Le statut de scientifique n’a jamais prémuni contre le dogmatisme. Au XXe siècle, de nombreux savants ont défendu des théories pseudo-scientifiques, ont justifié le totalitarisme ou prêté main forte à des campagnes de haine et de propagande. Ce sont des êtres humains, traversés comme tout un chacun par des croyances, des passions, qui parfois ont des comptes à régler ou s’autorisent, arrivés au bout de leur carrière, à goûter au plaisir narcissique de la célébrité. Personne ne devrait se servir d’un prix Nobel comme d’un « totem d’immunité ». Il n’y a rien de nouveau à ce qu’un certain nombre de scientifiques excipent de leurs titres pour dire n’importe quoi. Ce qui l’est, en revanche, c’est la facilité avec laquelle ils ont désormais accès à toute une série de médias alternatifs trop heureux de gagner en influence en proposant à leurs publics des interviews de personnalités en rupture de ban avec le « Système ». Autrement dit, les scientifiques marginalisés, tout comme les faux experts, ont bien plus de visibilité et d’influence qu’auparavant.
Comment expliquer que la défiance vaccinale soit aussi importante en France, même pour les normes occidentales?
Je ne peux que me référer à ce que nous disent les historiens spécialistes de la vaccination. Dans les années 1990, la campagne de vaccination contre l’hépatite B a été en partie interrompue lorsque des suspicions sont apparues quant à la possibilité d’un lien avec la sclérose en plaques. Le principe de précaution a sans doute concouru alors à réveiller une forme de défiance à l’égard des vaccins en général. En 2010, la gestion pour le moins perfectible de l’épidémie de grippe A-H1N1 par les autorités sanitaires, à commencer par l’OMS, a encore donné des arguments aux antivaccins.
Mais il ne faut pas perdre de vue que, concomitamment, la désinformation anti-vaccinale a su exploiter les nouvelles possibilités que lui offraient Internet. Non seulement les activistes anti-vaccins ont trouvé un nouveau territoire à investir mais les complotistes, qui font flèche de tout bois, se sont résolument emparés de cette question des vaccins pour élargir leur auditoire, comme ils l’ont fait d’ailleurs avec la question du port du masque.
Cela donne ainsi des phénomènes de dissonances cognitives assez intéressants à observer. Ainsi, face à la question de la vaccination, Donald Trump a mis en porte-à-faux une partie de sa base sympathisante plutôt hostile aux vaccins en faisant de l’approvisionnement prioritaire des Etats-Unis en doses vaccinales un enjeu de souveraineté nationale. Cela lui a permis de s’affirmer comme un protecteur des intérêts du peuple américain. Son homologue brésilien, Jair Bolsonaro, a joué une autre partition, versant ouvertement dans une rhétorique « antivax » irresponsable. Cette attitude suggère que le président brésilien est moins pragmatique que Trump, qu’il est plus idéologue. Trump aura fait des théories du complot un usage totalement cynique, dans une indifférence complète à la question du vrai et du faux. Mais le danger me paraît encore plus grand lorsqu’un leader populiste commence à croire réellement à ses propres théories du complot. Car alors il peut entraîner un pays entier dans la réalité parallèle qu’il s’est construite. Généralement, ce sont les autres, les citoyens et parmi eux les plus fragiles, qui paient le prix d’un retour violent au réel. Et le prix fort.
Parmi les principales théories contre les vaccins pour le Covid-19, il y a l’idée que la nouvelle technologie à ARN messager risquerait de provoquer des mutations génétiques. Celle-ci a notamment été relayée par le CRIIGEN, association écologiste anti-OGM…
On constate une porosité très claire entre les sphères anti-OGM, anti-ondes, anti-vaccins et anti-nucléaire. Les prises de position de Michèle Rivasi par exemple cristallisent bien toute cette défiance dirigée contre le progrès technique, corolaire d’une conception de la nature assez rousseauiste. Tenir en suspicion tout ce qui est le produit de l’intelligence humaine a quelque chose de régressif. Car la technique, c’est Hiroshima et Tchernobyl, certes, mais c’est aussi le progrès médical, l’eau et le gaz à tous les étages, Edison, Pasteur, le recul de la mortalité infantile et de la pénibilité au travail, l’allongement de la durée de la vie… L’idée que la nature serait forcément bonne par essence me paraît très contestable, d’autant plus quand on se réclame de la gauche. Dans les réseaux anti-vaccins, on répète comme un mantra qu’il faut laisser faire la nature et se contenter de renforcer ses défenses immunitaires. C’est oublier que le règne de la nature est aussi le règne sans partage de la souffrance et le triomphe de la plus cruelle injustice.
