En 1913, cet Autrichien fonde l’anthroposophie, un mouvement qui place l’individu au cœur de la nature et du cosmos. Ses champs d’étude sont immenses : éducation, agriculture, architecture, botanique, spiritualité. Certaines de ses idées restent d’actualité
C’est une école aux formes sinueuses, perchée sur une colline verdoyante. Une vingtaine d’enfants de 8 à 9 ans, disposés en cercle, scandent quelques paroles en grec ancien. Suivent divers chants et mouvements, entre danse, sport et méditation. Il est 8 h 30, la journée de ces écoliers particuliers peut commencer. Nous sommes à Verrières-le-Buisson, dans l’Essonne, au sein d’un établissement privé sous contrat avec l’Etat. La pédagogie s’inspire des théories de Rudolf Steiner (1861-1925). Difficile de définir ce penseur méconnu, qui fut philosophe, occultiste, pédagogue, politicien, dramaturge, architecte ou agronome. Et dont les écrits diffusent aujourd’hui dans l’éducation, la viticulture, la médecine, la religion, l’architecture, l’art, la finance, la botanique….
L’Autrichien suscite suspicion ou admiration chez ceux qui prennent le temps de l’étudier. Illuminé ou visionnaire ? « J’ai découvert Steiner quand je travaillais en Allemagne pour une filiale d’Alcatel, raconte un parent d’élève. Des aspects de sa pensée m’ont bluffé, d’autres sont incompréhensibles. » Cet hydrologue de 54 ans observe les désastres du réchauffement climatique. Il entend agir, et cela passe par l’éducation de son fils. « Ce cursus, de la maternelle au bac, va l’aider à devenir un être complet et autonome. ».
L’enfant participera à l’entretien du jardin de l’école. Suivra des cours de poterie, tricot ou sculpture. Effectuera des stages dans une forêt, une ferme et une structure médico-sociale. Déchiffrera les dessins à la craie de ses professeurs. Jusqu’à la classe de 4e, il ne sera jamais noté… Des célébrités comme Harrison Ford, Clint Eastwood, George Lucas ou Silvio Berlusconi assument fièrement d’avoir placé leurs enfants dans une école Steiner. Le parent d’élève de Verrières-le-Buisson tient, lui, à garder l’anonymat, par crainte du regard de ses collègues. « Dans un pays laïque et cartésien, où subsiste un fond d’antigermanisme, Steiner est très mal vu. » En Allemagne, près d’un enfant sur cent est scolarisé dans une école Steiner-Waldorf, sans vraiment provoquer de débat. Rien à voir avec la France, qui ne compte que vingt-deux établissements agréés. Depuis sa création en 2002, la Miviludes, organisme public qui coordonne la lutte contre les dérives sectaires, se penche souvent sur leur cas – hormis deux en cours, toutes les saisines ont été classées sans suite. Il n’empêche, le soupçon persiste, agité par une frange croissante de blogueurs, de journalistes ou de responsables politiques.
En 2017, Jean-Luc Mélenchon déclare, sur BFM-TV, que Françoise Nyssen, alors ministre de la culture, est « plus ou moins liée aux sectes ». Le chef de file de La France insoumise vise le Domaine du possible, l’école alternative qu’elle a créée en 2015 à Arles (Bouches-du-Rhône), où elle a hérité des éditions Actes Sud. L’établissement n’est pas labellisé Steiner, mais une partie du personnel des débuts se réclame de sa pédagogie. Et Actes Sud a publié, en 2009, la biographie de Rudolf Steiner, par l’Américain Gary Lachman. Contactée par Le Monde, l’ex-ministre refuse d’évoquer tout ce qui se rapporterait, de près ou de loin, au penseur autrichien. En France, l’aura sulfureuse de Rudolf Steiner s’attache surtout à sa pédagogie. Or ses préceptes sont bien plus larges : l’anthroposophie, ainsi qu’il désigne sa « science de l’occulte », embrasse l’ensemble des activités humaines, et même au-delà. C’est « un chemin de connaissance qui veut mener le spirituel qui est dans l’être humain vers le spirituel qui est dans l’Univers », résume-t-il avant sa mort.
