REPORTAGE
Ils pensaient s’épanouir en groupe et en harmonie avec la nature. Mais outre les difficultés des rapports humains, les membres de la communauté de Lentiourel en sont réduits à gérer le quotidien et assurer leur survie. Exemples avec Jak, Elisa, Françoise…
«Ecolieu – Oasis de Lentiourel – recherche partenaires». En lettres rouges dans l’herbe verte, la pancarte accueille les visiteurs au pied de l’escalier de pierre dominé par une fière bâtisse aux tons ocre brun. Autour, les terres aveyronnaises ondulent jusqu’à l’horizon, émaillées de quelques mûriers rappelant qu’à une époque, Lentiourel abrita une magnanerie. Mais aussi une ferme familiale, comme en témoigne encore la bergerie, revêtue d’un épais tapis de crottin de mouton séché et surmontée d’une grange aux voûtes romanes.
Aujourd’hui, les brebis sont parties et la vache est morte de vieillesse. Seuls un coq, neuf poules, deux ânesses, un chien et deux chats règnent sur les 35 hectares de terres en friche au fond desquelles coule le Len. Dans les 600 m2 habitables et les 1 000 m2 de dépendances, quatre femmes et quatre hommes tiennent à bout de bras leur rêve de retour à la terre et de vie collective. Prêts à tout pour ne pas être renvoyés à la solitude et au béton, ils enchaînent les épreuves.
Jak, Elisa et Françoise, tous trois habitants du Var, faisaient partie d’un groupe qui cherchait à créer un écolieu. «Ce qui rassemble les écolieux, c’est un souci d’écologie, d’autonomie, de reconnexion à la terre, avec une idée d’entraide et d’accueil», explique Jak, 62 ans, des yeux perçants encadrés par de longs cheveux poivre et sel. Quand il découvre la ferme de Lentiourel au printemps 2011, il a un coup de cœur. «J’ai été touché par sa grâce, par la lumière. C’était un lieu où on pouvait construire un paradis sur terre.» Jak a déjà fait «une bonne dizaine de communautés» dans sa vie. A 19 ans, il a croisé à Paris la route de la Hog Farm, «l’une des premières communautés de néonomades américains, celle qui a fait à manger au festival de Woodstock». Il l’a suivie en Inde, est resté là-bas de 1970 à 1974, a expérimenté plusieurs collectifs, surtout «autour de la musique».
«Vivre ensemble»
Après moult voyages, ce spécialiste de musique microtonale aspire désormais à se consacrer à son art et à la «terre nourricière». Sa compagne, Elisa, a longtemps travaillé comme correctrice dans une maison d’édition, avant de passer sur le tard une formation de psychothérapeute en décodage biologique. A 64 ans, cette élégante dame aux traits fins est surtout attirée par l’aventure humaine et «les outils pour vivre ensemble de façon harmonieuse et authentique». Françoise, 64 ans également, est architecte. En mai 68, elle occupait son lycée. Grande et volubile, elle a manifesté pour le Tibet libre, contre le nucléaire, pour la préservation de la nature. Formée à l’architecture bioclimatique, elle a eu «envie de passer à la pratique».
Pour acquérir cette vaste ferme isolée, à 13 kilomètres de Saint-Affrique, dans le sud de l’Aveyron, il leur faut 780 000 euros. Bouche-à-oreille, annonces sur le site internet Passerelle éco, en quelques mois ils convainquent 33 «prêteurs solidaires» de leur avancer la somme. L’un prête 1 000 euros, un autre 150 000. Des personnes désireuses de soutenir le projet, voire, pour certaines, de le rejoindre. Une société civile devient propriétaire du lieu en août 2011. Elle est constituée par trois associations, une «garantie que le pouvoir n’est pas occupé par des personnes physiques», insiste Jak.
En parallèle, l’idée germe de rejoindre les Oasis en tous lieux, mouvement lancé par l’agriculteur et écrivain Pierre Rabhi au milieu des années 90, et qui compte maintenant une douzaine d’écosites. Une façon de se démarquer de la multitude d’écolieux fleurissant en France, «300 à 400, voire plus», estime Jak. Estampillé «Oasis en tous lieux», Lentiourel est tenu d’appliquer le manifeste du mouvement : seize «idées forces» qui résonnent de jolis mots comme «humain, nature, terre, autosuffisance alimentaire, agroécologie, solidarité ville-campagne, autonomie»…
Mais, entre l’idéal et la pratique, il y a un désert à traverser. En deux ans et demi, des dizaines de personnes ont posé leurs valises dans l’oasis aux pierres rouges, puis sont reparties au bout de quelque temps. Certaines ont trouvé un amoureux. D’autres ont eu du mal avec la vie en collectif. Pier-Emmanuel, sculpteur de 54 ans, est resté sept mois pour s’apercevoir qu’il était «trop farouchement attaché à son indépendance». Des pionniers, seuls Elisa, Françoise et Jak sont encore là. Malgré les hauts et les bas, cinq autres sont restés. A eux huit, ils doivent tout tenir. Plusieurs ont suivi un stage de permaculture pour s’initier à ces techniques qui visent à économiser l’eau et l’énergie en tenant compte de la forme du terrain, des ressources de la terre et de l’ensoleillement. Mais construire des buttes pour faciliter l’irrigation, recouvrir les jeunes pousses de mulch (mélange de déchets végétaux secs) ou ramasser le fumier sont des tâches physiques qu’ils ne peuvent assurer quotidiennement. Car il faut aussi rénover les bâtiments – dont certaines parties datent du XIe siècle -, vider les toilettes sèches, couper le bois pour le poêle qui réchauffe la pièce principale où tous s’attablent lors des repas et des réunions. Et cuisiner, pour huit ou parfois davantage, quand arrivent des visiteurs. «Le côté positif, c’est qu’on ne s’ennuie jamais», note Françoise.
