L’assassinat de Shinzo Abe fait découvrir aux Japonais, médusés, l’ampleur de l’emprise – et de l’entrisme – des mouvements religieux.

Jusqu’au sommet de l’establishment tokyoïte.

 

Depuis l’assassinat de l’ex-Premier ministre Shinzo Abe, le 8 juillet, les Japonais suivent avec effarement un feuilleton quotidien de révélations mettant en lumière l’emprise des sectes dans leur pays. Le sujet suscite la colère des réseaux sociaux, à l’image de ce commentaire récent, très partagé : « Notre pays comptant 70.000 temples bouddhistes et 80.000 sanctuaires shintoïstes, il n’a pas besoin, en plus, de prêcheurs qui nous harcèlent à longueur de journées ».

Shinzo Abe a été tué par un homme dont la mère appartient depuis trente ans à la Fédération des Familles pour la Paix Mondiale et l’Unification, aussi appelée Eglise de l’Unification ou secte Moon car elle fut créée jadis par le révérend sud-coréen Sun Myung Moon (1920-2012). Ce groupe revendique 300.000 adeptes au Japon. La mère du tueur lui fit don de 100 millions de yens environ (quelque 700.000 euros), ce qui plongea sa famille dans la misère. Depuis vingt ans, son fils cherchait à se venger d’une secte qu’il juge malfaisante. Après avoir ourdi en vain plusieurs tentatives d’attentat contre ses dirigeants, il s’en est pris à Shinzo Abe pour le punir de ses liens étroits, selon lui, avec la secte.

La « lune de miel » entre la galaxie Moon et le parti au pouvoir

L’Eglise de l’Unification l’a précisé : Shinzo Abe n’y a jamais adhéré. Mais son grand-père maternel, l’ex-Premier ministre (1957-1960) Nobusuke Kishi, en fut proche, cet ultra-conservateur appréciant l’anti-communisme viscéral du révérend Moon, avec qui il s’afficha souvent. Il donna aussi des conférences à son siège. Shinzo Abe, pour sa part, en 2006, lui adressa un message de félicitations après une cérémonie de mariages collectifs. Et l’an dernier, comme Donald Trump ou José Manuel Barroso, il enregistra un message vidéo encensant une autre association fondée par Sun Myung Moon : la Fédération pour la paix universelle.

De même, les accointances ne sont pas rares entre la mouvance mooniste et le Parti libéral démocrate (PLD) au pouvoir. Dans les années 2000 et 2010, une centaine de ses parlementaires puis la moitié des ministres appartenant à un des gouvernements Abe furent épinglés pour avoir pris part à des événements de la Fédération Internationale pour la Victoire contre le Communisme, une succursale de l’Eglise de l’Unification. Plus récemment, des journalistes d’investigation ont attesté de la proximité entre la galaxie Moon et plusieurs ténors du gouvernement ou du parti au pouvoir. Et pendant la campagne pour les récentes élections sénatoriales, comme en attestent des vidéos qui firent fureur sur les réseaux sociaux, des candidats du PLD ont discouru devant des organisations liées à la secte. Ce qui a conduit le quotidien populaire Gendaï à dénoncer « la gangrénisation de la classe politique par les moonistes » et « la lune de miel » entre ces derniers et le pouvoir en place.

Un prosélytisme pesant, qui confine au harcèlement

La constellation d’associations liées à l’ex-révérend n’a l’apanage ni des liens controversés avec le monde politique, ni des pratiques douteuses.

Nombre des 167 congrégations bouddhistes que compte le Japon se distinguent par leur prosélytisme insistant au point de confiner au harcèlement. Quotidiennement, leurs membres tentent de recruter des nouveaux fidèles en faisant du porte-à-porte ou en accostant les gens dans la rue.

Elles sont concurrencées par les « nouvelles religions », comme l’archipel dénomme des groupements constitués de laïcs mais qui se présentent comme des associations religieuses. Parmi eux, l’association Risshô Kôsei-kaï, fondée en 1938 et qui revendique 6 millions de fidèles, et la richissime Sôka Gakkaï, créée en 1930 et qui compterait 12 millions d’adhérents de par le monde, dont 8 millions de Japonais. Elle dispose d’un réseau d’enseignement incluant une université et publie un quotidien qui affirme tirer à 5 millions d’exemplaires. Ces deux groupements se revendiquent d’une des grandes figures du bouddhisme nippon, le moine Nichiren (1222-1282), mais les congrégations qui propagent ses enseignements les jugent « dangereuses ». Le parti Komeitô, allié depuis 1999 au PLD dans la majorité, est, de facto, l’aile politique de la Sôka Gakkaï : les adeptes collent les affiches de ses candidats et font la claque lors de leurs prises de parole en public.

S’ajoute à cela une kyrielle de sectes aussi fantasques que Happy Science, qui, depuis 1986, affirme notamment être en contact avec les extra-terrestres.

Le souvenir traumatisant de la secte Aum

Au total, et a fortiori depuis la mort de Shinzo Abe, nombre de Japonais vivent de plus en plus mal l’omniprésence de tant de groupes religieux dans l’espace et le débat publics, leur pays restant marqué par les attentats que la secte Aum perpétra dans les années 80 et 90 : 29 morts et 6.500 blessés, notamment lors de l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, en mars 1995.

Sur les réseaux sociaux nippons, désormais, on ne compte plus les commentaires réclamant la publication des noms des personnalités en lien avec des sectes, la fin de l’opacité des flux financiers de ces mouvements et l’abrogation des avantages fiscaux dont ils bénéficient.

source :Le Japon, un archipel gangrené par les sectes – Le Soir

Par Bernard Delattre