Les Japonais ont été traumatisés par cet acte terroriste qui a mis à nu leur vulnérabilité. L’attaque, qui a eu lieu en 1995, a fait 12 morts et plus de 5000 blessés.
Murakami s’est penché avec un soin maniaque sur cette attaque, comme un entomologiste sur un nouvel insecte. Il a écumé les journaux pour trouver les noms des victimes, puis il a dressé une liste de 700 personnes qui se trouvaient dans le métro le 20 mars 1995 au moment de l’attaque. Avec l’aide de deux recherchistes, il a essayé de les retrouver. Un travail de moine. Il n’avait qu’un nom, rien de plus.
« Comment retrouver un Ichiro Nakamura, l’équivalent japonais d’un Jean Dupont ? », écrit Murakami.
Dans une ville échevelée comme Tokyo, où les adresses sont approximatives, cette quête était gigantesque.
Il a réussi à retrouver 140 victimes. De ce nombre, 60 ont accepté de témoigner. Murakami les a rencontrées, une à une.
Il ne s’est pas contenté de parler aux victimes, il a aussi retrouvé d’anciens adeptes de la secte Aum, responsable de l’attentat. Leur témoignage est troublant. ***
Murakami n’est pas un journaliste, mais un romancier. Il ne s’est pas contenté de retranscrire les témoignages des victimes, il leur a donné vie.
Chaque chapitre commence de la même façon. Il présente la victime en quelques paragraphes : nom, âge, profession, résumé de sa vie jusqu’au matin du 20 mars 1995, où elle s’est retrouvée dans le métro en train de suffoquer après avoir respiré du gaz sarin. Le reste du chapitre est écrit au je. C’est la victime qui parle.
Murakami soigne les détails. « Nous sommes le lundi 20 mars 1995, écrit-il, un matin d’une superbe journée de printemps. L’air cristallin est encore agité par une petite brise, et les gens serrent le col de leur manteau autour de leur cou. »
À travers les témoignages, on attrape des bribes de la société japonaise : ne pas perdre la face, arriver tôt au bureau pour bien paraître, sans oublier la certitude qu’il ne peut rien arriver de grave, car le Japon est un pays « tellement sécuritaire ».
Murakami décrit le chaos provoqué par l’attaque, l’improvisation de la police et des pompiers, les hôpitaux débordés par les blessés qui rentrent à pleines portes. L’omnipuissance du Japon, pays réglé au quart de tour, en prend pour son rhume.
Ce qui frappe aussi, c’est la force du destin. « Tout a commencé parce que le bus avait deux minutes d’avance, raconte une victime. Jusque-là, j’avais toujours fait le trajet à la seconde près. »
C’est à cause de ces deux minutes fatales que Kenji Ohashi, marié et père de trois enfants, s’est retrouvé dans le métro lorsque le gaz sarin s’est répandu. Dix mois après l’attentat, il souffrait toujours de séquelles graves : léthargie et maux de tête « d’une extrême violence ».
Murakami consacre les 200 dernières pages d’Underground – sur 580 – à d’anciens adeptes de la secte Aum.
Dans son épilogue, il essaie de comprendre. « La plupart des adeptes, dit-il, ne regrettent pas les années passées dans la secte. […] Même si, à la fin, Aum est devenu monstrueux, les souvenirs radieux, chaleureux, les moments de paix qu’ils [les adeptes] y ont trouvés à l’origine demeurent en eux. »
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Les témoignages sont répétitifs, mais la force d’Underground réside justement dans cette répétition.
Trop long ? Oui, mais Murakami écrit long. Ceux qui ont lu les 1500 pages de sa célèbre trilogie 1Q84 en savent quelque chose. Murakami est incapable d’écrire court. Il l’a avoué lors d’une rare apparition publique à Kyoto en avril pour souligner la sortie de son dernier livre : L’incolore Tasaki Tsukuru et l’année de son pèlerinage. Il n’y a pas que ses livres qui soient longs.
L’incolore Tasaki est son premier roman depuis la parution, en 2010, du dernier volet de sa trilogie 1Q84. J’étais à Kyoto à ce moment-là. Les tablettes de la librairie étaient tapissées par le dernier 1Q84. Il n’y en avait que pour Murakami. J’avais innocemment demandé au libraire qui était cet auteur dont je n’avais jamais entendu parler. Il m’avait regardée avec des yeux horrifiés. Comment pouvais-je ne pas connaître Murakami, le Japonais le plus lu au monde ? La trilogie 1Q84 a été traduite en 40 langues et vendue à des millions d’exemplaires. Lors de sa rarissime apparition en avril, la première en 18 ans, Murakami a candidement avoué, à propos de son Incolore Tasaki : « J’avais l’intention d’écrire une histoire courte, mais elle est naturellement devenue longue au fur et à mesure que j’écrivais. »
Long, mais savoureux. Quand on termine un livre de Murakami, il nous trotte longtemps dans la tête.
source :
Michèle Ouimet
La Presse
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