Comment vivent les membres de cette congrégation chrétienne qui donnent tout à la communauté ? Reportage à l’abbaye d’Hautecombe, en Savoie.
Perchée sur les hauteurs de Saint-Pierre de Curtille, l’abbaye d’Hautecombe domine le lac du Bourget. Pour les habitants de la Savoie, c’est un monument historique, qui appartient au patrimoine. Longtemps habité par des moines bénédictins, le bâtiment accueille depuis 1992 une congrégation religieuse : la communauté du Chemin neuf. Une organisation chrétienne, à vocation œcuménique, qui rassemble des prêtres, des religieux, des célibataires, consacrés ou non, mais aussi des familles. Créée par le père Laurent Fabre, et dirigée depuis peu par le père François Michon, elle compte plus de 2 000 membres dans le monde, et plus de 350 membres « réellement engagés » en France. Ces derniers vivent en communauté en « fraternité de quartier » ou en « fraternité de vie », comme à l’abbaye d’Hautecombe.
Dans son bureau, avec vue sur le cloître, Étienne de Beaucorps, prêtre engagé au Chemin neuf, en explique le fonctionnement en souriant. « En fraternité de quartier, les membres sont totalement autonomes financièrement, mais leur engagement se traduit par différentes missions, ils participent à des sessions de formation, apportent leur aide. En fraternité de vie, les membres vivent ensemble, en communauté, dans une maison qui appartient à la congrégation. Les familles qui choisissent ce mode de vie ont toutefois un espace qui leur appartient pleinement ». Les « frères et sœurs » du Chemin neuf peuvent s’engager pour trois ans, renouvelables, ou choisir un engagement à vie. Financièrement, la communauté s’occupe de tout : les biens sont mis en commun, ceux qui exercent une activité professionnelle reversent leur salaire à la caisse commune, et un budget mensuel, qui doit être justifié, est alloué à chaque membre.
« Ce n’est pas une secte », lâche d’emblée en riant Marguerite, religieuse responsable de la boutique de l’abbaye d’Hautecombe. En 1996, le livre Les Naufragés de l’Esprit – Des sectes dans l’Église catholique, de Thierry Baffoy, Antoine Delestre et Jean-Paul Sauzet, avait fait scandale en dénonçant « les dérives » du Renouveau charismatique, à travers des témoignages d’anciens membres de la communauté, notamment. La question s’est alors posée : le Chemin neuf présente-t-il les attributs d’une secte ? Examinée en 2001 lors de la proposition de loi relative aux sectes, la qualification n’a pas été retenue.
Volonté divine
La religiosité des membres du Chemin neuf, elle, ne fait aucun doute. À l’abbaye d’Hautecombe, ce sont une trentaine de personnes qui vivent en fraternité de vie, dont trois familles avec des enfants. Des Allemands, des Slovaques, des Brésiliens… Il y a une importante dimension internationale. Mais tous ont le même mantra : en devenant membres de la communauté, ils ont suivi une volonté divine qui les dépassait. Tout sourire, les « frères et sœurs » déambulent dans les longs couloirs de pierre, une croix en bois portée fièrement autour du cou.
Mais tout n’est pas toujours rose. « La vie communautaire n’est pas toujours facile », confie Pascale, une religieuse qui s’occupe de l’administration à Hautecombe. Des mèches grises parsèment ses cheveux, qu’elle porte court, comme toutes les sœurs consacrées de l’abbaye. « Il arrive que nous nous disputions ou nous froissions pour différentes raisons. Pour cela, des temps de réconciliation sont mis en place chaque semaine, pour que chacun puisse aller parler à la personne avec qui il serait en froid. »
Les journées des membres du Chemin neuf sont rythmées par les prières et les activités diverses liées à la vie en communauté : administration, cuisine, vente à la boutique. Toutes les tâches ménagères sont partagées entre les membres, après avoir été définies et distribuées par la maîtresse de maison. La nourriture est fournie par la communauté : grâce à un accord avec une grande surface, elle bénéficie de dons alimentaires de produits périmés ou à la limite de la péremption, qui composent les repas des membres. Pour le reste, le budget alloué à chacun mensuellement est déterminé au cas par cas par la maîtresse de maison. À l’abbaye d’Hautecombe, c’est Élina qui s’en charge, mais cela peut changer à tout moment, il y a beaucoup de mouvement au sein du Chemin neuf. « La communauté peut demander à tel ou tel membre de changer d’endroit » en fonction des besoins dans chaque fraternité de vie, explique la religieuse Pascale, en particulier l’été.
Depuis peu, Béatrice et Denis vivent en fraternité de vie dans un appartement du 18e arrondissement parisien, où ils ont été envoyés. Mais cet été, la communauté les a affectés à l’abbaye d’Hautecombe. Avec « d’autres frères et sœurs », ils s’occuperont de l’auberge. Un vrai travail de restauration professionnel, pour lequel ils n’ont pas, ou presque, d’expérience. Pourtant, ils sont ravis de « cette opportunité extraordinaire », confie Béatrice d’un air bienveillant. Et tant mieux pour la communauté, qui dispose d’une main-d’œuvre gratuite pour un bénéfice non négligeable : le nombre de touristes peut atteindre les mille personnes par jour.