Ambitions cosmiques.
Voilà toute l’ambiguïté de ce mouvement, assez marginal d’un point de vue comptable, mais portant des ambitions cosmiques. Pour mesurer l’écart, il faut se rendre à Dornach, dans les environs de Bâle, en Suisse. Un colosse de béton armé surplombe une petite colline, où paissent des vaches. Il s’agit du Goetheanum. Steiner, qui en a esquissé les plans, l’a baptisé ainsi en hommage à l’écrivain allemand Goethe, auteur, comme lui, d’une œuvre protéiforme. Il n’y a pas que le cadre bucolique qui rappelle l’école de Verrières-le-Buisson : l’architecture du bâtiment se distingue par son absence d’angles droits.
Depuis son inauguration, en 1928, le Goetheanum abrite le siège de la Société anthroposophique universelle, chargée de faire vivre les idées de Steiner à travers plusieurs sections – agriculture, éducation, médecine, etc. Cette association fonctionne sur le même modèle que la plupart des institutions steinériennes : pas de chef attitré, une direction collégiale, subdivisée en branches relativement autonomes. La société compte 43 000 membres, répartis sur les cinq continents – vieillissante, l’antenne française plafonne à 1 185 adhérents. « Nous ne sommes pas la “discrète multinationale de l’ésotérisme ” fantasmée par certains, affirme le trésorier de l’association, l’Allemand Justus Wittich, en référence à une enquête du Monde diplomatique de 2018. Notre budget a fondu, passant de 25 millions d’euros il y a quatorze ans à 16 millions d’euros aujourd’hui. » Les recettes sont constituées, à parts à peu près égales, des cotisations (une centaine d’euros par an), d’événements (congrès, visites, spectacles…) et de dons de particuliers ou d’entreprises. « Chaque année, les écoles nous financent à hauteur de 1 euro par élève », ajoute Justus Wittich. Trop onéreuse, la troupe de théâtre du Goetheanum, spécialisée dans les mises en scène de Faust, a été dissoute. La branche spirituelle du mouvement, la Communauté des chrétiens, vivote dans une trentaine de pays, souffrant de la concurrence des Eglises évangéliques, autrement plus en vogue. Quant à Eliant, le lobby chargé de défendre l’anthroposophie à Bruxelles, il n’est constitué que « de quatre ou cinq personnes », minimise Justus Wittich.
Toutes les vaches anthroposophiques ne sont pas maigres, cependant. La section agricole est florissante grâce à la biodynamie, une méthode de culture dont Steiner a posé les bases. Ici vantée pour son respect de l’environnement, là dénoncée comme pseudo-scientifique, elle a le vent en poupe : 1 800 domaines l’ont adoptée en Allemagne et 985 en France. Il s’agit surtout de propriétés vinicoles, dont certaines sont prestigieuses, comme la Romanée-Conti en Bourgogne.
Fondée en 1928, Demeter, la marque chargée de certifier les produits biodynamiques, pèse un milliard d’euros de chiffre d’affaires – 100 000 euros sont versés chaque année à la Société anthroposophique. Lancées par des anthroposophes français, les associations Terre de liens et La Sauge prospèrent, dans le foncier agricole pour la première et l’agriculture urbaine pour la seconde.
Une veine politique.
L’anthroposophie essaime aussi dans les soins aux personnes. Cofondée par Steiner en 1921, la multinationale Weleda, célèbre pour ses cosmétiques et granules homéopathiques, affiche un chiffre d’affaires de 424 millions d’euros en 2020 et dénombre 2 500 salariés. La Société anthroposophique en est l’actionnaire majoritaire – 10 % de son budget est abondé par Weleda. L’Allemagne compte également une demi-douzaine d’hôpitaux et de cliniques anthroposophiques ; il en existe aussi en Suède, en Suisse ou en Italie. A quoi s’ajoutent plusieurs maisons de retraite et centres pour handicapés.
