Les théories du complot actuelles comme le « Pizzagate » ou « QAnon » trouvent leur origine au Moyen Âge en Europe.
L’article original a été publié sur VICE États-Unis.
Cet été, les Américains ont eu droit à un cours de rattrapage à propos de l’affaire « QAnon », une théorie conspirationniste pro-Trump (à moins que ce ne soit un canular anti-Trump) qui circule en ligne depuis à peu près un an. La théorie QAnon est difficile à résumer, en partie parce que ses affirmations sont extrêmement diverses.
Dans une interview récente, le chercheur spécialiste des théories conspirationnistes Joseph Uscinski, fait remarquer que ceux qui y adhèrent s’inspirent de nombreuses autres conspirations ou croyances. Mais la plupart des versions s’accordent sur une trame de base : une personne évoluant dans les plus hautes sphères du pouvoir américain, dénommée « Q », a divulgué des bribes d’informations révélant que Donald Trump travaillerait secrètement main dans la main avec le procureur spécial Robert Mueller pour faire éclater au grand jour l’implication de Barack Obama, Hillary Clinton, et d’autres démocrates haut placés, dans des réseaux de pédophilie satanique.
Peu de gens croient à cette histoire de QAnon, affirme Joseph Uscinski. Mais bien que cette théorie ne soit plus exactement d’actualité depuis quelques mois, les groupes QAnon sévissent toujours en ligne et ses partisans se sont même manifesté lors de meetings pro-Trump.
Bien entendu, nombreux sont ceux qui ont fait le lien entre QAnon et le « Pizzagate », une théorie complotiste qui s’est répandue en 2016. Selon ses adeptes, les démocrates auraient organisé des séances ritualistes de pédophilie dans la cave du Comet Ping Pong, une pizzeria à Washington… pourtant dépourvue de cave.
Cette croyance s’est propagée fin 2016, donnant lieu à une fusillade en décembre de la même année dans le restaurant en question. L’auteur était un justicier libérateur d’esclaves sexuels autoproclamé. Même après que d’anciens partisans du Pizzagate comme Alex Jones se sont rétractés, la théorie a toujours ses fidèles. Certains observateurs émettent l’hypothèse que ces complots résultent d’une tendance plus générale de l’ultra droite américaine à crier à la pédophilie à tout bout de champ à l’encontre de personnalités du camp adverse, en usant souvent de preuves plus que bancales.
« Le Pizzagate, QAnon et leurs équivalents contemporains ne sont pas aussi imprégnés de satanisme que les événements des années 80 » – Margaret Peacock, experte en propagande et conspirations
Attention, la pédocriminalité est une menace bien réelle. Les services de la police judiciaire démantèlent des réseaux pédophiles bien plus souvent qu’on ne le croit, et certaines affaires mettent en cause des personnalités très en vue. Qui plus est, pour beaucoup d’entre nous, la pédophilie est le crime le plus abject qui soit. On se dit qu’une personne qui agresse sexuellement un enfant est capable de tout.
Mais la crainte des pédophiles peut aussi être instrumentalisée pour galvaniser les foules sans s’embarrasser de preuves, de peur que ces horreurs supposées restent impunies. Ce chef d’accusation est un outil idéal pour mobiliser des petites poches bruyantes d’opposition contre un ennemi désigné. Cela permet de rallier à des campagnes de harcèlement public certaines personnes qui craignent sincèrement le trafic d’enfants. Cela donne aussi à ceux qui nourrissent d’autres griefs envers l’accusé la permission de répandre encore plus de haine à son sujet. Quoi qu’il en soit, les allégations de pédophilie sont prises très au sérieux par les garants de l’ordre public. En 2014, par exemple, la police britannique a dépêché une enquête qui a coûté des millions de livres portant sur plusieurs individus, dont certains hommes politiques, sur la seule base des accusations d’un homme, qui se sont révélées complètement fausses.
Le Pizzagate, QAnon, comme d’autres conspirations du même genre qui traînent sur le web, ne s’inscrivent pas seulement dans la longue série des accusations de pédophilie. Comme il a déjà été noté, les détails de ces récits – rituels sataniques sur victimes mineures par des cabales dépravées, symboles cryptiques témoignant d’intentions monstrueuses ou de liens avec les forces occultes, tunnels secrets sous des commerces ordinaires où règne l’infamie – les relient en fait à la famille, discrète, mais bien réelle, des conspirations sataniques ou occultes.
