Le Défenseur des droits alerte sur les risques et les « dérives » de la dématérialisation de l’intégralité des services publics à l’horizon 2022.
Il plaide pour le « redéploiement d’une partie des économies procurées par la dématérialisation des services publics vers la mise en place de dispositifs pérennes d’accompagnement des usagers ».
Le Défenseur des Droits, Jacques Toubon, s’inquiète des effets de la dématérialisation des services publics. Il redoute une rupture d’égalité.
Quels sont les risques de la dématérialisation de l’intégralité des démarches administratives d’ici à 2022 ?
La dématérialisation des procédures administratives est un objectif louable et qui peut se faire au bénéfice du plus grand nombre. La possibilité de réaliser les démarches en ligne, plutôt qu’au guichet ou par téléphone, représente une source d’économies pour l’administration, mais aussi une simplification de l’accès aux droits pour une majorité d’usagers. Hélas, ce n’est pas le cas pour tout le monde.
La numérisation peut aussi créer une inégalité d’accès au service public : 19 % des Français n’ont pas d’ordinateur à domicile, 27 % d’entre eux n’ont pas de smartphone. Plus de 500 communes françaises sont dépourvues de toute connexion Internet et mobile.
La dématérialisation des services publics se heurte à l’ « illettrisme numérique »
Je peux vous citer par exemple la situation que nous avons traitée d’un homme qui réside dans une ces « zones blanches », qui a été radié de Pôle emploi en raison de deux absences à des rendez-vous avec son conseiller. Il n’avait simplement jamais reçu les mails de convocation. Suite à notre intervention, Pôle emploi est revenu sur sa décision de radiation.
Il ne peut y avoir de discrimination fondée sur le lieu de résidence. Du point de vue de l’égalité, de la solidarité et de l’accès aux droits, c’est inacceptable.
Qui sont les laissés pour compte de ces transformations du service public ?
Certains publics sont particulièrement frappés par les effets de la numérisation, je pense en particulier aux majeurs protégés, aux migrants et aux détenus, que l’on oublie trop souvent. Également aux personnes en situation de handicap, pour lesquelles certains sites ne sont pas accessibles.
Mais les « exclus du numérique » ne sauraient être caractérisés uniquement en fonction du lieu de résidence ou de l’état civil. Il y a des jeunes qui sont formidables pour faire une commande en ligne sur leur smartphone, mais qui sont totalement perdus au moment d’effectuer des démarches en ligne, parce qu’il y a un problème de langage administratif, des codes de l’administration. Ces personnes qui savent a priori comment faire, doivent aussi être accompagnées.
Il est impératif d’agir afin que la dématérialisation de l’accès aux services publics n’engendre pas de rupture d’égalité entre les usagers ou ne favorise l’émergence de discriminations.
Comment expliquez-vous l’inertie de la situation ?
Depuis une trentaine d’années, on a pris le tournant de la rationalisation des choix budgétaires. On a transformé les guichets humains, rétracté les services de contact avec le public, le renseignement, l’information et l’orientation des usagers. Or, ce sont des services fondamentaux pour toutes les personnes qui sont totalement perdues et pour lesquelles les services publics sont un labyrinthe dont elles n’ont pas le fil d’Ariane. Que font-elles ?
Nous traitons plusieurs milliers de dossiers mettant en cause les processus de dématérialisation des services publics. C’est une goutte d’eau par rapport aux très nombreux recours. Les pouvoirs publics ont une responsabilité vis-à-vis des usagers, en particulier celle de prendre en compte les difficultés possibles et l’accompagnement adéquat des usagers, dès le départ.
Avec la dématérialisation, risque-t-on d’assister à un recul inédit de ce qu’est le service public en France ?
Il existe des dérives, dues aux carences dans les processus publics de dématérialisation. Les associations le constatent : les personnes qui se retrouvent en situation de difficulté font souvent appel à des prestataires privés qui proposent d’effectuer les démarches administratives dématérialisées en lieu et place des demandeurs. Cela peut aller de la demande du titre de séjour à l’acte de naissance, en passant par la délivrance du permis de conduire. Il faut mettre fin à ces pratiques. Ce « démembrement » du service public serait, de mon point de vue, contraire aux principes républicains.
