Face aux départs de Français en Syrie, le gouvernement cherche les outils à mettre en place. La dernière loi antiterroriste a instauré l’interdiction administrative de sortie du territoire et la possibilité pour les autorités de retirer le passeport d’un suspect. Mais il ne s’agit là que d’outils de la dernière chance, utiles face à des candidats au jihad déjà très radicalisés. Pour agir en amont, le gouvernement a mis en place une formation destinée aux acteurs agissant sur l’ensemble du territoire. Reportage.
En cette matinée de fin janvier, l’amphithéâtre de ce centre de formation gouvernemental en banlieue parisienne est presque plein. Près de 80 personnes ont pris place : des fonctionnaires de l’Education nationale ou travaillant dans des préfectures ou collectivités locales, d’autres de l’Administration pénitentiaire, mais aussi des salariés du secteur privé, notamment des associatifs intervenant dans le domaine social.
« Cette formation a pour but de mieux comprendre le phénomène, de détecter les indicateurs de rupture et mettre en place une réponse appropriée », explique, en propos liminaire, un représentant du comité interministériel de prévention de la délinquance qui organise ces deux jours de formation. « Il ne s’agit pas de transformer tous les agents publics en agents de renseignement, mais la détection de la radicalisation est essentielle », précise un autre intervenant venant du ministère de l’Intérieur. « Il faut une politique sociale en amont, repérer les comportements à risque. Et cette formation permet aussi de rappeler aux différents acteurs les outils qui existent à leur disposition. »
Prévenir plutôt que guérir. Durant les deux jours, les intervenants mettent l’accent sur la compréhension du phénomène jihadiste. Les stagiaires ont d’abord droit à une présentation de la religion musulmane : ses origines au VIIe siècle, l’apparition de ses différentes branches, ses préceptes-clés. C’est là que « jihad », le maître mot de ces deux jours de formation, est prononcé pour la première fois. « Jihad », en arabe, signifie « effort ». Il est tout d’abord évoqué dans sa dimension personnelle : le jihad est pour chaque musulman une lutte sur soi, à mener au quotidien, pour comprendre la parole divine. Selon le Coran, ce jihad-là est le « jihad al-akbar », ou le « plus grand jihad ». La lutte armée, elle, est le « petit jihad », le « jihad al-saghrir ». Et elle doit se faire dans un cadre précis : en cas d’agression et pour défendre des droits définis comme universels, parmi lesquels la liberté de pensée, la liberté de parole et la liberté de réunion. Des valeurs liées à l’histoire de l’islam puisque Mahomet avait été chassé de sa ville natale, La Mecque, après avoir reçu la révélation coranique : cette nouvelle religion n’était pas acceptée.
« 98 % du discours de l’islam radical utilise Internet »
De l’islam dans le monde, l’intervenant en vient ensuite à l’islam en France. Les statistiques ethniques ou religieuses étant illégales, les seules données chiffrées qui existent sont des estimations. Quatre à cinq millions de personnes sont considérées comme des « musulmans sociologiques », c’est-à-dire issues de familles originaires de pays musulmans, Algérie, Maroc et Tunisie en tête. Sur l’ensemble de ces « musulmans sociologiques », 15 % sont considérés comme pratiquants. « C’est un peu plus que pour les autres religions », note alors l’intervenant de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’Intérieur. Et le même de constater dans la foulée le manque de lieux de culte pour cette communauté. Il en existe 2502 en France. « Ce n’est pas assez ».
Un peu moins de 90 lieux de culte musulmans sont considérés comme salafistes. Mais ces mosquées ou salles de prière ne sont plus les principaux instruments de recrutement des groupes jihadistes. « 98 % du discours de l’Islam radical utilise Internet, des moyens de communication virtuels », souligne un sociologue du centre de prévention des dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI) intervenant un peu plus tard. « La rencontre physique ne se produit que dans un deuxième temps, une fois que l’endoctrinement est bien installé. Parfois au moment même du départ en Syrie. Le passage par la mosquée n’est pas automatique. »
Ce sont donc les vidéos postées sur Internet qui sont aujourd’hui le principal outil des groupes jihadistes. « Elles mélangent des images-chocs de victimes du conflit syrien, une musique envoûtante, des rythmes entraînants et une ambiance hypnotique. Ces groupes proposent ainsi une communauté de substitution virtuelle », décrypte ce spécialiste de l’endoctrinement jihadiste. Des vidéos captivantes aux messages adaptés au degré de radicalisation de celui qui les visionne. Selon le CPDSI, une première série de vidéos persuade le jeune qu’il vit dans un monde corrompu, de mensonges. Les films ou séries suivants le convainquent que des sociétés secrètes manipulent l’humanité et qu’elles sont profondément islamophobes. Une troisième série de vidéos persuade ensuite que seul le « vrai islam » peut sauver l’humanité. La dernière étape souligne alors la nécessité d’une confrontation globale entre le vrai islam et le reste du monde pour sauver le monde.