Plutôt que de saluer la prouesse scientifique et technique que représente l’élaboration d’un vaccin dans un délai aussi court, les anti-vaccins alimentent les peurs et agitent le spectre d’une vaccination forcée, au mépris des faits puisque le choix a été fait précisément de ne pas rendre la vaccination obligatoire. Il est inévitable qu’une nouvelle technologie comme celle de l’ARN messager suscite une certaine réserve. L’argument du manque de recul, porté par les anti-vaccins, ne peut pas être écarté d’un revers de la main. Mais pourquoi occultent-ils alors entièrement le manque de recul qui est aussi le nôtre sur les séquelles à long terme de la Covid-19? Et pourquoi omettent-ils de rappeler que cette technologie de l’ARN messager existe depuis plusieurs années ? Les anti-vaccins préfèrent dénoncer un produit qui, d’après les essais cliniques, ne provoque pas d’effets secondaires graves et qui, de surcroît, ne contient pas un seul de ces fameux adjuvants qu’ils ont tant critiqué ces dernières années.
Le site France-Soir s’est, à partir d’un nom prestigieux, imposé durant cette crise sanitaire en relayant des théories complotistes et en faisant la promotion de Didier Raoult, Christian Perronne, les rassuristes ou Jean-Dominique Michel…
Cela fait dix ans que l’emblématique journal France-Soir a cessé d’exister en format papier. Le site internet éponyme est passé ces dernières années sous le contrôle d’un homme d’affaires, Xavier Azalbert, qui en est aujourd’hui le seul maître à bord. En 2019, suite à un mouvement social, les quatre journalistes qui composaient la rédaction du site ont en effet été licenciés pour motif économique. Ce site sans journalistes est donc d’une certaine façon devenu le blog personnel de son propriétaire. France-Soir a pris en 2020 un tournant éditorial plus participatif, ambitionnant de proposer à ses lecteurs « une nouvelle expérience à la fois informationnelle, servicielle et divertissante »… Il a clairement cessé d’être un site d’information classique, tel qu’on se le représente généralement. France-Soir a interviewé dès le printemps 2020 le youtubeur conspirationniste Silvano Trotta, a commencé à relayer des contenus erronés ou complotistes. Xavier Azalbert a aussi participé à la création de l’association « Bon Sens » qui compte parmi ses fondateurs des figures connues de la complosphère comme Silvano Trotta mais aussi Christian Perronne ou Martine Wonner. Je crois qu’il a capitalisé sur le complotisme, comme il aurait pu investir dans tout autre chose. L’audience de son site, qui se chiffre en millions de visites par mois, a doublé au second semestre de l’année 2020. De ce seul point de vue, le choix du complotisme est donc un pari gagnant à court terme. A plus long terme, c’est moins sûr…
Après avoir assuré que l’hydroxychloroquine et Didier Raoult étaient les cibles de « ceux qui entrevoient dans le coronavirus une formidable occasion de faire de l’argent », Michel Onfray a, une fois touché par le Covid-19, refusé de prendre ce traitement…
Il a décidé de ne pas prendre ce traitement, n’ayant « pas envie d’être un martyr de l’hydroxychloroquine », tout en précisant qu’il l’aurait tout de même fait s’il avait pu médicalement en prendre. Mais il est vrai qu’il a commencé à articuler les premières critiques à l’endroit du Pr Raoult. Ce n’est pas le premier de ses revirements. Michel Onfray est passé d’une gauche à la fois antilibérale et libertaire, se rapprochant successivement d’Olivier Besancenot puis de Jean-Luc Mélenchon, à un souverainisme de facture populiste. En 2019, il dit souscrire à l’essentiel du discours de François Asselineau pour s’en démarquer dans les jours qui suivent en stigmatisant le complotisme d’Asselineau. Il y a quelques mois, dans le numéro de sa revue, Front Populaire, consacré à « l’Etat profond », il se démarque de Marine Le Pen tout en accueillant dans ses colonnes la contribution conspirationniste d’une juriste proche de l’extrême droite antisémite, également membre fondatrice de l’association Bon Sens…
Quant à Didier Raoult, aujourd’hui poursuivi par l’Ordre des médecins, il explique qu’il est la cible d’un complot orchestré au plus haut niveau. Cela était presque écrit à l’avance. C’est la logique même du populisme médical dans lequel le professeur marseillais s’est enferré. L’hydroxychloroquine a été abandonnée depuis le mois de juin 2020 par la plupart des autorités sanitaires du monde, les études se sont multipliées pour confirmer que cette molécule ne présente pas d’intérêt dans le traitement contre la Covid-19. Mais ceux qui y croient continueront d’y croire. De la même manière que ceux qui nous expliquaient qu’il n’y aurait jamais de seconde vague – souvent les mêmes – continuent à essayer de minimiser la réalité de cette seconde vague.
