Le gourou Keith Raniere, dont les actions ont été qualifiées de «crimes contre l’humanité» par la justice américaine, a tenté de se réfugier à Montréal avec l’aide de l’héritière milliardaire Clare Bronfman l’automne dernier, alors que le FBI et des journalistes américains commençaient à enquêter sur son réseau d’«esclaves sexuelles».
Le chic condo du Vieux-Montréal, avec vue sur le Palais des congrès, le Complexe Desjardins et la tour de Radio-Canada, avait été réservé sur Airbnb pour deux mois au nom de Clare Bronfman, la fille américaine du défunt philanthrope milliardaire d’origine montréalaise Edgar Bronfman.
Le «luxueux appartement de deux chambres à coucher», comme l’indiquait l’annonce, devait accueillir quatre ou cinq invités et coûter 7700 $ pour le séjour. Le locateur montréalais, joint par La Presse hier, s’est souvenu d’une «dame distinguée et à la fois agréable». Il n’a pas confirmé s’il s’agissait de Mme Bronfman en personne. La dame est partie «avant même d’occuper l’appart».
«Tout était impeccable. Elle avait ajouté des trucs, de la nourriture, etc., mais elle m’a dit devoir repartir pour affaires familiales», a-t-il relaté. La dame a reçu un remboursement de 2900 $ sur son paiement de 7700 $.
Pour un homme traqué
Des documents judiciaires déposés en cour à New York et consultés par La Presse hier révèlent que ce condo devait accueillir un homme traqué. Il s’agissait de Keith Raniere, un gourou qui trônait au sommet d’un réseau d’esclaves sexuelles à partir de sa base d’Albany, dans le nord de l’État de New York.
L’arrestation de Keith Raniere en mars dernier a fait le tour du monde. La police fédérale mexicaine lui avait mis la main au collet dans une somptueuse villa de Puerto Vallarta, à la demande des autorités américaines.
Le charismatique «coach de vie» s’était installé là-bas avec plusieurs disciples, dont Clare Bronfman, selon un document judiciaire du FBI.
Ramené manu militari aux États-Unis, Raniere a été accusé de trafic sexuel, de complot pour trafic sexuel et de complot pour travaux forcés. Il est détenu depuis.
L’actrice Allison Mack, qui jouait le rôle de la copine de Superman dans la série Smallville, est soupçonnée d’être la complice de Keith Raniere. Elle a été libérée en échange d’une caution de 5 millions de dollars.
«Nous mettons fin à cette torture»
Selon la poursuite, Raniere aurait fondé en 2015 une société secrète d’esclaves sexuelles américaines, canadiennes et mexicaines, recrutées au sein de NXIVM (prononcer Nexium), son programme de croissance personnelle et professionnelle.
Pour entrer dans le groupe, les «esclaves» devaient fournir une «contrepartie», soit du matériel (une vidéo, par exemple) qui serait «dévastateur» pour les femmes ou leurs familles s’il était révélé publiquement. Cette «contrepartie» garantissait leur fidélité au groupe. Plusieurs membres ont été marquées des initiales du gourou par cautérisation. Plusieurs auraient été soumises à des traitements dégradants.
«Ces crimes sérieux contre l’humanité ne sont pas seulement choquants, mais déconcertants, à tout le moins, et nous mettons fin à cette torture aujourd’hui», peut-on lire dans un communiqué du FBI publié en mars.
La poursuite estime qu’une des clés du succès du gourou était la fortune de son alliée Clare Bronfman.
«L’accusé est actuellement appuyé financièrement par Clare Bronfman, une héritière de la fortune des spiritueux Seagram. Elle a financé l’accusé à répétition au fil des années, notamment en lui fournissant des millions de dollars et en payant des vols privés à environ 65 000 $ le vol. Elle a aussi payé de nombreux avocats pour poursuivre les critiques de NXIVM», indique un document déposé en cour.
«Bronfman possède aussi une île privée dans les Fidji, où l’accusé s’est rendu en visite, et tant Bronfman que l’accusé ont des contacts partout dans le monde», poursuit le document.
La Presse a révélé en mars que Mme Bronfman avait embauché un détective privé de Mascouche pour fouiller les finances de juges, de journalistes et d’élus américains jugés hostiles au gourou.
Dans une déclaration publiée sur l’internet, l’héritière s’est dite convaincue que Raniere n’avait jamais maltraité quiconque.
Objectif Canada
L’une des prétentions de la poursuite est que Raniere a fui au Mexique en octobre lorsque la pression a augmenté sur lui, alors que le FBI et des journalistes du New York Times recueillaient les confidences de ses victimes présumées. Or, cette semaine, son avocat a répliqué que son départ au Mexique n’avait rien d’une fuite.
«Le but n’était pas de voyager en direction sud vers le Mexique, mais en direction nord vers le Canada», écrit le juriste dans une requête à la cour.
La mère de l’enfant de Keith Raniere serait mexicaine, selon la requête. Son visa de séjour aux États-Unis était expiré, elle devait quitter le pays.
«Voulant demeurer près de sa maison et de son entreprise, Raniere et la mère de son enfant ont loué un Airbnb au Canada pour que la famille y vive pendant qu’ils réglaient les enjeux d’immigration», affirme l’avocat de Keith Raniere.
Seul problème : le 13 octobre, lorsqu’ils ont essayé de passer la frontière à un poste douanier du Québec, l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a refusé de les laisser entrer. Ils ont donc dû prendre un vol rapidement vers le Mexique, pour éviter que la mère ne se retrouve en situation illégale, dit-il.
L’ASFC a refusé de commenter l’affaire hier, mais elle nous a dirigé vers la liste des motifs pour refuser l’entrée au pays d’une personne, notamment le fait de présenter un risque pour la sécurité, d’avoir porté atteinte aux droits de la personne ou d’avoir commis un crime.
«Chercher le bonheur»
Raniere ne cherchait pas du tout à fuir la justice, mais à trouver un endroit légal pour rester avec sa famille à proximité d’Albany, a plaidé l’avocat, qui demande au juge de remettre son client en liberté dans l’attente du procès, sous de sévères conditions, notamment celle de rester sous la surveillance de gardes armés privés 24 heures sur 24.
L’avocat ajoute que les femmes autour de Raniere sont toujours demeurées libres et que si elles ont été marquées dans leur chair, c’était selon leur propre volonté. Il a accusé le gouvernement de se transformer en «police de la morale».
«À travers cette cause, le gouvernement des États-Unis tente de réduire les façons par lesquelles des adultes indépendants, intelligents et curieux peuvent légalement chercher le bonheur, l’accomplissement et du sens», dit-il.
Le juge a pris l’affaire en délibéré.
source : le 07 juin 2018 par VINCENT LAROUCHE
La Presse