Purs contre impurs
Mais aux yeux des intervenants, il faut dissocier conversion et radicalisation. « Le mécanisme de rupture est le facteur-clé », estime l’intervenant du CPDSI. La notion de pureté du groupe est au cœur de la philosophie jihadiste. Les personnes à l’extérieur du groupe sont donc, dans cette logique, impures et il devient nécessaire de couper les liens. La rupture se fait alors avec les anciens amis, les activités extrascolaires, l’école ou l’apprentissage professionnel voire même la famille.
Le phénomène sectaire n’est pas apparu en France avec les groupes jihadistes. C’est d’ailleurs en 1998 que le gouvernement a créé une mission interministérielle de lutte contre les sectes devenue aujourd’hui mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Elle aussi s’est donc penchée sur le phénomène jihadiste et sur le désendoctrinement. « Les expériences de déradicalisation ne fonctionnent pas trop mal », note l’un de ses représentants. « Mais sur des filles en cours de radicalisation encore en France. D’où l’importance de la prévention. » D’autant qu’une personne sous emprise mentale est imperméable à tout discours. La sortie d’emprise se fait suite à un déclic, notamment un choc émotionnel comme une grossesse, un viol ou la participation à un acte violent. « Elle ne vient pas par un discours rationnel, il faut travailler sur l’émotionnel », souligne ce représentant de la Miviludes. « En toute hypothèse, il faut un travail au cas par cas et une démarche pluridisciplinaire. »
Face à une personne en voie de radicalisation, la réponse judiciaire reste la première envisagée. Les services de police et de justice tentent d’abord d’évaluer le danger qu’elle représente ou la probabilité d’un départ prochain. Le panel de mesures à disposition de la justice pénale ou administrative s’est étoffé ces derniers mois : il va désormais du retrait de passeport et l’interdiction administrative de sortie du territoire jusqu’à la détention préventive pour un recruteur ou une personne préparant un attentat. Mais désormais, les services de l’Etat tentent aussi une approche psychologique et sociale.
32 cellules départementales de suivi
« Avant le 29 avril 2014, il n’y avait pas d’action de prévention en France. On ne savait pas quoi faire », reconnaît un intervenant du CIPD, le comité interministériel de prévention de la délinquance. « Là, le CIPD fait des propositions aux préfectures ». Lorsqu’un cas est signalé, que ce soit par les familles au Numéro Vert ou par les services de l’Etat, il doit remonter à une cellule de suivi départementale. C’est elle qui détermine ensuite la marche à suivre. Les procédures sont différentes en fonction des cas : personne mineure ou majeure, personne intégrée dans un parcours scolaire ou professionnel ou personne en situation d’échec, personne inscrite dans un parcours délinquant ou inconnue des services de police… Des séances de désendoctrinement, une aide à la réintégration sociale, à la sortie de la délinquance par l’insertion professionnelle peuvent alors être mises en place et un référent est désigné pour accompagner la personne radicalisée et sa famille tout au long de ce processus.
Mais la mise en place est progressive. La pièce maîtresse de ce dispositif est la cellule de suivi qui doit être mise en place dans tous les départements. Mais seuls 32 départements ont pour l’instant appliqué cette directive ministérielle : c’est moins d’un tiers. Le CIPD reconnaît que le processus peut-être « largement amélioré », mais il se félicite tout de même qu’il soit enclenché au niveau déconcentré, neuf mois seulement après le lancement des premiers programmes de prévention.
La formation a d’ailleurs de plus en plus de succès. En 2014, ce sont 450 personnes qui ont suivi ces deux jours de séminaires. Elles étaient près de 80 sur cette seule session. Les quelques retardataires ont du mal à trouver un siège libre. « L’amphithéâtre était plus clairsemé au début », reconnaît l’un des intervenants qui prenait là la parole pour la cinquième fois devant les acteurs locaux. « On croule sous les demandes », estime pour sa part le représentant du CIPD. Et ce comité interministériel travaille même désormais à des formations spécifiques pour le personnel de l’Administration pénitentiaire et l’Education nationale.
source : Par Guilhem Delteil rfi.fr