En France, le « féminin sacré » attire de plus en plus de femmes. Ce courant ésotérique propre au New Age répond à un besoin de reconnexion à soi et à la terre. Cristallisant un grand nombre de problématiques propres à l’époque, et en creux, les enjeux de demain, son discours abstrait et les prix de ses prestations ont alerté les organismes de vigilance contre les dérives sectaires. Enquête.
Depuis une dizaine d’années en France, les spiritualités New Age séduisent des individus en quête de bonheur personnel. Le féminin sacré s’inscrit dans ces courants et propose aux femmes de se réunir en non-mixité pour parler de leurs problèmes afin de les dépasser. Par le partage d’expériences et par les rites, ces cercles de femmes incitent leurs adeptes à se reconnecter à une féminité originelle que la société industrialo-patriarcale aurait domestiquée.
Camille Sfez, psychologue et autrice de La Puissance du Féminin (Editions Leduc, 2018), facilite également de tels cercles. Les participantes qu’elle a rencontré lui confient souvent que la « posture de guerrière productive qui ne s’écoute pas trop et fonce » ne leur convient plus. Elles s’y initient souvent à une période charnière de leur vie – séparation, maternité, changement pro, problèmes de santé. Vulnérables, elles y cherchent la sororité et l’écoute.
C’était le cas de Cassis, 28 ans, qui a rencontré le féminin sacré il y a huit ans en voulant soigner son anxiété. Lors d’un stage « danse en milieu naturel », sa professeure de rio abierto (danse psycho-corporelle, ndlr) lui fait connaître Femmes qui courent avec les loups, ouvrage de référence écrit par Clarissa Pinkola Estès. « A la fin de la semaine, elle est venue me voir pour me dire que j’étais une sorcière, raconte la jeune femme. A cette époque là, j’étais très fan d’Harry Potter et je me sentais « alien » au sein des groupes que je fréquentais. Ce qu’elle m’a dit a fait résonner quelque chose en moi. »
Cercles de femmes 101
Pendant 5 ans, Cassis participe à des cercles. Certains sont liés à la lune, d’autres prennent la forme d’ateliers de sorcellerie. « Généralement, il y a une introduction menée par la guide puis il peut y avoir un tour de parole, de la méditation ou des pratiques corporelles » explique-t-elle. Les rites sont multiples et occupent une place importante. La danse, le chant et la musique percussive créent un esprit de communion avec le groupe. Cassis mentionne également des séance de rebozo (tissu traditionnel mexicain utilisé pour resserrer le bas du corps, ndlr) et de voyages chamaniques mis en place lors des cérémonies de cacao. Des rites qui « répondent à un désir de trouver du sens en dépassant une vision matérialiste du monde qui semble arriver à bout de souffle », selon Camille Sfez.
Le discours autour du cycle menstruel et de la maternité est aussi incontournable. « Tout tourne beaucoup autour de notre capacité à procréer même si ce n’est pas annoncé comme tel, détaille Cassis. L’utérus a une fonction sacrée : c’est la matrice, appelée « yoni », soit l’endroit où l’énergie vitale transite et te connecte au cosmos. » Une omniprésence qui n’a pas pour objectif de dire aux femmes « soyez mère le plus longtemps possible », pour Camille Sfez, mais d’expliquer que cette expérience peut les « reconnecter à elles-même. »
« Entre femmes », mais pas toutes
Qui sont ces femmes en quête de reconnexion ? Pour Nicolas Sajus, psychologue et auteur de La Marchandisation du bonheur, Pseudo-thérapies, développement personnel, dérives sectaires (L’harmattan, 2022), ces cercles et retraites s’adressent à des femmes vulnérables mais qui ont une certaine aisance financière. De son côté, la majorité des participantes que la chercheuse Constance Rimlinger a recensé dans ses travaux sont diplômées et occupent des professions indépendantes.
« Il y a cette croyance profonde qu’on peut changer le monde en changeant sa vibration intérieure »
Cassis, quant à elle, a constaté un grand manque de diversité au sein des cercles. Petit à petit, elle s’est sentie « dégoûtée » de voir comment les facilitatrices s’appropriaient des pratiques issues de cultures souvent sud-américaines ou asiatiques sans poser de contexte. La jeune femme pointe aussi du doigt l’absence de femmes transgenres ainsi qu’un discours centré sur l’hétérosexualité et la complémentarité homme/femme. Constance Rimlinger, néanmoins, a eu l’occasion de rencontrer des femmes queer et lesbiennes devenues adeptes après s’être senties en décalage avec le milieu LGBTQI+ militant et urbain. Elles disent y avoir trouvé un espace d’échange axé davantage sur le corps et moins sur les mots.
Pour Camille Sfez, toutes les femmes sont les bienvenues. Si elle admet que le risque essentialisant existe, elle défend tout de même l’importance de « faire la distinction entre une femme qui a un utérus et une femme qui n’en a pas car les deux ne vivent pas les mêmes choses dans leur corps ». Elle ajoute, cependant, que « la question de la féminité, en tant qu’identité de genre, concerne les femmes cis comme trans ».