Ces institutions sont souvent financées par des banques dites « éthiques », cofondées par des anthroposophes. Triodos, GLS ou la Nef, installées respectivement aux Pays-Bas, en Allemagne et en France, sont les plus importantes. Figurent parmi leurs clients la chaîne d’alimentation Biocoop ou le mouvement international et écologiste Extinction Rebellion.
C’est que l’anthroposophie a toujours cultivé une veine politique, tous azimuts. En Allemagne, le parti Les Verts (Die Grünen) doit sa création, dans les années 1970, à plusieurs disciples de Steiner : « Comme lui, nous ne sommes ni de gauche ni de droite, affirme l’un d’eux, Gerald Häfner. Nous sommes en avant. » L’antenne italienne de l’anthroposophie, elle, a longtemps été portée par d’ex-fascistes notoires, tel Massimo Scaligero. « Le mouvement peut se situer à gauche, comme en Scandinavie, ou à l’extrême droite, comme en Russie ou en Italie, analyse l’historien américain Peter Staudenmaier. Pour comprendre, il faut remonter à Steiner lui-même. ».
Ces mille ramifications dérivent en effet du même cerveau, à la pensée aussi globale que méandreuse. La vie de Rudolf Steiner débute en 1861, au cœur de l’Empire austro-hongrois, à Donji Kraljevec un bourg de l’actuelle Croatie. De parents germanophones, il est ballotté de village en village, au gré des affectations de son père, chef de gare. Dans cette enfance rurale, scandée par les messes et les travaux manuels, le train est synonyme de modernité – une notion qui ne cessera de le tarauder.
Rudolf est précoce. Il dévore les livres de Kant en cachette durant les cours. Ses résultats brillants le mènent à Vienne, où il s’inscrit dans une école d’ingénieur. Las, il passe l’essentiel de son temps dans un lieu que les Viennois surnomment le « Café mégalomanie », repaire d’artistes et d’intellectuels. Lui se rêve philosophe. Mais ses premiers écrits passent inaperçus. C’est que, à l’idéologie matérialiste de son temps, Steiner préfère l’idéalisme romantique de Goethe, Fichte ou Hegel. « De Goethe, il retient le côté touche-à-tout et le concept d’imagination active, explique le philosophe américain Gary Lachman, un de ses biographes. Selon la tradition française, qui court de Descartes à Sartre, la conscience imprime passivement les informations que lui fournissent les sens ; elle est comme séparée de la réalité. Pour Steiner, elle interagit avec le monde. ».
Le jeune homme vit alors d’expédients. Une prolétaire, Anna Heunicke, veuve et mère de quatre enfants, propose de l’héberger. Steiner finira par l’épouser, « par crainte du qu’en-dira-t-on », suggère Gary Lachman. De 1884 à 1890, il est précepteur d’Otto Specht, un enfant souffrant d’hydrocéphalie, qui deviendra médecin. Les Specht sont juifs, ce qui ne dissuade pas Steiner, au détour d’un article, de verser dans l’antisémitisme en vogue il prendra ensuite la défense d’Alfred Dreyfus.
En 1890, on lui propose de veiller sur les archives de Goethe à Weimar (Allemagne), dont il épluche le versant scientifique ; puis, à Naumburg et à Berlin, sur celles de Nietzsche et de Schopenhauer, quand bien même il n’en goûte guère le pessimisme. Cet homme jovial ne fait pas qu’étudier des morts ; il communique, prétend-il, avec eux. Ses dons contribuent à le rapprocher des cercles théosophes, au tournant du siècle. Fondée par la Russe Helena Blavatsky, à New York, en 1875, la Société théosophique prêche une drôle de tambouille spirituelle, qui emprunte à toutes les religions. Invité à discourir devant des théosophes berlinois, Steiner rencontre un succès immédiat. Et accessoirement Marie von Sivers, une Russe éprise de théâtre, qui deviendra en 1914, trois ans après la mort d’Anna, sa seconde épouse. Le triomphe est tel que Steiner est nommé, en 1902, directeur de la section germanophone de la Société théosophique.
