Exacerbée par la pandémie, la détresse des jeunes adultes de quatre grandes villes canadiennes est directement associée à une plus grande adhésion aux théories du complot liées à la COVID et à l’appui à la radicalisation violente. Et le niveau de détresse serait significativement plus élevé à Montréal.
Tels sont les premiers résultats d’un vaste coup de sonde réalisé auprès de jeunes de 18 à 35 ans de Montréal, Toronto, Calgary et Edmonton dans le cadre d’une recherche menée sur les effets de la détresse par l’équipe de Recherche et Action sur les Polarisations Sociales, dirigée par la Dre Cécile Rousseau.
Cette professeure de l’Université McGill, spécialisée en psychiatrie sociale et interculturelle, juge ces constats particulièrement préoccupants.
Parmi les 6000 participants, plus de la moitié de ceux qui présentaient des signes de détresse dépassaient un « seuil clinique ». Et cette détresse était directement associée à une plus grande adhésion aux mouvances conspirationnistes endossant la violence.
« On a pu établir une association claire entre cette détresse et l’adhésion aux théories du complot, mais aussi à l’appui à la radicalisation violente », explique celle dont l’équipe du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal intervient auprès de personnes identifiées comme étant « à risque de radicalisation violente », et dirigées autant par les services policiers, les services sociaux, les milieux de travail que les écoles.
« Il faut faire attention. Tous les fervents des théories du complot ne sont pas violents, ni fous. Mais beaucoup vivent de la détresse et de l’anxiété, auxquelles répond la rhétorique complotiste. Celle-ci vient même légitimer l’extériorisation de leur rage. Pour certains, le niveau de désespoir peut se traduire par une violence potentielle », explique la Dre Rousseau. Ce qu’observe son équipe d’intervenants sur le terrain confirme ces résultats. Depuis l’automne, le nombre de personnes « à risque de radicalisation violente » référées à son équipe a bondi, et le nombre d’appels a doublé. « Et ça ne ralentit pas du tout en 2021 », dit-elle.
La détresse qui contamine
Cette détresse croissante qui contamine la pensée se traduit de mille et une façons, comme le démontrent les cas pris en charge par son équipe. Fragilisés par la pandémie, même madame et monsieur Tout-le-Monde sont à risque de basculer vers ces mouvances anxiophages.
Valérie*, 55 ans, est atteinte d’un trouble anxieux et a souffert d’attaques de panique lors de la première vague. À l’automne, elle est devenue une fervente militante antimasque et est sortie manifester, niant même l’existence du virus. Sébastien*, 17 ans, est devenu suicidaire et homicidaire pendant le confinement. L’adhésion à une rhétorique complotiste l’a incité à fabriquer une bombe. Zachary*, 21 ans, menait une vie sociale normale avant la pandémie. Il a quitté son travail, a rompu les ponts avec ses amis et se prépare depuis à la fin du monde, conforté par des thèses survivalistes.
« Souvent, les plus radicalisés sont des jeunes de 18 à 35 ans, qui se nourrissent de rhétoriques très influentes sur les réseaux sociaux, explique la Dre Rousseau. Mais la pandémie nous a aussi amené une clientèle d’hommes et de femmes plus âgés, à risque moins élevé de violence, mais qui suscitent de vives inquiétudes dans leurs milieux de travail ou dans leurs familles. »
C’est le cas de Normand*, 42 ans, dont la famille se moquait au début en raison de son discours à saveur complotiste sur la COVID. Aujourd’hui, le ton a monté, il est devenu irascible, et son comportement met même son avenir professionnel en péril.
« Il ne faut pas amalgamer tous ceux qui croient aux théories du complot à la radicalisation. Mais pour certaines personnes fragilisées par la pandémie, ça peut être une façon de nier la réalité ou une réponse au stress que de créer un lien d’appartenance avec des mouvements, comme QAnon ou des mouvements masculinistes qui prônent ouvertement le recours à des actions violentes », explique la Dre Rousseau.
Le pouvoir d’attraction de ces groupes qui distillent la rage en période de pandémie est particulièrement inquiétant, car « ils mettent de l’huile sur le feu » dans des esprits fragilisés, estime la psychiatre, qui est d’avis qu’il faut contrer cette menace « pas seulement par des gestes policiers », mais aussi par des services d’aide.
« Ça peut sembler difficile d’aider des gens potentiellement violents. Mais derrière cette colère, il y a d’abord une détresse qui peut être canalisée autrement que dans la violence si ces gens sont aidés », croit-elle.
Il ne faut pas amalgamer tous ceux qui croient aux théories du complot à la radicalisation. Mais pour certaines personnes fragilisées par la pandémie, ça peut être une façon de nier la réalité ou une réponse au stress que de créer un lien d’appartenance avec des mouvements.
— Cécile Rousseau
Son équipe a déjà fait des alliances avec des collèges et des universités pour prévenir le glissement vers des actions violentes et homicidaires. En contexte de pandémie, cette association entre détresse et adhésion aux mouvances extrémistes pose un défi de taille pour assurer non seulement le respect des règles sanitaires, mais aussi la sécurité et la cohésion sociales, croit la Dre Rousseau.
L’humiliation et la confrontation de ces individus peuvent être particulièrement contre-productives, croit-elle, d’où l’importance d’éviter tout discours humiliant ou culpabilisant. La polarisation sociale actuelle a atteint un niveau jamais vu depuis les années 1930, affirme la spécialiste, mais ce phénomène, dopé par la crise sanitaire, dépasse le seul contexte de la pandémie.
« Avant l’attentat à la grande mosquée de Québec, on croyait que la radicalisation, ce n’était que Daech. On s’est vite rendu compte que c’était beaucoup plus complexe. Beaucoup de groupes carburent à la violence, et l’élection américaine a démontré que cet extrémisme violent peut même venir de la majorité. Nous n’en sommes pas à la situation vécue aux États-Unis, mais nous sommes plongés dans un contexte unique, dans une vague qui risque de durer beaucoup, beaucoup plus longtemps que la pandémie. »
* Des noms fictifs ont été utilisés pour préserver l’anonymat de ces personnes.
source :
Le Devoir
Isabelle Paré
26 février 2021