Puissantes, mais jamais en colère
Bien que présentées comme puissantes, les femmes ne sont pas incitées à s’engager politiquement. « De toutes les rencontres que j’ai faites, très peu de personnes étaient politisées, constate Cassis. Il y a cette croyance profonde qu’on peut changer le monde en changeant sa vibration intérieure. » D’ailleurs, une partie des adeptes ne se dit pas féministe, considérant que la lutte aliénerait les femmes et les enfermerait dans une colère nocive. « Ce mouvement ramène les femmes en dehors de l’économie et du cercle politique pour qu’elles ne soient pas dans des lieux de pouvoir », en conclut Cassis.
Pourtant, la politique n’est jamais bien loin. Au moment du Covid-19, Cassis observe une montée de critiques envers le gouvernement et lorsqu’elle décide de se faire vacciner, on la traite de « mouton de la société ». C’est à cette période que ses doutes se renforcent. En effet, le terreau complotiste couplé au prix des prestations ont alerté la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) qui, dans son rapport de 2021, considère le féminin sacré comme un courant à risques, pointant notamment du doigt les mandalas de femmes – aussi appelés « cercles d’abondance » ou « tisseuses de rêve », un réseau de solidarité financière censé aider les femmes à réaliser leur rêve. « Sous couvert des principes d’économie solidaire et alternative, de soutien moral, de bienveillance, de dons, d’acceptation et d’harmonie, explique le rapport, les femmes sont invitées à entrer dans un système de Ponzi. » La pression du collectif fait le reste en isolant et précarisant ses membres.
En 2021, les nouvelles spiritualités ont fait l’objet de 159 saisines. Simone Risch, présidente d’infos-secte Midi-Pyrénées, a constaté le développement des spiritualités new age dans tout le sud de la France. Selon elle, les dérives sectaires au sein du féminin sacré « ne courent pas les rues », mais il faut rester attentif car ces cercles touchent à l’intime et rendent parfois la sortie du groupe difficile.
Pour Nicolas Sajus, le risque de dérives se situe dans le niveau d’engagement des adeptes ainsi que dans le niveau d’égarement des pratiques. Mais l’éclatement des groupes et des pratiques propres au New Age rendent plus complexe la caractérisation sectaire. « C’est une pensée diffuse qui touche plein de domaines et qui s’infiltre partout – dans les hôpitaux, dans les universités, dans l’enseignement, détaille-t-il. Nous n’avons pas encore accès aux séances et les témoignages sont isolés. » D’après lui, il faudrait « que des groupes de femmes se constituent et témoignent », et repenser les dérives sectaires au prisme de cet éclatement.
Déesses isolées
1 206 euros la retraite de 5 jours, 325 euros le stage (hébergement non compris)… la reconnexion à sa puissance féminine peut coûter cher. « Je pense avoir dépensé plusieurs milliers d’euros dans le New Age » témoigne Cassis. Camille Sfez rattache cela au développement personnel, dans sa globalité. « C’est un fourre-tout qui a pour but de vendre du mieux-être dans cette société où l’on va mal, détaille-t-elle, je pense qu’il faut avoir du discernement ainsi qu’une forme de vigilance ». Mais comment rester lucide quand on est vulnérable ?
Et comment rester indépendante quand le groupe nous enveloppe de compliments, de messages et d’amour ? Cassis en a fait les frais. Adulée par les adeptes de ces cercles, elle s’est progressivement sentie incomprise par ses proches. « Ça a été très compliqué avec mon copain et mes parents, raconte-t-elle. Ils me voyaient changer et ne comprenaient pas mon discours. » Sorcière « jusqu’au fond des os », elle voulait devenir naturopathe et faciliter des cercles tout en étant prof de yoga. « Le New Age déteint sur tes relations, sur ta façon de penser, sur tes moments seule mais aussi sur ta profession » témoigne la jeune femme. De fait, les métiers rattachés au mouvement sont précaires, visent les femmes et fonctionnent le plus souvent en auto-entreprise. Une précarité rendue acceptable par un discours méritocratique. « On te dit que si tu n’y arrives pas, c’est que tu n’y crois pas assez », raconte Cassis. Nicolas Sajus explique cela par l’ancrage au néolibéralisme : « Dans le New Age, je suis mon propre dieu ou ma propre déesse. L’enjeu narcissique est exacerbé au plus haut point. »
Mycélium d’initiatives non encadrées, le courant du féminin sacré semble donc répondre à un manque de spiritualité que le féminisme contemporain – trop urbain, rationnel – ne comblerait pas. Pour Camille Sfez, le féminin sacré permettrait donc aux femmes de faire leurs propres expériences en sortant des discours dogmatiques et matérialistes. « Quand les choses sont bien faites, le discours est vraiment là pour redonner de l’autonomie et de la confiance aux femmes qui vont dans cet espace », assure-t-elle.
Pourtant, s’il offre une réponse ésotérique à une crise sociale, politique et environnementale, il repose en grande partie sur des rôles genrés qui ne fleurent pas vraiment le progressisme. C’est d’ailleurs en partie les questionnements contemporains sur les identités de genre qui ont motivé la déconversion de Cassis en 2020, et qui continueront peut-être de fragiliser des systèmes de pouvoir pyramidaux délétères desquels nulles déesses ne viendra sauver les femmes sacrées.
source:UZBEk et RIcA
par Marthe Chalard-Malgorn