Très vite, il s’éloigne des réseaux francs-maçons et sociaux-démocrates, avec lesquels il a frayé, pour brandir l’étendard théosophe à travers le continent européen. Ses conférences parlent de réincarnation, karma ou théorie des couleurs, peu importe : on vient moins écouter ses idées qu’admirer son charisme. Car Steiner est désormais une vedette, avec sa lavallière, sa craie qui serpente sur les tableaux noirs et autres effets de mise en scène, échafaudés par la fidèle Marie – le couple n’hésite pas à décorer les salles où il se produit, voire à y donner des représentations théâtrales, en marge des discours.
« M. Kafka, ne mangez pas d’œufs ».
A Prague, en 1911, Franz Kafka et Albert Einstein figurent parmi le public. Le premier doute alors de sa vocation d’écrivain. Dans son journal, il notera ce conseil prodigué par Steiner, abordé dans un hôtel : « Monsieur Kafka, ne mangez pas d’œufs. » Le physicien, lui, reste perplexe après sa leçon de géométrie : « Dites-moi, quel genre de chou cet homme a-t-il fumé l’autre jour ? », dira-t-il à un ami. Quant à Stefan Zweig, dans son autobiographie Le Monde d’hier (1942), il évoque en ces termes un show steinérien donné à Berlin en 1902 : « Il y avait un pouvoir hypnotique dans ses yeux sombres, et je l’écoutais mieux et de manière plus critique lorsque je ne le regardais pas, car son visage ascétique et décharné, marqué par la passion spirituelle, était susceptible d’avoir un effet convaincant, et pas uniquement sur les femmes. ».
Pour Gary Lachman, ça ne fait pas un pli : « Steiner était une sorte de rockstar. » L’Américain sait de quoi il parle : il a cofondé le mythique groupe Blondie, en 1975. « Il a toujours été entouré de femmes. Sauf qu’il ne buvait pas, et qu’il est probablement mort vierge. » Dans les années 1980, Lachman travaille pour une librairie New Age de Los Angeles, fréquentée par le gratin d’Hollywood. « L’œuvre de Steiner, près de 360 livres, remplissait un mur. Je m’y suis plongé, non sans peine. Son style était rebutant, certaines de ses idées l’étaient aussi. Mais j’y ai trouvé des intuitions géniales. » Steiner a écrit une quarantaine d’ouvrages de sa propre main, les autres étant des transcriptions de ses 6 000 conférences.
Au fil de ses discours, Steiner bâtit une mythologie peuplée de continents éteints, de lutins et d’étranges divinités. Un jour, il avance que le compositeur Richard Wagner est la réincarnation de Merlin l’Enchanteur. « Certains anthroposophes prennent ces visions à la lettre. Je les envisage comme une fantaisie à la Tolkien », modère Lachman. Au cœur de cet évangile, figurent deux êtres dangereux, sortes de cousins germains du yin et du yang : Lucifer, porteur de lumière, et Ahriman, porteur de ténèbres. L’un symbolise l’esprit, l’autre la matière. A charge pour Jésus-Christ, figure suprême de la cosmologie steinérienne, de veiller à ce que l’un ne prenne pas le dessus. Ces accents chrétiens précipitent la rupture avec les théosophes, qui refusent toute hiérarchie entre les religions sans doute ont-ils pris ombrage, aussi, de sa popularité.
En 1913, Steiner fonde son propre mouvement, l’anthroposophie ; tant pis si le terme (« sagesse humaine », en grec ancien) est emprunté à d’autres. Reste à lui trouver son Vatican. Wagner, qu’il admire, a ancré son art total sur la colline de Bayreuth, en Bavière ? Steiner établit sa « science de l’esprit » dans la ville suisse des laboratoires Ciba, Sandoz ou Roche : à Bâle. Sur le vaste terrain que lui cède un ami dentiste, en périphérie, les anthroposophes érigent le Goetheanum en 1913.
Une préparation à base de gui.
