La quatrième édition des rencontres Droit et Religion s’est tenue vendredi 5 juillet à Strasbourg sur le thème : « Convictions religieuses et ajustements de la norme ».
Professeur à l’Université catholique de Louvain, spécialiste du droit des religions, Louis-Léon Christians explique les tensions actuelles et la manière dont les États européens encadrent l’expression religieuse.
La Croix : Après l’intrusion d’un collectif de femmes en burkini dans une piscine de Grenoble, le premier ministre a affirmé qu’« aucune conviction religieuse » ne pouvait servir de motif pour déroger aux règles fixées. N’est-ce pas là l’exemple typique de ces conflits qui se multiplient entre droit et religion ?
Louis-Léon Christians : Cette affaire de burkini qui met la France en émoi est l’occasion de rappeler que les convictions religieuses doivent se soumettre au droit commun… à condition que celui-ci respecte les exigences des droits fondamentaux, et notamment de la Convention européenne des droits de l’homme !
Le règlement d’une piscine, et même une loi votée par le Parlement, doivent respecter les valeurs supérieures garanties par cette dernière, parmi lesquelles la liberté religieuse. Et pour savoir si c’est le cas, il n’y a qu’un seul moyen ultime à l’heure actuelle : saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg.
Porter un burkini relève-t-il de la liberté religieuse ?
L.-L. C. : Il n’appartient pas à un citoyen de se faire justice seul : seul un débat public permettra de le savoir. La CEDH laisse une marge de manœuvre aux États européens pour décider d’encadrer dans certains cas la liberté religieuse.
L’objectif de ce colloque, à Strasbourg, qui a réuni des experts de plusieurs pays, était de comprendre comment s’exprime cette marge de manœuvre : quels sont les critères que vérifie la Cour européenne des droits de l’homme quand elle est saisie par un plaignant et quelles sont les « lignes rouges » que les États ne doivent pas franchir ?
Quels sont les critères de la Cour européenne des droits de l’homme pour juger si un État a empiété sur la liberté religieuse d’un de ses citoyens ?
L.-L. C. : Nous avons repéré quatre critères, cumulatifs. Le premier, et le plus important, est procédural : avant de restreindre la liberté de religion de ses citoyens, un dialogue doit être mené entre les parties concernées : l’employeur avec le salarié, l’administration avec l’usager, l’État avec la société civile, ou encore, pour une loi, un vrai débat parlementaire…
Les autres critères évaluent la proportionnalité de la mesure : la CEDH regarde si les mesures de limitation sont pertinentes pour résoudre le problème posé ; si elles constituent le moyen le moins intrusif de résoudre le problème, ou si, au contraire, une autre mesure moins contraignante aurait permis d’atteindre le même résultat ; et enfin si elle n’est pas trop coûteuse financièrement.
Dans le cas des lois françaises sur les signes religieux à l’école ou sur le voile intégral, la CEDH n’a pas « félicité » la France ni ne l’a érigée en modèle pour toute l’Europe : elle a seulement considéré que, dans son contexte particulier, ces interdictions étaient restées proportionnées à certains objectifs légitimes.
Malgré le contrôle de la CEDH, n’observe-t-on pas actuellement une tendance à limiter toujours plus la liberté de religion en Europe ?
L.-L. C. : De fait, la plupart des universitaires spécialistes de ces questions estiment que de sérieuses menaces pèsent actuellement sur la liberté religieuse, notamment en raison de certaines réactions liées à l’islam. À l’inverse, la majorité des politiques jugent nécessaires ces restrictions au nom de la sécurité de leurs concitoyens, de la lutte contre la radicalisation ou de la perte de cohésion nationale.
Lorsqu’elle contrôle la législation d’un État européen, la CEDH tient compte du contexte politique et social local : un État peut devoir agir de telle ou telle manière en fonction des réactions prévisibles de telle communauté religieuse. Chaque État fait ce qu’il peut dans un contexte que l’on peut reconnaître comme pas facile.
Mais les différents collègues présents ont aussi montré à quel point la jurisprudence de la CEDH est parfois peu prévisible. Les critères sont encore tellement opaques et soumis à l’appréciation fluctuante des juges qu’il est difficile de prévoir ses décisions.
Tout ceci signifie-t-il que, nous aussi en Europe, ajustons les normes au cas par cas, à la manière des « accommodements raisonnables » canadiens ?
L.-L. C. : C’est la grande crainte de certains, qui y voient un effritement de la norme commune. L’expression d’ « accommodements raisonnables » est celle du droit canadien. Mais trop de polémiques focalisées sur le vocabulaire sont vaines et visent à détourner l’attention. La tradition du droit européen – notre tradition – a toujours intégré l’importance du principe de proportionnalité et l’a constamment affiné et précisé. Au lieu de perdre notre temps et notre énergie en inutiles querelles linguistiques, occupons-nous plutôt de savoir où nous mène ce principe.
Comment, même dans un contexte de crainte sécuritaire, ne pas laisser filer nos principes fondamentaux ? Je pense, par exemple, à l’exception de conscience, c’est-à-dire à la faculté laissée au citoyen d’invoquer la garantie des droits humains pour se soustraire à une obligation qui violerait frontalement sa conscience. Ni le citoyen, ni le croyant ne peuvent être traits
source :
Recueilli par Anne-Bénédicte Hoffner,
le 11/07/2019 à 12:27