Le plus éprouvant, de l’aveu de tous, ce sont les relations humaines. Dans ce collectif peu structuré, ni famille ni entreprise, chacun cherche sa place. Ariane est venue avec son chat. Célibataire et sans enfant, cette comédienne et chanteuse de 43 ans a quitté son appartement toulousain par crainte de l’isolement : «J’avais besoin de me relier à la terre, à la nature et à la nourriture.» Elle s’occupe du potager. Après deux ans d’expérience, elle ne regrette pas sa vie d’avant. Pour autant, Ariane reconnaît que «vivre et organiser du travail ensemble, c’est difficile à gérer».
«On a piqué de sacrées colères»
Richard aussi fuyait la solitude. Cet ancien danseur de 64 ans a vécu vingt-huit années au sein d’une communauté spirituelle formée autour d’un gourou. Après huit mois passés à Lentiourel, il se dit qu’il a «besoin de quelque chose de plus fusionnel. Ici, c’est plus un collectif qu’une communauté». Marie-Françoise, une amie de Richard qui a vécu dans la même communauté spirituelle, était «préparée» aux tensions relationnelles : «C’est toujours des guerres d’egos.» Arrivée il y a un an et demi, cette pétillante femme de 58 ans a déniché un emploi dans une commune voisine, pour «ne pas se couper du monde». A l’Oasis, elle s’occupe du blog et de la communication extérieure.
A l’inverse, Matthieu, 40 ans, recherchait «un lieu de vie où il puisse travailler et avoir tous ses besoins comblés». Arrivé en juillet pour aider à l’organisation d’un festival chamanique, il est resté pour créer son activité de yoga et de massages. Mais lui qui espérait que «tout cela soit simple» reconnaît d’un rire gêné qu’«en fait ça ne l’est pas».
Quant à Jason, c’est bien le seul à penser que tout, ici, est «fantastique». Cet Anglais de 43 ans a quitté Londres et son métier de vendeur en assurances l’été dernier, après avoir réalisé que «personne ne s’occupait de la planète et que les gens étaient scotchés devant leur télévision». Sans ressources, il s’est proposé comme woofer, acronyme anglo-saxon désignant un travailleur bénévole dans une ferme biologique, en échange du gîte et du couvert. Sourire aux lèvres, il observe les conflits.
«On a piqué de sacrées colères. Au théâtre, je croyais que je maîtrisais toutes mes émotions mais, quand je suis arrivée ici, j’étais quelqu’un de colérique», reconnaît Ariane. Exacerbées par la promiscuité, les sensibilités se frottent et s’affrontent. «Il y a tout un processus d’apprentissage de l’autre, dans toutes ses parties, des plus lumineuses aux plus sombres», philosophe Marie-Françoise. Pour apaiser les tensions, tous les outils sont bons. Les méthodes de communication non violente, les quatre accords toltèques, la pratique hawaïenne de réconciliation Ho’oponopono, la méditation bouddhiste, le «rêve du dragon» pour imaginer des projets collectifs, les cercles de cœur pour exprimer son ressenti sans être jugé… «Maintenant, j’arrive à prendre du recul avant de chercher une confrontation avec l’autre», estime Ariane. «Le collectif est une école formidable pour nous révéler à nous-mêmes. Les autres sont des miroirs», analyse Elisa. Mieux vaut positiver.
«Responsables de ce lieu»
Car la situation financière aussi est délicate. Une dizaine de prêteurs solidaires demandent à être remboursés rapidement. Au lieu de se consacrer au jardin, Jak et quelques autres passent désormais leur temps aux tâches administratives. Il faut publier des annonces pour trouver des partenaires, qu’ils soient prêteurs solidaires, résidents, ou les deux. Et réunir les fonds propres nécessaires à l’obtention d’un nouveau prêt de 128 000 euros. La demande est en cours auprès de plusieurs banques, dont la NEF, une coopérative de finances solidaires. Cet emprunt serait financé par les loyers des résidents, environ 230 euros par mois chacun. Il s’agit également d’imaginer des activités lucratives, comme des stages d’écoconstruction, du camping écologique ou des événements culturels. Un forum est ainsi prévu en juin sur le thème «Prendre soin de la terre, du monde et de soi», suivi en juillet du festival les Noces harmoniques alliant musiques éclectiques, contes, danses, peinture live, land-art…
Les résidents ne s’attendaient pas à une telle intrusion de l’économie dans leurs rêves. «Pierre Rabhi parle souvent de la différence entre autonomie et autarcie. Mais créer de la richesse pour que ça sorte à l’extérieur, c’est hyper dur», confie Ariane. Chacun s’accroche comme il peut. «C’est très énergivore, un collectif. C’est important de se garder des moments pour soi», rappelle Marie-Françoise. «Il faut être solide et se sentir responsable, chacun, de ce lieu. On n’arrive pas dans un cadre préétabli», souligne Elisa. «Ce serait bien de trouver des gens qui viennent pour ce que c’est : un lieu d’expérimentation», espère Ariane. Les futurs partenaires sont prévenus.
source : Carole RAP Correspondante à Montpellier 24 janvier 2014 à 18:46
http://www.liberation.fr/societe/2014/01/24/les-babas-coulent_975333