La construction commence à peine avant qu’éclate la Grande Guerre, exacerbant les contradictions de l’Autrichien. Suivant sa fibre patriotique, il conseille le chef d’état-major allemand Helmuth von Moltke, dont il connaît l’épouse, théosophe : rendu responsable de la défaite de la Marne, le général est limogé à l’automne 1914. Plus le conflit s’enlise, plus Steiner se range à des positions pacifistes. Protégé par la neutralité suisse, le chantier du Goetheanum devient un havre utopique. Russes, Italiens, Français ou Allemands édifient main dans la main ses rotondités, avec le même bois dont on fait les violons, tandis que, ailleurs, leurs pays s’entredéchirent.
« Avec la guerre, Steiner bascule dans un actionnisme fiévreux, comme s’il savait que le temps était compté, analyse le Suisse David Marc Hoffmann, responsable des archives du penseur, au Goetheanum. Son dessin devient moins rond, plus expressionniste. Et ses impulsions font feu de tout bois. » C’est l’un des tics de langage des anthroposophes : lorsqu’ils se réfèrent à Steiner, la plupart louent ses « impulsions ». L’Autrichien, qui a emprunté le terme à Fichte, en aime la dimension pratique.
Après le désastre de la première guerre, il exhorte ses disciples à l’action. Le voici qui accepte, en 1919, de superviser la formation des enfants du personnel de l’usine Waldorf, qui fabrique des cigarettes à Stuttgart : la première école Steiner est née. Le voilà qui, la même année, imagine une organisation sociétale fondée sur la devise de l’ennemi français : Liberté, Egalité, Fraternité.
La liberté doit s’appliquer à la culture et à la spiritualité, l’égalité au droit, la fraternité à l’économie. Autant de champs à investir concrètement. En 1921, Steiner cofonde Weleda, avec son médecin personnel, la Néerlandaise Ita Wegman. L’année suivante, il réunit quarante-cinq prêtres, étudiants et théologiens au pied du Goetheanum : la Communauté des chrétiens voit le jour. Quelques semaines plus tard, dans la nuit du 31 décembre 1922, le Goetheanum prend feu. « De fortes suspicions planent sur un curé du coin, confie l’archiviste David Marc Hoffmann. Steiner avait beaucoup d’ennemis : marxistes, catholiques, protestants, théosophes, nationalistes… » L’incendie pourrait tout simplement venir d’un court-circuit. Steiner voyait d’un mauvais œil l’électricité, qu’il assimilait à une « lumière mourante », régie par le démon Ahriman. Il portait le même regard sur le cinéma plusieurs grands noms du septième art s’enticheront pourtant d’anthroposophie, de Marilyn Monroe à Andreï Tarkovski.
Le Goetheanum est anéanti, mais Steiner ne se laisse pas abattre. Il le fait reconstruire dans un matériau dernier cri, le béton armé. Les plans sont plus heurtés, les lignes moins douces que la première mouture. Est-ce lié à la maladie qui le ronge ? L’Autrichien la combat avec une préparation à base de gui, issue d’une vision aujourd’hui encore, des médecins anthroposophes la prescrivent contre le cancer, pour une efficacité largement contestée. Las, Steiner meurt le 30 mars 1925, à Dornach, à 64 ans. Probablement d’un cancer.
Ses derniers textes portent, entre autres, sur la ferme idéale, où doivent cohabiter les règnes végétal, animal et minéral. Des écrits à la fois traditionalistes et précurseurs, à l’image de son legs artistique. Le goût de Steiner pour les couleurs pastel et le théâtre à messages – on lui doit quatre « drames-mystères » – semble affreusement daté. Mais ses idées irriguent des générations d’artistes novateurs : hier Vassily Kandinsky, Piet Mondrian ou Joseph Beuys ; aujourd’hui Giuseppe Penone ou Anish Kapoor. « L’anthroposophie est une sorte d’avant-garde conservatrice, qui se pose en miroir de la modernité », estime Stéphane François. Selon cet historien des idées, Steiner est le produit des transformations brutales de la sphère germanophone au XIXe siècle, passée d’un système quasi féodal à un autre, bureaucratique et industriel. « C’est une éponge, un compilateur, continue-t-il. Ses idées résonnent avec son temps : l’esthétique Belle Epoque, la vogue pour l’ésotérisme et l’éducation alternative, le retour à la nature, que prône également le mouvement völkisch … ».
