Automne-hiver 2009-2010. Je suis en Syrie pour une recherche sur « la cohabitation interethnique et interreligieuse à Alep ». Bien vite, je comprends que ta’ifa (secte) e ta’ifiyya (sectarisme) sont des mots tabous. Au lieu de trouver les théories multiculturalistes que je cherchais, je découvre que les relations entre les communautés sont conceptualisées et décrites par tous de façon réaliste, en termes de rapports de forces gouvernés par le régime. Je parle avec les Arabes sunnites : ils savent qu’ils ont, dans la mosaïque syrienne, un poids historique et culturel dominant, renforcé par le fait d’être numériquement majoritaires, et que, avec cette majorité, les autres confessions et ethnies, y compris la secte alawite au pouvoir, doivent composer et rechercher un compromis. De leur côté, les chrétiens vivent de dissimulations avec les musulmans ; dès que nous nous trouvons loin de ceux-ci, ils me parlent de discriminations, historiques et actuelles, qu’ils ont subies et subissent encore aujourd’hui dans le pays. Pour l’instant, me confient-ils, la dictature baathiste alawite les protège, mais si elle devait être remise en question par les mouvements islamiques, ils fuiraient à Beyrouth. Avec le temps, en vivant dans la ville, je découvre qu’au-delà de la tutelle du régime alawite, minorité qui défend les autres minorités, des coutumes millénaires et des normes implicites règlent la cohabitation de sectes et ethnies même dans la Syrie du XXIe siècle. D’une part, ségrégation spatiale dans les quartiers (marqués par les appartenances ethniques et confessionnelles), d’autre part, rigide endogamie communautaire, tolérance, enfin, envers des coutumes perçues comme radicalement différentes des siennes. Donc, crainte et méfiance réciproques, mais aussi échanges de vœux pour les festivités religieuses, amitiés et rapports commerciaux intercommunautaires.
Mars 2011. Printemps arabe : je suis en Italie quand un mouvement juvénile spontané demande la démocratie et la liberté en Syrie. Dans les mois qui suivent, les manifestations et les massacres se multiplient. La réponse du régime est terrorisée et terroriste, répressive et sectaire : « Al Asad, ou nous brûlons le pays ! » Il prévoit le suicide collectif : de la secte, de la nation.
En septembre 2012, je téléphone à Talal, vingt-sept ans, père de deux enfants, fils d’un pauvre maçon. Athée, et jusqu’à quelques mois auparavant, partisan du régime, il a commencé à combattre avec l’Armée libre dès que sa tribu, noble et puissante, s’est enfin alignée contre Bachar, après le décès d’un membre tribal dans la sanglante répression d’une manifestation pacifique. Il dit qu’il est désormais impliqué et qu’il ne peut plus faire marche arrière : au-dessus de lui pèse la peine capitale, prévue par la loi martiale. Omar, son cousin, est ingénieur, haut officier de l’armée nationale, fils d’un fonctionnaire d’État aisé. Les rebelles l’ont menacé de lui enlever son petit frère afin de le contraindre à déserter et à s’aligner sur la révolte. Mais Omar appartient à une famille connue pour son honnêteté et son honneur : il dit qu’il a prêté serment et qu’il respectera l’engagement pris avec l’État jusqu’à la mort. Talal et Omar pourraient se trouver face à face, ils sont pourtant tous les deux sunnites. Cela nous révèle que les deux factions sont jusqu’à présent articulées en leur sein même, et non pas définies en termes purement sectaires. Des composantes laïques de la bourgeoisie sunnite se maintiennent fidèles au régime en tant que partisanes de l’idée d’un État laïque et pluraliste ; de l’autre côté, des composantes tribales combattent avec l’Armée libre pour leur idéologie politique, et non pas au nom de la foi religieuse ou de la loyauté confessionnelle. Mais il suffit d’un deuil pour radicaliser ce cadre. En effet, il ne faut pas oublier l’importance des dynamiques et des lois tribales. À la suite du meurtre d’un individu, tous les membres du groupe (des centaines ou des milliers de personnes) sont appelés au devoir de vendetta et changent en masse leur affiliation politique. En outre, nous connaissons des tribus qui prennent position dans le conflit actuel non pas en accord avec l’idéologie politique des individus, mais selon les stratégies locales d’opposition tribale (par exemple, si la tribu A, historiquement ennemie, est contre le régime, la tribu B assumera une orientation pro-régime). Dans le cadre actuel, le rôle de la tribalité est aussi déterminant que celui de l’islam, d’autant plus que la révolte fait des prosélytes dans les populations rurales et dans les quartiers périphériques des grandes villes. Dans les zones rurales d’Alep, la division entre tribus rebelles et tribus loyalistes calque les lignes de segmentation et de conflits tribaux préexistants.
