Le gas lighting est une forme de manipulation bien réelle, qui s’apparente à un subtil mais dangereux lavage de cerveau. L’objectif du gas lighteur : asseoir son emprise sur sa victime, généralement son ou sa partenaire, en la poussant à se questionner sur sa santé mentale, à craindre un basculement dans la folie. Décryptage avec Isabelle Nazare-Aga, psychothérapeute et autrice, entre autres, de Les Manipulateurs et l’amour et Les manipulateurs sont parmi nous (Ed. De l’Homme).
Sommaire
- Gas Lighting : quand l’autre nous rend fou…
- Les mécanismes du gas lighting
- Mais pourquoi faire subir du gas lighting ?
- Comment sortir du gas lighting ?
- Ces phrases qui révèlent un gas lighting
« Avant de le rencontrer, je me suis toujours considérée comme une femme indépendante, bien entourée et bien dans ma vie malgré mes insécurités. Et puis, à 31 ans, je me suis mariée avec lui et nous avons rapidement eu un enfant. C’est là que la situation s’est vraiment détériorée. J’ai commencé à égarer sans cesse nos affaires, à oublier des rendez-vous qui avaient ‘disparu’ de mon agenda… J’avais l’impression de perdre pied, mais je post-rationalisais : j’étais seulement incapable de gérer ma nouvelle charge mentale de mère. Mais plus le temps passait, plus la situation s’envenimait. Quand je lui demandais son avis, il m’affirmait tout et son contraire. Quand la petite avait de la fièvre, il me disait que ce n’était pas la peine de l’amener chez le pédiatre. Puis quand son état empirait, il me reprochait de ne pas avoir consulté comme il me l’avait conseillé. Quand j’essayais de le confronter à ses contradictions, il m’assénait toujours qu’il n’avait jamais dit cela, que je me faisais des films, voire que je perdais la tête. Avec le temps, je n’ai plus contesté : il avait raison, c’est moi qui perdais pied ».
Gas Lighting : quand l’autre nous rend fou…
Loin de devenir folle comme elle l’a un temps cru, Amélie a été victime de gas lighting. Toujours toxique, cette forme de manipulation consiste à amener la personne qui en est victime à se remettre tellement en question qu’elle en vient à se convaincre qu’elle n’est pas normale, voire folle. Par le mensonge, l’insinuation, la modification de l’environnement de sa victime, le manipulateur l’amène à douter de sa perception, de sa mémoire, voire de sa santé mentale. « Avec le gas lighting, le manipulateur anesthésie progressivement l’esprit critique de sa victime, dans le but de modifier sa lucidité pour asseoir son emprise. D’où le terme de décervelage que l’on utilise parfois au Canada ou de détournement cognitif, »explique Isabelle Nazare-Aga.
Et de préciser que les victimes du gas lighteur sont en réalité des proies : « Contrairement aux manipulateurs usuels qui vont avoir tendance à avoir le même comportement avec tout le monde, le gas lighteur choisit ses victimes : il cible toujours des personnes (femmes ou hommes d’ailleurs) qui ont un manque d’amour et de respect d’elles-mêmes, »continue-t-elle. Et pour cause : c’est quand nous n’avons pas suffisamment de respect pour nous-mêmes que nous laissons plus volontiers les autres en manquer à notre égard. Autre proie de choix : les personnes souffrant de dépendance affective. « Les personnes en situation de dépendance affective tendent à se donner de la valeur uniquement quand elles sont en couple. Il y a chez elles une véritable peur d’être seules et en filigrane de vieillir et de mourir seules. Résultat : elles préfèrent être mal accompagnées, quitte à être dans le déni pour ne pas souffrir, » rappelle Isabelle Nazare-Aga. Dans les deux cas, la manipulation est d’autant plus aisée qu’elle repose sur une relation d’affect, voire d’amour, qui engage à la confiance.
Pour aller plus loin
Le saviez-vous ?