Si on y regarde de plus près, ces théories récentes ressemblent beaucoup à la« panique satanique » des années 1980 aux États-Unis. Le Pizzagate, QAnon et leurs équivalents contemporains ne sont « pas aussi imprégnés de satanisme que les événements des années 80 », tempère Margaret Peacock, experte en propagande et conspirations ayant trait aux enfants. Mais il existe « des ressemblances en termes de discours et de faits ».
Selon Rickard Sjöberg, un neuropsychologue qui a étudié la longue l’histoire des allégations de sévices sexuels à caractère satanique sur enfants et l’appartenance à des réseaux pédocriminels, ces accusations pourraient remonter au 14e siècle, lorsque circulaient des rumeurs d’abus rituels sur des enfants commis par les Templiers.
Mais le tout premier maillon de cette longue chaîne conspirationniste remonte à 1428 dans le canton du Valais en Suisse. Les villageois commencent à répandre le bruit que certains habitants auraient scellé un pacte avec le diable leur interdisant de se rendre à la messe. Des racontars et de nombreuses confessions forcées propagent la croyance selon laquelle ces réseaux occultes se réunissent dans des caves pour écouter des messes noires. Ses adeptes volent sur des chaises ensorcelées, jettent des sorts sur leurs voisins et violent, assassinent et mangent même des enfants.
Ces affabulations ont de lourdes conséquences, notamment parce qu’elles ont conduit à l’assassinat de centaines de personnes accusées de « sorcellerie » pendant des décennies, beaucoup d’autres ayant été emprisonnées et torturées.
Les mêmes procédés à l’origine des croisades morales d’hier alimentent celles d’aujourd’hui. Mary de Young est psychologue et spécialiste de ces « paniques morales ». Elle explique qu’à l’origine, il y a souvent une anxiété diffuse à propos de certaines transformations sociales, surtout la perte potentielle de pouvoir d’un groupe en position de domination. Ces inquiétudes sont alors projetées sur des boucs émissaires qui incarnent ces tensions. « Souvent, mais pas toujours, les boucs émissaires sont des personnes déjà marginalisées, explique la psychologue, donc la rhétorique vindicative qui détaille les menaces qu’elles poseraient à la société n’est pas difficile à accepter. » Des « experts en morale » autoproclamés se saisissent de ces allégations et les diffusent en masse. Puis, la population se révolte contre les boucs émissaires désignés. « On a une rumeur qui s’intensifie en même temps qu’elle se propage jusqu’à créer une masse critique qui tire sa légitimation de sa répétition », explique Margaret Peacock.
Les premières vagues de « paniques occultes », note Rickard Sjöberg, coïncident avec des changements sociaux liés à la transition hors du monde et des structures sociales médiévales – ces périodes de lynchage populaire sont, dit-il, « comme le côté obscur de la Renaissance, de la Réforme et de la révolution de la pensée scientifique. » Informés par la littérature en démonologie de l’époque, ces mouvements s’appuient sur l’idéologie chrétienne pour accuser (souvent, mais pas exclusivement) des femmes de sorcellerie qui auraient « manifesté leur dévotion aux forces occultes en mangeant par le cou, en dansant dos à dos » et autres affabulations.
L’enlèvement et l’abus d’enfants n’auraient été pour elles que le moyen décadent de perturber l’ordre social à leur avantage. En Europe, ces nombreux épisodes de panique et de vindictes populaires ont mené à l’emprisonnement, à la torture, à des confessions forcées et à l’exécution de centaines de milliers de personnes.
D’autres événements de cet acabit ont jailli çà et là à travers l’Europe jusqu’à la fin du 19e siècle. Selon Robert Blaskiewicz, passionné par l’étude des théories du complot, chaque région et chaque époque ajuste subtilement le tir pour créer de nouvelles cibles incarnant les tensions du moment. Les juifs, par exemple, ont été des souffre-douleur de choix, accusés notamment de se livrer à du trafic d’enfants dans le but de récolter leur sang pendant des rituels. Et ce, des temps médiévaux jusqu’au début du 20e siècle. Seuls les détails se sont transformés à mesure que les gens s’apercevaient que certaines choses n’étaient simplement pas possibles. « La croyance selon laquelle les sorcières pouvaient voler sur le bétail, sur des personnes endormies ou parfois sur des balais, explique Rickard Sjöberg, est devenue nulle et non avenue depuis que la culture scientifique moderne s’est imposée en Occident. »
La « panique satanique » des années 1980 aux États-Unis s’inscrit parfaitement dans cette trame narrative. C’est l’époque où le modèle familial américain subit de profondes transformations. On passe de ménages où seul un parent rapporte un salaire au foyer à une unité où les deux parents évoluent dans le monde professionnel. Les enfants passent donc plus de temps sous la garde d’autres adultes. Ces changements sociaux entraînent une suspicion généralisée, notamment à l’égard des professionnels de la petite enfance. L’homophobie grandissante et la visibilité de plus en plus importante des personnes homosexuelles influent également. Des remarques inoffensives, mais perçues comme étranges de la part des enfants ou des déclarations bizarres soutirées à des victimes présumées sur la base de faux souvenirs « retrouvés » en thérapie sont aussi passées au crible du prisme culturel qui avait inspiré d’autres vagues de paniques occultes dans l’histoire. Ignorants du passé européen en la matière, la plupart des Américains s’engouffrent avec un degré de naïveté confondante dans la brèche ouverte par des allégations de plus en plus extravagantes, explique Rickard Sjöberg.