On observe un phénomène analogue aux Etats-Unis actuellement où une fraction de la population reste convaincue qu’on lui a volé l’élection présidentielle et que la victoire de Joe Biden est une farce. En ce début d’année 2021, des complotistes pro-Trump continuent même de croire que c’est Trump et non Biden qui va être reconduit… Proust nous avait prévenu : « les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances. Ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir. »
Il a été beaucoup question, pour ces fêtes de fin d’année, de comment discuter avec des complotistes lors des réunions de famille. Face au discours conspirationniste, sert-il à quelque chose de débattre?
Cela dépend des cas de figure et du degré de bonne foi de la personne qui est en face de nous. D’expérience, je crois qu’il ne faut pas surestimer la capacité d’une bonne argumentation à faire brusquement changer d’avis qui que ce soit. Le débat n’est pas une fin en soi. Il y a des discussions qui sont aussi stériles qu’interminables.
Vous évoquez l’atmosphère de discorde que l’essor du complotisme a introduit dans beaucoup de familles. Toutes choses étant égales par ailleurs, la situation me semble un peu comparable à l’avènement de la Réforme protestante. La Réforme a été rendue possible par l’invention de l’imprimerie. De la même manière, la montée en puissance contemporaine de l’imaginaire complotiste est indissociable de la révolution numérique. C’est une certaine configuration « médiologique », pour reprendre une terminologie chère à Régis Debray, qui a donné sa chance historique au complotisme. Cette configuration repose sur le triptyque haut-débit/réseaux sociaux/smartphone. Ces innovations n’ont pas inventé le complotisme mais elles lui ont offert des occasions inédites de se développer. Ainsi, sans YouTube et ses algorithmes de recommandation, on n’aurait probablement pas des millions de personnes qui se seraient mises à croire, au cours de la dernière décennie, que la Terre est plate.
Ce bouleversement dans la manière dont nous accédons à la connaissance et à l’information conteste aux savants, aux experts et aux journalistes leur rôle social de médiateurs. En se passant de la médiation de l’Eglise pour accéder à Dieu, en promouvant la méditation personnelle du croyant sur les Ecritures, le protestantisme stimulait le libre examen. Le complotisme prospère au contraire sur un anti-intellectualisme qui flatte un relativisme délétère et appauvrit toute pensée critique
source :https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/rudy-reichstadt-on-a-clairement-franchi-un-palier-en-matiere-de-complotisme_2141926.html?utm_source=ocari&utm_medium=email&utm_campaign=20210104080002_01_nl_nl_lexpress_quotidienne_5ff2bbe68a4467b1267b23c6&xtor=EPR-181-[20210104080002_01_nl_nl_lexpress_quotidienne_5ff2bbe68a4467b1267b23c6_002OAS]-20210104-[_005JTBE]-[RB2D106H002DL6RJ]-20210104070100#EMID=3c49314d49463a57f7ac771642e31ed897f3c779a4a39794d19a80b07bf80358