Le terme « gas lighting » fait référence a une pièce de Patrick Hamilton, Gaslight, qui fut mise en scène à Londres à la fin des années 1930, puis adaptée quelques années plus tard au cinéma dans un film éponyme mettant en scène Charles Boyer et Ingrid Bergman. Au cœur de l’intrigue, Bella Mallen, une jeune femme fragile, voit son état se dégrader au fil d’événements orchestrés par son mari (disparition d’objets, incidents dont il nie l’occurrence, etc.) qui la poussent vers la folie.
Les mécanismes du gas lighting
1- La mise en confiance :
Le gas lighteur réussit toujours à instaurer une relation de confiance dans le cadre de laquelle la victime n’a, a priori, pas de raison de douter. Celle-ci se sent d’ailleurs d’autant plus confortée dans cette confiance que le manipulateur multiplie les efforts pour la séduire, au point parfois de verser dans le love-bombing. Avec le recul, Amélie s’en rend compte :« À notre rencontre, je n’étais pas particulièrement sous le charme. Mais il a fait preuve de persévérance, m’envoyait des mots tendres à tout moment de la journée. Je me souviens d’en avoir parlé à mes amies : elles m’avaient dit que cela valait peut-être le coup d’essayer, qu’après tout, s’il faisait tant d’efforts, c’est qu’il tenait vraiment à moi ».
2- L’isolement
Une fois la relation établie, le gas lighteur détourne progressivement sa victime de son entourage. L’objectif : l’isoler afin d’éviter toute contradiction ou intervention extérieure dans leur relation.« Le gas lighteur crée une forme de suspicion, de doute sur l’affection que nous portent nos proches, sur leurs qualités, leur honnêteté, leurs intentions, pour que la personne qu’il manipule ne croit que lui, »décrypte la thérapeute, tout en citant en exemple des remarques apparemment anodines telles que« s’il/elle t’aimait vraiment, il/elle t’aurait appelé pour ton anniversaire ». La graine du doute commence ainsi à germer.
3- L’instillation du doute
Quand la victime est isolée, le long processus de manipulation se déploie. Pour la faire douter, le gas-lighteur tient des propos complètement contradictoires sur tout, parfois d’un jour à l’autre, voire d’une heure à l’autre, puis les nie en bloc, en mentant ouvertement. Il nie aussi ses actions, malgré les preuves, en allant jusqu’à remettre en question l’honnêteté ou les intentions de sa victime. Amélie le confirme :« Nous avions un budget assez serré. Pourtant, il dépensait sans compter. Quand je lui montrais nos relevés de compte, il me disait toujours que ce n’était pas lui, que quelqu’un avait dû voler ses coordonnées bancaires, voire que c’était moi qui avait quelque chose à me reprocher !».
Un retournement de situation typique du gas lighting comme le rappelle Isabelle Nazare-Aga : « Quand la victime essaye de mettre le manipulateur face à ses contradictions, elle se voit systématiquement rétorqué des phrases comme ‘je n’ai jamais dit ça’ ou ‘tu as mal compris ».(…) Il peut aussi choisir de la déprécier (‘comme d’habitude, tu ne comprends rien’) ou de la responsabiliser (‘tu vis la situation comme cela, mais ce n’est pas de mon fait’). Et si la proie manifeste son désarroi, sa frustration ou même sa colère, il va continuer de mettre à mal sa perception de la situation en lui attribuant un défaut mental, comme ‘tu es complètement hystérique’ ou ‘tu es complètement folle’ ».
En parallèle, le gas lighteur peut entreprendre de modifier l’environnement de sa victime pour là encore semer la confusion. Déplacer des affaires afin qu’elle ne les retrouve pas, débrancher des appareils électriques afin qu’ils ne fonctionnent pas… et tenir toujours, en relais, un discours logique, qui ne laisse pas de doute sur la responsabilité de la victime, c’est aussi cela le gas lighting. C’est cacher des lunettes dès que possible, pourquoi pas tous les jours, et glisser simplement « Tes lunettes ? Si elles ne sont pas là, c’est que tu as dû les poser ailleurs ! »
4- La perte d’autonomie
Déclinés de manière systématique, ces mensonges et insinuations finissent par générer chez la personne victime de gas lighting à la fois une perte de lucidité, de confiance et d’estime de soi, voire une incapacité à prendre des décisions seule :« La victime finit par douter de ses propres choix, est freinée dans toute prise d’initiative, même pour les choses les plus anodines du quotidien comme les courses, » continue la psychothérapeute précisant qu’un indice fort de l’emprise exercée par le gas lighteur est cette éternelle question que se posent toutes les victimes :« qu’est-ce qu’il / elle va penser ? ».
