Souvenez-vous. Dans les années 1990, l’Ordre du Temple solaire, la scientologie ou le Mandarom faisaient l’actualité. Face aux dérives sectaires, l’Etat avait alors réagi avec la création d’un Observatoire interministériel sur les sectes en 1996, qui débouchera en 2002 sur la naissance de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Dans Le nouveau péril sectaire (Robert Laffont), les journalistes Timothée de Rauglaudre et Jean-Loup Adénor évoquent les mutations en cours, avec une « ubérisation » du phénomène sectaire. Là où il concernait souvent des structures très fermées regroupées autour d’un gourou, internet et les réseaux sociaux ont changé la donne. Autre évolution majeure: l’emprise se fait aujourd’hui beaucoup moins sur les questions de spiritualité que sur la santé ou le bien-être. Comme le résume Serge Blisko, ancien patron de la Miviludes, « Dieu y a été remplacé par la nature. Et un certain nombre de charlatans se sont engouffrés là-dedans ».
Aujourd’hui, près d’un demi-million de Français vivraient sous emprise sectaire. Timothée de Rauglaudre et Jean-Loup Adénor ont notamment enquêté sur Thierry Casasnovas, l’anthroposophie, les évangéliques ou les communautés charismatiques catholiques, avec des témoignages choc. Ils s’interrogent aussi les phénomènes d’entrisme, et lancent un cri d’alarme sur l’avenir de la Miviludes. La République aurait-elle déposé les armes face au phénomène sectaire? Entretien.
L’Express : Pourquoi avoir consacré une enquête à ce que vous nommez le « nouveau péril sectaire »?
Timothée de Rauglaudre : À l’occasion d’une précédente enquête sur les « thérapies de conversion » (1), nous nous sommes rendu compte que la question était passée sous le radar des pouvoirs publics. Seule la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) s’en préoccupait encore. Mais elle a été un temps menacée de suppression. L’Etat comme les médias se sont désintéressés de ces sujets, notamment car l’islamisme radical occupait tout l’espace. Pour autant, les communautés à tendance sectaire n’ont pas disparu, bien au contraire, même si elles se sont transformées.
Le youtubeur Thierry Casasnovas, qui se présente comme un miraculé du crudivorisme, est-il emblématique de ces évolutions ? Plus de 600 signalements ont été reçus à son sujet par la Miviludes en trois ans…
Jean-Loup Adénor : Oui, il représente bien ces nouvelles dérives, avec ce que nous nommons des « gourous ubérisés ». Les grands mouvements à tendance sectaire des années 1990, comme l’ordre du Temple solaire, ont disparu, ou ont perdu en influence comme la scientologie. Contrairement à ces structures très fermées, Thierry Casasnovas passe principalement par Youtube. Son discours ne semble de prime abord nullement spirituel. Il parle de bien-être, de santé et d’alimentation. Il met aussi en avant son propre mythe, à savoir que grâce à l’alimentation crue, il aurait été sauvé de graves maladies. Par la force d’une « révélation », il aurait trouvé le chemin de la guérison à 33 ans, l’âge du Christ.
Ce qui surprend quand on enquête sur lui, c’est qu’à quel point il est difficile de trouver des personnes acceptant d’en parler. Ceux qui le côtoient ou l’ont côtoyé ont peur. France 5 a recueilli le témoignage d’une jeune femme racontant l’emprise qu’il a eue sur sa vie. Quelques jours plus tard, elle apparaissait dans une vidéo à ses côtés. Il a expliqué qu’elle avait été manipulée par les médias. Depuis, elle ne veut absolument plus parler. De tous les mouvements sur lesquels nous avons travaillé – Témoins de Jéhovah, anthroposophie, scientologie, évangéliques… – , c’est vraiment la communauté autour de Casasnovas dans laquelle nous avons trouvé l’ambiance la plus pesante, avec une vraie capacité de mobiliser des troupes pour menacer les personnes qui prendraient la parole dans les médias.
« Si son fils se faisait frapper, c’est qu’il aurait commis une faute dans une vie antérieure »
Vous avez aussi enquêté sur l’anthroposophie, mouvement longtemps méconnu des Français, mais qui est de plus en plus critiqué dans les médias…
T.d.R. Aujourd’hui, les mouvements à tendance sectaire ne sont plus forcément centrés autour d’un gourou. L’anthroposophie, comme les écoles Steiner-Waldorf qui lui sont associées, n’a pas de leader mondial. Ce qui n’empêche pas qu’il puisse y avoir une forte emprise. L’un des témoignages qui nous a le plus choqués durant cette enquête, c’est celui de Carla, mère d’un enfant dyspraxique et dysgraphique. Comme son fils n’était pas bien traité dans l’école publique, elle s’est mise en quête d’une pédagogie alternative plus proche des besoins de son fils. Elle est tombée sur Steiner, pensant qu’il s’agissait d’une pédagogie similaire à Montessori. Elle a été séduite par une école en pleine nature, avec beaucoup de dessins et de place laissée aux activités artistiques. Mais peu à peu, elle a découvert qu’il y avait un caractère ésotérique et spirituel qui n’était pas assumé, avec des paroles de Rudolf Steiner récitées comme une prière le matin, des fêtes saisonnières à l’image de la très ésotérique « Spirale de l’Avent »…
Au fil des mois, elle comprend que son fils était brutalisé par les autres enfants et un professeur, et complètement ostracisé. On lui répond alors qu’elle devrait faire un travail sur elle-même. La fondatrice lui explique même que les cours de récréation sont très peu surveillées, car les enfants y reproduiraient « l’ordre cosmique » et que si son fils se faisait frapper, c’est qu’il aurait commis une faute dans une vie antérieure. On a entendu des choses similaires dans d’autres établissements, y compris celui ouvert par l’ancienne ministre de la culture Françoise Nyssen à Arles. L’emprise, c’est cela : l’impossibilité pour les adeptes de critiquer la doctrine. Derrière une bienveillance affichée, on peut se retrouver pris au piège…
J.-L. A. Ce qui est frappant avec l’anthroposophie et les écoles Steiner-Waldorf, c’est à quel point la spiritualité est déguisée. Quand on interroge la Fédération Steiner, ils répondent que ce sont des cas spécifiques montés en épingle par la presse. Mais on a encore vu cet été une école Steiner-Waldorf fermée par le rectorat à Bagnères-de-Bigorre. Bien sûr, des enfants peuvent aussi être victimes de maltraitance dans l’école publique. Mais la différence, c’est que personne ne dira qu’il y a un ordre cosmique. Cela change tout.
« La série du Monde sur l’anthroposophie est un formidable coup de pub pour le mouvement »
Le Monde a publié cet été une série d’articles sur l’anthroposophie, très critiquée pour son approche jugée complaisante. Les accusations de dérives sectaires y sont écartées, et les journalistes ont plutôt présenté la France comme étant trop « cartésienne » et laïque face à un mouvement spirituel comme l’anthroposophie…
source : https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/anthroposophes-crudivoristes-evangeliques-les-nouvelles-menaces-sectaires_2160993.html
Propos recueillis par Stéphanie Benz et Thomas Mahler
Publié le 22/10/2021 à 17:13