« Le Pizzagate, QAnon et autres théories du complot en cours ou à venir, n’auront jamais autant de prise que leurs ancêtres »
Des rumeurs se mettent à circuler, d’abord dans les cercles privés puis dans la presse. Elles convergent dans un unique récit selon lequel des professionnels de la petite enfance font participer des enfants à des rituels à base, entre autres atrocités, de mutilations physiques et de massacres d’animaux. Même s’ils restent circonscrits à cette époque particulière, ces récits de sévices sataniques sur des enfants et de sacrifices dans des tunnels tapissés de symboles occultes prennent racine dans des évènements plus anciens. « Il est remarquable que ce mythe ait survécu plus de 550 ans avec ce degré de détail », s’émerveille Rickard Sjöberg. La panique satanique se résorbe au début des années 1990 après qu’une enquête minutieuse a démenti ses terribles allégations, et que des journalistes sourcilleux ont invalidé ses origines douteuses.
Cependant, même si les sociétés auparavant vierges de ces croisades morales y sont plus sensibles, explique Rickard Sjöberg, cela ne veut pas dire qu’une expérience en la matière protège contre leur réapparition sous d’autres formes.
En vérité, on ne sait pas vraiment comment ces conspirations se répandent ou comment elles se renouvellent au sein d’une culture donnée. Une explication possible pourrait être qu’il y a toujours eu des individus paranoïaques prédisposés à creuser toutes sortes de pistes farfelues. Il est probable aussi qu’un fois une théorie du complot retombée, une faible croyance persiste dans des poches particulièrement conspirationnistes de la société. Par exemple, on sait que jusqu’à sa mort en 2016, un théoricien conspirationniste contemporain essayait encore d’étayer la piste, depuis longtemps invalidée, de sévices commis sur des enfants dans un complexe militaire américain dans les années 1980. Il n’est donc pas impossible que ces thèmes ou ces motifs réapparaissent au sein de nouveaux groupes complotistes qui se contenteront d’adapter les détails à leurs besoins du moment.
Margaret Peacock explique qu’on ignore si la propagation de telles idées est intentionnelle, ses tenants étant avides d’arguments pouvant faire vaciller leurs ennemis, ou si elle se fait de façon naturelle. Quoi qu’il en soit, il est logique que des partisans de la théorie du complot se raccrochent à l’épouvantail des abus sataniques sur les enfants, même aujourd’hui. Comme toute théorie complotiste qui fonctionne, celle-ci présente un noyau plausible (ici, les réseaux pédocriminels existent vraiment) et des détails faciles à puiser dans des preuves ambiguës, mais difficiles à réfuter. Robert Blaskiewicz affirme qu’il s’agit aussi d’une attaque en règle « de l’identité, du système moral et de la cosmogonie de la chrétienté que certains assimilent à l’Occident. » Cet argument est moins convaincant en Europe, tempère Margaret Peacock, car ce continent est généralement plus laïque. C’est peut-être pourquoi on voit moins de cas de paniques sur le thème du pédosatanisme en Europe. Mais « on se voile la face si on persiste à croire qu’on est indemne de telles préoccupations » ici, aux États-Unis.
« « Violeur satanique de bébés innocents » est une épithète sans appel qui évoque immédiatement le pire monstre de la Terre, note Robert Blaskiewicz. C’est la combinaison d’une des craintes les plus profondes de tout parent et de l’incarnation du mal. » Dans ces conditions, pas étonnant que les mêmes tropes refassent régulièrement surface.