Mais pourquoi faire subir du gas lighting ?
In fine, la victime de gas lighting perd donc toute forme de rationalité et toute capacité à prendre du recul. Elle doute tellement de tout qu’elle en vient à ne peut plus se fier qu’à la parole de celui qui la manipule… Et c’est de cette situation que le gas lighteur tire sa jouissance. « Il a toujours une personnalité pathologique, est totalement incapable d’empathie » rappelle Isabelle Nazare-Aga.« Il est mu par ce désir de contrôle absolu de l’espace mental et physique de l’autre. C’est cette emprise qui lui donne une sensation de supériorité. Pourquoi ? C’est un mystère, » conclut-elle. Cette sensation de supériorité est d’autant plus exacerbée que la victime tend, à terme, à développer une fascination pour celle ou celui qui la manipule :« Elle se trouve bête, voire folle, face à une personne qui suscite son admiration, qui à l’opposé d’elle, incarne la vérité, la raison,» précise la thérapeute. Une forme d’idolâtrie qui vient, là encore, nourrir l’ego d’un manipulateur souvent narcissique.
Comment sortir du gas lighting ?
Comme cela peut être le cas dans les situations d’emprise, la victime n’est généralement pas consciente de l’être, ce qui rend le retour à la normale d’autant plus difficile.« Il y a fréquemment chez la proie un véritable Syndrome de Stockholm. Si quelqu’un de son entourage vient à critiquer le manipulateur, la victime prendra sa défense », continue-t-elle. Et pourtant, pour en finir avec le gas lighting, les proches jouent un rôle décisif. En effet, face au lavage de cerveau que les victimes décrivent elles-mêmes une fois sortie de l’emprise, seule une stimulation extérieure au couple peut créer le déclic, comme cela a été le cas avec Amélie :« J’ai eu la chance de pouvoir maintenir la relation avec ma sœur. Avec le recul, je me dis qu’elle ne constituait pas une menace à ses yeux : elle vivait loin, nous n’avions que rarement l’occasion de nous voir. Mais quand elle est venue nous rendre visite, elle m’a avoué ne plus me reconnaître : j’avais perdu 20 kilos, j’étais au bord de la dépression… Elle m’a imploré d’accepter son aide sans jamais accuser mon compagnon ».
En cas de gas lighting, cette main tendue sans jugement peut faire toute la différence. Puis, une fois le contact pris et l’inquiétude partagée, il est important de donner à la victime les supports nécessaires pour qu’elle prenne conscience elle-même de sa situation.« Si la victime travaille à l’extérieur de la maison, le proche pourra lui transmettre un livre, une vidéo, un article qu’elle pourra lire loin de son manipulateur, s’y reconnaître et sortir du déni »souligne Isabelle Nazare-Aga.« Ensuite, elle pourra chercher de l’aide, souvent en cachette, en se tournant vers un thérapeute par exemple. L’essentiel, dans ce cas, est d’avoir une approche qui relève plus du coaching que de l’analyse, dans un premier temps du moins. Il sera toujours temps de travailler sur son estime de soi plus tard. Il faut d’abord gérer l’urgence… ». En l’occurrence, s’éloigner le temps de se reconstruire.
Ces phrases qui révèlent un gas lighting
Certaines phrases, martelées régulièrement, sont évocatrices d’une manipulation. Quelques exemples à ne pas négliger :
– Je n’ai jamais dit ça,
– Tu as mal compris,
– Tu interprètes,
– Tu vois le mal partout, comme d’habitude,
– Tu comprends rien, c’est toi qui vis/perçois la situation comme cela, pas moi !
– Tu n’es jamais content(e),
– Tu es complètement hystérique,
– Tu es folle ma pauvre,
– Tu n’es qu’un salaud / un pauvre type,
– Tu es nul.le…
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