La part de chacun
L’histoire du colibri est empruntée à Pierre Rabhi pour qui elle est devenue un motif si récurrent qu’il n’est guère possible de l’utiliser sans lui faire référence. En fait sous l’apparence d’un éloge de l’action collective, l’histoire des colibris est plus ambigüe que ne la présente le ministre puisque, dans le conte narré par Rabhi, ce qui est mis en valeur n’est pas le pouvoir de l’action collective à transformer le monde mais le fait que « chacun prenne sa part ». Un tatou se moque d’un colibri qui tente d’éteindre un incendie de forêt avec une goutte d’eau contenue dans son bec : « Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! ». Le colibri répond : « Je le sais, mais je fais ma part. ». La valeur essentielle n’est donc pas tant l’action collective que l’engagement personnel et cela au mépris de ses effets réels.
La formule ministérielle, plusieurs fois répétée, n’est donc pas qu’une volonté de communication séductrice qui aurait cédé au plaisir du discours, elle se réfère à une vision de l’action qui renonce à l’émancipation collective pour lui préférer l’initiative personnelle, le dynamisme de l’innovation, l’épanouissement de l’individu sans jamais véritablement s’interroger sur les effets sociaux des actions engagées.
Il s’agit bien de transformer les représentations qui privilégiaient jusque-là la responsabilité de l’État dans la mise en œuvre d’une politique publique d’éducation et dans l’attribution, par redistribution de l’impôt, des moyens nécessaires pour y parvenir. Obnubilés par ses défauts et ses dérives parfois excessives – ceux du mammouth ! –, avons-nous fini par oublier les vertus de cette action publique ? Cèderions-nous à l’illusion que la multiplication des initiatives personnelles puisse être capable de porter l’égalité et la justice sociale ? Il ne suffit pas de proclamer le dépassement des clivages, comme le fait Pierre Rabhi, pour produire de la justice sociale. Il n’est besoin d’être un spécialiste de la sociologie pour constater que l’appartenance sociale des colibris ne se distribue pas sur l’ensemble de la population et concerne peu en définitive les milieux les plus populaires !
Dans cette école de l’initiative personnelle, les acteurs se congratuleront mutuellement sans jamais s’interroger véritablement sur les effets sociaux de leurs actions. Ils brandiront les valeurs de l’épanouissement, de l’autonomie. L’institution les remerciera sur les réseaux sociaux en louant leur engagement. Et leurs discours mépriseront ceux qui perdurent à choisir l’action politique et syndicale. Ils parleront d’égalité et de justice sociale mais ne se préoccuperont guère de l’effectivité de cette égalité : l’« l’insurrection des consciences » n’engage pas l’émancipation sociale et culturelle. Comme la goutte du colibri dont on ne se préoccupe guère qu’elle vienne à bout de l’incendie pourvu qu’elle témoigne de la part de chacun.
Tantôt mammouth, tantôt colibri
Tout cela se joue dans le récurrent paradoxe de la politique néolibérale. D’un côté, on développe la mise en marché de l’école pour que se substituent aux financements publics ceux des initiatives privées. Et cela bien sûr nécessite un discours célébrant l’initiative personnelle, l’innovation, le changement de paradigme ! Du 110bis[1]à Canopé ou à Educapital[2], tout converge vers cette valorisation des initiatives. Peu importe leur effet réel sur les apprentissages ou la vie scolaire, tant qu’ils offrent l’image de l’innovation, du dynamisme et de la modernité.
Mais à ceux qui pourraient imaginer que le peuple des colibris signerait la fin de la lourdeur du mammouth … il faut rappeler que ce ministre même qui célèbre aujourd’hui l’action personnelle de chaque acteur, s’est avéré jusqu’à ce jour un des plus autoritaires qui soit. Et cela tantôt en contraignant des usages pédagogiques, tantôt en considérant que ses idées personnelles (les chorales par exemple !) devaient être généralisées dans toutes les écoles. Car le paradoxe est que tout en célébrant les initiatives des acteurs, la politique libérale continue à entretenir le mythe d’hommes providentiels qui, à la différence de leurs prédécesseurs, disposent de la vision réformatrice qui permettra enfin de résoudre les problèmes du système. Un tel ministre est donc légitime à imposer sa vision jusque dans les méthodes d’apprentissage. Tantôt mammouth, tantôt colibri …
source :
- 29 août 2019
- Par Paul DEVIN
- Blog : Le blog de Paul DEVIN
[1]Espace de valorisation et de mutualisation des initiatives innovantes installés dans les locaux même du Ministère
[2]Fonds d’investissement destiné à aider la création d’edtechs, c’est-à-dire de startups dédiées à l’éducation.