Le Pizzagate et QAnon se sont peut-être écartés du motif centenaire du satanisme, mais ils en empruntent le langage, la structure et certains thèmes, toujours très puissants aujourd’hui.
Ces théories se revendiquent aussi d’autres lignées conspirationnistes, comme le fantasme d’une administration parallèle à la tête de l’État, qui circulent depuis bientôt un siècle en provenance de groupes de gauche comme de droite. Joseph Uscinski explique que cette thématique est la préoccupation centrale de beaucoup de partisans de la théorie du complot « QAnon ».
Alors, comment se débarrasser de ces ondes de paranoïa sociales qui semblent immortelles? Certaines études montrent que discréditer voire tourner en ridicule une croyance peut inciter les gens à s’en détourner et même briser son emprise sur la société après un certain temps. Mais les irréductibles, notent les experts, n’abandonneront jamais leur théorie complotiste favorite. Et même après qu’une conspiration donnée s’est estompée, il est possible qu’elle perdure dans des cercles complotistes à la marge. Donc une nouvelle conspiration à base de réseau pédophile satanique pourrait très bien refaire surface quelques années plus tard.
« Peut-être qu’on ne peut rien y faire, s’interroge Margaret Peacock. Peut-être que c’est notre malédiction, tout comme la violence humaine est notre malédiction. Peut-être que la seule chose à faire, c’est d’essayer de survivre à la tempête. »
« Tous les cas de lynchages populaires sont limités dans le temps, remarque quant à elle Mary de Young. À mesure que les tensions sociales qui les provoquent s’amenuisent, la capacité de ces théories à générer de l’angoisse et à alimenter la traque impitoyable de boucs émissaires » se dissout également.
Heureusement, le Pizzagate, QAnon et autres théories du complot en cours ou à venir, n’auront jamais autant de prise que leurs ancêtres.
Il est vrai que les réseaux sociaux facilitent la connexion entre les adeptes de telles croyances et rendent plus aisée la diffusion de leurs idées. Le fait que Donald Trump et plusieurs membres de son Administration semblent soutenir certaines théories du complot, dont QAnon, n’est pas rassurant. Et il n’est pas bon signe non plus que ces nouvelles théories n’identifient pas clairement les victimes, à l’inverse d’épisodes de panique occultes plus anciens qui reposaient sur les témoignages (certes douteux) de vrais enfants. « Quand les enfants ne sont pas identifiés, signale Robert Blaskiewicz, on peut s’imaginer un coupable qui colle parfaitement à tous nos besoins les plus excentriques en termes d’ennemi désigné. » C’est aussi l’occasion pour les adeptes de ces théories de modifier constamment leurs cibles et d’ajuster les détails de l’histoire, réitérant le récit à l’envi sans qu’il ne perde jamais de sa force.
Cependant, il faut se dire que les théories du complot du passé reposant sur des pratiques pédophiles occultes étaient encore plus populaires que de nos jours. Elles ont conduit à l’assassinat de dizaines de milliers de personnes au début de l’époque moderne. Jusque dans les années 80, elles ont bénéficié du crédit que la presse et les services de police leur ont accordé. Ces derniers ont d’ailleurs emprisonné un certain nombre de personnes pour des faits complètement bidon. QAnon et ses émules contemporains, en revanche, restent à la marge des croyances du grand public.
« Mobiliser, voilà sans doute le plus gros défi à surmonter pour les théories du complot de nos jours », assure Mary de Young. « Malheureusement, on vit dans une société de plus en plus fragmentée. Pour se fortifier et se transformer en véritable vindicte populaire, ces allégations et leurs chantres ont besoin de fédérer. Et je crois que c’est impossible. Donc une vague de panique morale de type ‘sévices sexuels sur mineurs à caractère satanique’ n’est pas près de déferler sur nous. Mais on assistera sans doute à plus de petites et fugaces croisades morales. »
C’est un réconfort qui peut sembler dérisoire quand on sait que le Pizzagate a déjà poussé un homme armé à prendre un restaurant d’assaut. La peur contient toujours en germe de potentiels actes de violence. Mais ces épisodes de vindictes populaires ne s’abattent plus sur des pays entiers et ne font plus la une des médias. Même s’ils restent terribles, leur pouvoir de destruction s’est affaibli à travers le temps. Si les complots de réseaux pédophiles sataniques sont immortels, on peut espérer qu’ils seront de moins en moins puissants.
source :
Par Mark Hay
Dec 31 2018
https://www.vice.com/fr_ca/article/59vgwa/letrange-histoire-des-conspirations-sataniques-pedophiles