En tant que Défenseur des droits, que préconisez-vous ?
Il faut réaffirmer les principes fondateurs du service public qui sont l’adaptabilité, la continuité et l’égalité. Dans ces transformations, l’objectif doit rester l’amélioration du service rendu aux usagers. La dématérialisation des démarches administratives ne pourra pas se faire sans tenir compte des difficultés et des besoins spécifiques de chacun. Dans le rapport de janvier , nous avons fait plusieurs recommandations, notamment le redéploiement d’une partie des économies procurées par la dématérialisation des services publics vers la mise en place de dispositifs pérennes d’accompagnement des usagers. Il est essentiel de repérer et d’accompagner toutes les personnes.
La dématérialisation des services publics se heurte à l’ « illettrisme numérique »
Les services publics doivent être entièrement dématérialisés en 2022, mais 13 millions de Français rencontrent des difficultés avec les outils numériques. Le gouvernement et les collectivités territoriales ont annoncé la création de dix nouveaux lieux de formation.
Treize millions de Français rencontrent des difficultés avec l’usage des outils numériques.
source :
Par Clara Tran Publié le 22/08 /2019 Les Echos
C’est un chômeur, vivant en « zone blanche », radié de Pôle emploi car il n’a pas reçu à temps les convocations de son conseiller par mail. Des retraités handicapés, en Guadeloupe, qui n’ont pas d’ordinateur et ne recevront jamais le courriel de suspension de leur allocation. Ou des étrangers, dans toute la France, contraints de trouver une connexion Internet afin de déposer leurs demandes de titre de séjour.
« La dématérialisation des services publics exclut une partie de la population », s’alarme Jacques Toubon dans une interview aux « Echos » . Depuis quelques années, le Défenseur des droits reçoit des milliers de saisines mettant en cause les processus de dématérialisation des services publics. « Les personnes sont perdues dans leurs démarches en ligne. Il faut les accompagner. Il y a urgence, insiste-t-il. D’ici à 2022, l’intégralité des démarches administratives se fera en ligne. »
C’est l’une des principales pistes de modernisation des services publics et une source d’économies substantielles pour l’Etat. Mais elle laisse les usagers les moins aguerris sur le bord de la route.
De nouvelles formes d’exclusion
Pour lutter contre ces nouvelles formes d’exclusion, l’Etat et les collectivités ont annoncé cet été la mobilisation de plus de 10 millions d’euros. Objectif : accompagner les personnes en situation de décrochage numérique dans des lieux dédiés. Dix nouveaux « hubs » verront le jour, afin de délivrer le Pass numérique, qui donnera accès à des crédits de formation de 10 à 20 heures. Ces mesures font partie du plan pour un numérique inclusif lancé en 2017 par le secrétariat d’Etat chargé du Numérique.
Le gouvernement compte aujourd’hui 13 millions de Français en situation d’« illettrisme numérique » ou d’« illectronisme ». Soit 20 % de la population pour qui « les démarches en ligne ont tout d’une langue étrangère », indique Jean Deydier, fondateur de l’association Emmaüs Connect, qui accompagne 10.000 personnes chaque année. « C’est un phénomène de masse, ajoute-t-il. La dématérialisation des services publics, depuis trois ans, a mis en lumière l’importance de cette précarité numérique. »
Médiation numérique pour tous
En réalité, « la prise de conscience n’est pas nouvelle », rappelle Valérie Peugeot, chercheuse à Orange Labs et militante associative. En 1999, déjà, Lionel Jospin, alors Premier ministre, s’inquiétait que l’essor des technologies de l’information crée « un fossé numérique ». « Mais l’administration s’est longtemps focalisée sur la question des points d’accès, ajoute Yann Bonnet, spécialiste des transformations numériques. Le problème de l’équipement est important mais le développement des compétences est aussi essentiel. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème générationnel, le numérique est partout, évolue tout le temps. Par définition, chacun est amené à se former en continu. »