Béatrice et Denis font partie du Chemin neuf depuis 25 ans, date de leur mariage. Ils ont cinq enfants, qui ont été élevés au sein de la congrégation. Si elle se dit « vraiment heureuse de cette vie au sein de la communauté », Béatrice reconnaît cependant que son choix n’est pas évident : « La vie communautaire est un appel, mais elle est loin d’être idyllique », assure-t-elle. L’intérêt de ce mode de vie dépendant réside dans « la simplification et la confiance ». « C’est une richesse exceptionnelle vécue dans la soumission. Une formation humaine incroyable, parce qu’on fait confiance aveuglément. On est toujours soumis à quelqu’un, et c’est tellement reposant », ajoute la mère de famille, qui confie malgré tout être « heureuse que ses enfants ne fassent plus partie de la communauté ». Eux trouvent « qu’on se laisse un peu trop absorber par le Chemin neuf », et comptent bien rester en dehors.
Ludmila est slovaque, et vit à Hautecombe depuis un an, avec son mari et leurs deux enfants. Comme Béatrice, elle aime cette vie où sa famille est guidée, leur budget géré. Elle aussi vit cela comme « un véritable appel du Seigneur » . Sa fille, Thérésia, est scolarisée dans la région, et aimerait, plus tard, faire partie de la communauté ; son fils, quant à lui, est à l’abbaye de Sablonceaux, en Charente-Maritime, pour « un temps de vacances spirituelles avec la communauté ».
Une congrégation 2.0 « très XXIe siècle »
Les jeunes, la communauté du Chemin neuf fait tout pour les attirer. Elle se pose ainsi en congrégation religieuse 2.0, elle mise sur une communication digitale, comprenant des comptes sur les réseaux sociaux, des partages de vidéos parodiques… L’abbaye d’Hautecombe, particulièrement, est un lieu et un centre de formation dédié aux jeunes. Pendant l’année, ils peuvent venir suivre des cycles d’enseignement religieux, d’une durée de trois à neuf mois, pour approfondir leur foi. Et l’été, il est possible de s’inscrire à la « summer school », qui comprend trois semaines de formation, une semaine de festival, et une semaine de retraite. « Welcome to paradise » accueillera cette année plus de 1 500 personnes, entre 18 et 30 ans. Au programme : activités sportives, fêtes, loisirs, intervenants (comme Thérèse Hargot, sexologue et féministe), et aussi des ateliers de prière, des débats autour de Dieu et de la foi. Depuis le mois de septembre, plusieurs bénévoles s’occupent de l’organisation. Et ils sont nombreux à avoir mis leurs études entre parenthèses pour cela.
C’est le cas d’Ève-Océane, une grande brune d’une vingtaine d’années, qui a interrompu son premier cycle de droit pour s’occuper du secrétariat du festival. Et qui compte bien faire la même chose l’année prochaine. Anne-Claire, elle, a fait une pause d’un an dans ses études de droit/sciences politiques et s’occupe du secrétariat à l’international. Elle confie que « cet aspect très XXIe siècle » lui a plu au Chemin neuf. Mais l’an prochain, elle retournera à la fac. Si elle ne sait pas encore ce qu’elle veut faire plus tard, ni si elle s’engagera dans la communauté, elle compte bien laisser une place importante à la foi dans sa vie professionnelle. « On voit une nouvelle génération de chrétiens qui osent parler de leur foi, et cela me plaît. Je pense à des personnes comme Eugénie Bastié, qui m’inspirent », confie, enthousiaste, la jeune femme en caressant la croix qu’elle porte autour du cou. Hugues, lui, a « senti » qu’il devait quitter son école d’assurance parisienne pendant un an pour suivre la voie que « Dieu avait choisie » pour lui. Plusieurs de ces jeunes vivent ensemble dans un foyer d’étudiants, appartenant à la communauté, à Puteaux, dans les Hauts-de-Seine.
Patrimoine
Si tous ces bénévoles-organisateurs apportent leur aide sans compter, les jeunes participants devront payer leur place pour accéder au « Paradise », expliquent Willy, Vincent et Aurore, qui sont venus donner un coup demain. Entre 290 et 420 euros, le maximum, pour ceux qui souhaitent payer un « prix de solidarité ».
« Les revenus de la communauté, explique Antoine Cousin, secrétaire général du Chemin neuf, proviennent à la fois de la participation aux frais (les personnes qui payent une formation ou l’accès à un événement), du travail des membres (prêtres ou salariés qui versent leur revenu à la communauté), et des dons de particuliers ». « Nos résultats sont soit équilibrés, soit déficitaires, mais nous recevons régulièrement des dons de maisons. Le prix de ces maisons vient gonfler les comptes, mais aucun euro ne rentre dans les caisses », assure-t-il. Chaque année, des bâtiments entiers sont en effet légués à la congrégation, par des entités religieuses ou des particuliers. Beaucoup de biens immobiliers sont aussi prêtés à la communauté en commodat : une personne lui laisse l’usage de son bien.
Pour faire rentrer du liquide dans les caisses, le Chemin neuf réalise également régulièrement des opérations immobilières, comme la vente d’une maison à Vernaison en 2011 pour 400 000 euros, ou de deux appartements à Lyonen 2014 pour 500 000 euros. La même année, la communauté a reçu aussi un don d’un million d’euros pour la restauration d’un foyer au Liban. Les comptes du Chemin neuf, publiés au Journal officiel, indiquent que la congrégation est loin de mal se porter. En 2015, dernier rapport disponible, le profit annuel était de 3 167 193 euros, pour un actif total de 28 778 421 euros. Joli bénéfice pour une organisation à but non lucratif.