Des voix s’élèvent pour protester contre la manière avec laquelle l’Organisation internationale de yoga sivananda répond au scandale sexuel qui secoue sa communauté. Plusieurs professeurs de yoga et d’autres membres de la communauté tournent le dos à l’enquête officielle mandatée par l’organisation. Doutant de l’impartialité de la démarche, ils ont décidé de financer leur propre enquête.
« C’est de la poudre aux yeux, cette enquête de l’organisation », soutient Sandra, une victime présumée de Prahlada, le directeur des centres du Canada, de l’Inde et de la Thaïlande et membre du conseil d’administration. « C’est Prahlada [et les autres membres du conseil d’administration] qui payent pour cette enquête et ils élargissent l’enquête pour mieux le protéger. Pour moi, c’est une insulte. »
Comme le révélait Le Devoir mercredi, trois victimes présumées affirment avoir été agressées sexuellement, notamment au siège social de l’organisation à Val-Morin, par le maître spirituel et fondateur du yoga sivananda en Occident, Swami Vishnudevananda, avant son décès en 1993. Ce dernier a fondé un véritable empire, avec plus de 40 centres et près de 50 000 professeurs dans le monde.
L’organisation a engagé une avocate spécialisée en harcèlement sexuel pour mener l’enquête. Son mandat a récemment été élargi pour englober des allégations récentes contre Thamatam Reddy, mieux connu sous son nom spirituel de Prahlada. Ce dernier a été relevé de ses fonctions le temps de l’enquête.
Appui aux victimes présumées
Selon ce que Le Devoir a appris, les trois victimes présumées du fondateur de l’organisation, Swami Vishnudevananda, ne participeront pas à l’enquête officielle. Elles vont plutôt réserver leur version des faits à la contre-enquête, commandée par les gens de la communauté, constituée de yogis de partout dans le monde.
La communauté s’est organisée à travers une page Facebook en appui aux survivantes, intitulée Project SATYA (Sivananda, Accountability, Truth Seeking, Yogic Action).
Les yogis y critiquent la « réponse inadéquate » de l’organisation, notamment dans un sondage interne auquel ont répondu plus de 500 participants, principalement des professeurs, mais également des étudiants et des bénévoles.
Les trois quarts d’entre eux réclamaient une enquête indépendante et souhaitaient que l’organisation retire toutes les images de Swami Vishnudevananda dans les centres Sivananda de même que les chants et prières en son honneur. Ce sondage a été mené avant que de nouvelles allégations concernant Prahlada soient révélées.
« Le conseil d’administration est présentement mal équipé pour prendre en charge cette enquête de façon adéquate », peut-on lire sur l’ébauche du mandat présenté aux membres de la communauté le 7 février dernier.
Contre-enquête
Pour répondre aux préoccupations des membres, faire la lumière sur ces allégations, donner une voix aux victimeset explorer les autres formes d’abus commis au sein de l’organisation, la communauté a donc engagé sa propre équipe d’enquête.
Cette équipe est composée de l’avocate Carol Merchasin, de la Dre Josna Pankhania et de la spécialiste de yoga Jacqueline Hargreaves. Les enquêtrices se pencheront notamment sur « les problèmes systémiques à l’interne qui permettent ou font la promotion de comportements abusifs ». L’enquête se fera selon une approche qui se veut sensible aux traumatismes des victimes.
« Nous allons enquêter sur les cas d’inconduite sexuelle dans la communauté, pas seulement au sommet de l’organisation, mais de façon très large, afin de pouvoir dire : voici l’étendue du problème, explique l’avocate Carol Merchasin en entrevue au Devoir. À défaut de comprendre l’étendue du problème, ce n’est pas possible de changer la culture d’une organisation, de trouver des solutions et de mettre en place des politiques [contre le harcèlement sexuel] adaptées. En informant la communauté des problèmes, ils seront en mesure de développer des solutions. »
Les trois enquêtrices étaient prêtes à faire le travail pro bono, mais la communauté a lancé une campagne de sociofinancement dans l’espoir d’amasser 20 000 $ pour les payer.
Outre cette contre-enquête, une pétition circule pour réclamer la démission des membres du conseil d’administration.
Culte de la personnalité
Des professeurs de yoga ont également quitté l’organisation ou se disent ébranlés dans leur pratique, a pu constater Le Devoir. Sonia Trépanier, professeure de yoga sivananda, a quitté récemment l’ashram de Val-Morin où elle travaillait depuis deux ans. « Je ne pouvais plus supporter d’entendre les prières et les chants en l’honneur de Swami Vishnudevananda, affirme-t-elle en entrevue au Devoir. Ils en ont fait un dieu. Ils pourraient au moins retirer les photos et les adulations jusqu’à la fin de l’enquête. Ce serait la moindre des choses. »
Anne Michaud, une Québécoise qui a travaillé pendant plusieurs années de sa vie pour améliorer la sécurité des femmes, notamment à titre de cofondatrice du Mouvement contre le viol et du Regroupement des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), a elle aussi quitté le centre des Bahamas où elle enseignait le yoga plusieurs mois par année. Elle affirme avoir été choquée par le déni de plusieurs responsables de l’organisation.
Elle s’inquiète aussi pour la santé mentale des femmes qui fréquentent ces centres de retraite, dont plusieurs ont elles-mêmes été victimes d’agressions. « Bravo si l’organisation fait une enquête, mais ils s’étaient également engagés à offrir du soutien aux femmes qui ont été ébranlées à la suite de ces révélations et ils n’ont rien fait dans ce sens », affirme celle qui tente de mettre sur pied des cercles de soutien pour les membres de la communauté.
Mme Michaud estime qu’il « ne faut pas jeter le yoga avec l’eau du bain », mais remet en question le modèle hiérarchique hérité de la tradition indienne. « C’est tout le système religieux et patriarcal de contrôle qui est en train de s’effondrer dans la foulée du mouvement #MoiAussi », explique-t-elle.
LE YOGA À L’ÈRE #MOIAUSSI
Le milieu du yoga n’a pas échappé à la vague #MoiAussi, et des superstars de cette discipline, comme Bikram Choudhury, ont perdu leur aura à la suite de scandales sexuels, au point où plusieurs propriétaires de studios de yoga se sont dissociés du nom de leur fondateur.
Un documentaire diffusé récemment sur Netflix présente des témoignages d’élèves qui affirment avoir été agressées sexuellement par ce gourou qui a fondé un véritable empire avec sa technique de yoga chaud. Bikram Choudhury s’est enfui en Inde après avoir été condamné par la justice américaine à verser près de 7 millions de dollars à son ancienne avocate, qu’il a congédiée lorsqu’elle a commencé à poser des questions sur ces allégations d’agression sexuelle.
Pattabhi Jois, un autre maître indien très influent qui a popularisé la pratique du yoga ashtanga, a également fait l’objet d’allégations d’agressions sexuelles par ses élèves. Les allégations ont fait surface après son décès, mais son petit-fils Sharath Jois, aujourd’hui à la tête de l’Institut de yoga ashtanga, s’est officiellement excusé l’an dernier pour les actes de son grand-père.
source :
Le Devoir
Jessica Nadeau
27 février 2020
https://www.ledevoir.com/societe/573747/la-communaute-de-yoga-sivananda-est-ebranlee