Malmenée à droite comme à gauche, la raison est pourtant, comme le démontre Steven Pinker dans « Rationalité », le principal moteur des progrès effectués par notre espèce
« La rationalité, ce n’est pas cool. » La formule du psychologue cognitiviste Steven Pinker, que l’on retrouve au début de son nouvel essai Rationalité (Les Arènes), peut prêter à sourire. Mais elle saisit bien une époque qui, aux statistiques et à la recherche de la vérité, préfère la subjectivité, le témoignage particulier, l’indignation ou le sensationnel. A droite, la tentation trumpienne des « faits alternatifs » semble forte. Symbole de l’actuelle « pandémie de balivernes », Donald Trump a pu énoncer pas moins de 30 000 mensonges durant son mandat, tout en restant adoubé par environ 40% des Américains. En France, Philippe de Villiers n’a pas hésité à transformer une extravagante théorie du complot, le Great Reset, en succès de librairie. Michel Onfray s’est égaré dans une quatrième dimension en expliquant le réchauffement climatique par la mécanique quantique ou les multivers…
Mais les attaques proviennent aussi de la gauche. Nourrie de postmodernisme et de relativisme, l’idéologie woke désigne la science et l’objectivité comme de simples constructions sociales au service des groupes « dominants ». Des concepts pourtant bien établis en biologie, comme la différence entre les sexes ou l’héritabilité, deviennent de plus en plus tabous. Aux yeux des écologistes, la rationalité ne serait que le cheval de Troie de l’industrie et des lobbys économiques. A Marie Curie ou Emilie du Châtelet, les néo-féministes ont préféré les sorcières. A tel point que l’éco-féministe Sandrine Rousseau a osé déclarer que « le monde crève de trop de rationalité, de décisions prises par des ingénieurs ».
Progrès matériels et moraux
Et pourtant, comme le démontre Steven Pinker dans Rationalité, c’est bien la raison qui, depuis les Lumières, a été le moteur de progrès matériels sans précédent dans l’épopée humaine. A partir du XIXe siècle, grâce à la théorie microbienne qui a supplanté celle des miasmes, aux antibiotiques, à la chloration ou à la vaccination, l’espérance de vie dans le monde est passée de son seuil historique d’une trentaine d’années à 72 ans dans le monde, et 83 ans dans les pays les plus favorisés. L’humanité a également connu un grand enrichissement. Tandis que 90% de l’humanité a vécu dans ce que nous appelons aujourd’hui l’extrême-pauvreté, cette dernière a été réduite à moins de 9%, un chiffre certes encore bien trop élevé. La violence et les conflits ont eux aussi chuté. Alors qu’en 1950, il y avait encore près de 22 morts par bataille pour 100 000 personnes en 1950, on n’en était plus qu’à 0,7 en 2019. Pour cela, assure Pinker, il faut plus remercier les institutions internationales, la démocratie (qui réduit les risques de guerre) ou le commerce (les pays sont moins tentés de tuer leurs clients et débiteurs) que des groupes folk comme Peter, Paul et Mary ayant chanté la paix dans les années 1960.
Mais la rationalité a également permis des avancées morales considérables et rendue intolérable la persécution religieuse, l’esclavage, la torture ou l’oppression des femmes. « Selon une opinion répandue, le progrès moral passe par la lutte : les puissants ne cèdent jamais leurs privilèges, qui doivent leur être arrachés par la force d’un peuple agissant en solidarité. Ce qui m’a le plus surpris dans mon travail de compréhension du progrès moral, c’est le nombre de fois où, dans l’histoire, le premier domino aura été un argument raisonné. Un philosophe écrit un texte exposant des arguments expliquant pourquoi telle pratique est indéfendable, ou irrationnelle, ou incompatible avec les valeurs que chacun prétendre défendre » explique Pinker dans son livre.
Après avoir en grande partie surmonté le péril malthusien des famines, notre espèce se retrouve aujourd’hui, avec le réchauffement climatique, face au plus grand défi de son histoire. Mais, selon ce professeur de Harvard, il vaut mieux l’aborder comme un problème à résoudre que comme une « guerre sainte ». .
Face au retour en force des complotismes, des obscurantismes et de la pensée magique, le sociologue Gérald Bronner, qu’on pourrait qualifier de Pinker français, aime à dire que « la défense de la rationalité est la plus grande aventure intellectuelle de notre temps ». A L’Express, nous en sommes plus que jamais convaincus.