Dès que la modernité entre en crise, l’anthroposophie revient sur le devant de la scène. C’est le cas au tournant des années 1970, dans le sillage de la contestation hippie. Ça l’est plus encore depuis une décennie, au confluent de bouleversements climatiques, sanitaires et technologiques. Chaque regain d’intérêt s’accompagne de critiques virulentes, variables selon les pays. En Allemagne, les points de rencontre entre certains disciples et l’idéologie nazie soulèvent la controverse. En France, les clivages se concentrent autour de deux symboles : le vin et l’école. « L’éducation républicaine forme des esprits cartésiens, séparés du corps et de la nature : voyez ces enfants qui ploient sous leur cartable…, juge la philosophe canadienne Nancy Huston. J’ai passé deux années formidables dans une école Steiner, aux Etats-Unis, à la fin des années 1960 : je m’y sentais comprise dans mon individualité. Ces lieux respirent la joie, d’apprendre et d’enseigner. Bien loin du système français, hélas. ».
Avec la pandémie de Covid-19, les polémiques ont pris un tour planétaire. Plusieurs médecins anthroposophes ont flirté avec la théorie du complot. Ainsi de l’Américain Thomas Cowan, qui a tissé un parallèle entre antennes 5G et foyers épidémiques. Ainsi de la Brésilienne Nise Yamaguchi, conseillère santé du président Jair Bolsonaro. « Steiner lui-même expliquait la déroute militaire de l’Allemagne, durant la Grande Guerre, par l’action de “loges” secrètes, relève l’historien Peter Staudenmaier. Il se méfiait, aussi, de la vaccination. Faut-il s’étonner que ses écoles attirent tant de parents “antivax”, jusqu’à favoriser parfois des épidémies de rougeole ? ».
« Un nid à “conspis” ».
Au Goetheanum, Florian Oswald, responsable de la section pédagogique, répond que « la vaccination est du ressort des parents ». Le journaliste Jean-Baptiste Malet, auteur de l’enquête du Monde diplomatique sur l’anthroposophie, n’en démord pas : « Ce mouvement est un nid à “conspis” ! Allez voir du côté de Daniele Ganser et de ses théories très douteuses sur le 11-Septembre… » Joint par courriel, le politologue suisse affirme que sa scolarité dans une école Steiner-Waldorf l’a aidé « à penser en dehors des sentiers battus ». De livre en livre, M. Ganser pourfend les « crimes » de l’OTAN. Or cette organisation est pilotée depuis 2014 par le Norvégien Jens Stoltenberg, lui aussi ancien élève d’une école Steiner….
Sacré Rudolf, cité de toutes parts, comme dépassé par sa postérité. « Il n’était pas antimoderne, il alertait sur les dangers potentiels de la modernité, veut croire Louis Defèche, porte-parole francophone de la Société anthroposophique universelle, au volant d’une Tesla. Regardez, malgré ses préventions pour l’électricité, il a dessiné cet énorme transformateur ! » Sur un mur du Goetheanum, on peut lire un dicton paysan : « Laissons dire et faisons bien. » Louis Defèche y voit un appel à occuper le terrain où l’anthroposophie est la plus décriée aujourd’hui : le Web. Steiner n’invitait-il pas à « entrer dans la peau du dragon » pour mieux le mater ? Au cœur de la bête numérique, en Californie, l’assaut a commencé : à la Waldorf School of the Peninsula, école Steiner de la Silicon Valley, la majorité des parents d’élèves travaille dans les nouvelles technologies. Sitôt à l’école, leurs enfants, eux, sont privés d’écrans.
source : Le monde 13 7 2021 par Aureliano Tonet