Mon amie Rashida, soixante ans, communiste, a soutenu les manifestations dans un premier temps, mais elle est devenue ensuite de plus en plus perplexe face à certaines méthodes hâtives de l’Armée libre (exécutions des prisonniers après des procès sommaires) et à la spirale de violence. Aujourd’hui, elle est opposée à une révolte désormais monopolisée, à son avis, par les puissances régionales : sunnites saoudites, d’un côté, et chiites iraniens, de l’autre, s’affronteraient en territoire syrien. Le slogan des manifestants : « Wahid al-sha’b al-suri wahid ! » (uni, le peuple syrien est uni !) s’est transformé en : « Wahid al-dam al-sunni wahid ! » (un, le sang sunnite est un !).
Sectarisme et absence de démocratie : deux traits fréquemment accouplés dans l’horizon politique des États postcoloniaux de la région. L’Iran, non disposé à céder la Syrie et le Liban, envoie ses pasdarans chargés d’opérations à l’étranger et même disposés à mourir afin de combattre les « meurtriers de l’imam Hussein » (c’est-à-dire les sunnites, historiquement les Umayyades). De l’autre côté, à l’intérieur de l’Armée libre, militent les sunnites (soutenus quant à eux par l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie), disposés à risquer leur vie afin de vaincre la secte alawite (il s’agit principalement de disciples de Marwan Hadid et de victimes des massacres d’Al Asad père, dans les années 1980). Pour les opérations plus hardies, arriveraient, toujours de l’étranger, des miliciens fervents, prêts à se faire exploser avec des voitures piégées aux postes de contrôle des services de sécurité du régime. Attirés par la minorité des Circassiens syriens, qui a pris une position antirégime, sont même arrivés des centaines de musulmans tchétchènes anti-Russes, pour le soutien de la révolte. L’État est désormais démembré et frappe la population civile avec des armes non conventionnelles : barils remplis d’explosif et de fragments de fer sont lancés par les avions sur les centres habités. L’exode des Arméniens vers l’Arménie, habitants historiques d’Alep, est inexorable…
On se souvient de l’analyse de Maxime Rodinson sur les risques inhérents à la structure communautaire et confessionnelle des États du Moyen-Orient : là où l’État est faible, segmentaire et dominé par les groupes communautaires (tribus, sectes, ethnies : uniques vraies références identitaires pour les individus), spécialement si ceux-ci sont minoritaires, la guerre civile, en conjonction avec les interférences internationales, est toujours là, prête à se déclencher. Là où n’existe pas le mécanisme de l’alternance et où l’État est l’expression des rapports de forces entre les communautés, les destins collectifs sont confiés aux qualités et à l’arbitraire du leader, à sa gestion paternaliste et autoritaire. Une fois disparu le Lion de Damas, la dictature de la minorité, enfermée dans la peur, emporte le pays. Hafez Al Asad n’aurait pas fait l’erreur de consigner le pays à l’Iran, de même qu’il ne négligeait pas de voler à Riyad pour consulter la famille royale saoudite avant d’entreprendre des actions diplomatiques importantes. Le dessin du Lion était ambitieux et dénué de sectarisme : insérer la secte alawite, jusqu’alors considérée (par les sunnites comme par les chiites) comme hérétique et païenne, dans le tissu de l’islam (orthodoxe). En 1973, à travers une fatwa de l’imam chiite libanais Musa Al Sadr, la secte alawite est englobée dans le chiisme : « nusayrî », le terme méprisant historiquement utilisé pour définir la secte comme une secte à part, disparaît. On peut certainement dire que Hafez Al Asad a négligé la succession en transmettant le pouvoir à une figure incapable de gérer la transition, mais ni l’imprudence politique du successeur ni la segmentarité de la structure sociale syrienne ne sont suffisantes pour expliquer les terribles événements actuels : la dérive sectaire d’un État marqué par les conflits latents était inscrite dans la Syrie non démocratique de Hafez Al Asad.
Source : HUMANITE par Agrippina Ludovisi