« Le djihadisme est un phénomène systémique qui va durer », selon la spécialiste Myriam Benraad qui invite à repenser durablement les dispositifs de prise en charge des djihadistes en France.
Le « califat » autoproclamé par le groupe djihadiste Etat islamique (EI), qui s’étendait sur de larges pans de territoire à cheval sur la Syrie et l’Irak, n’existe plus que sur quelques villes de faible importance d’une rive à l’autre de l’Euphrate et du Tigre. De Raqqa, fief syrien de l’EI, il ne reste que des ruines. La mosquée Al-Nouri de Mossoul où le leader de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, avait fait sa seule apparition publique en 2014 a été en partie détruite.
Mais l’EI, quasiment vaincu militairement, fera encore parler de lui en 2018, sans aucun doute. Emmanuel Macron, dans un entretien au quotidien « El Mundo » paru fin 2017, l’a rappelé : « La défaite de Daech ne signifie pas la fin de la menace terroriste, qui est durable. »
Si l’EI a perdu son territoire, il lui reste des combattants dans le monde et surtout, son idéologie est devenue suffisamment puissante pour s’affranchir d’une organisation structurée. Une idéologie qui est au centre du dernier ouvrage de la spécialiste Myriam Benraad, professeur en sciences politiques et en études de sécurité à l’université de Leyde (Pays-Bas), « Jihad : des origines religieuses à l’idéologie » (Editions Le Cavalier Bleu). Interview.
Vous faites le constat que depuis plusieurs années, et surtout depuis les attentats du 11-Septembre, le mot « djihad » est omniprésent dans le débat public mais a été banalisé et dévoyé. En perdant ce sens originel, on aurait aussi perdu la compréhension du phénomène djihadiste…
J’ai essayé de montrer comment s’est construite l’idéologie djihadiste à partir de sources religieuses qu’on ne peut pas nier. L’idée était de faire la distinction entre ce qui est du ressort du religieux et de l’idéologie. Nous sommes dans une forme de confusion délétère qui aboutit à la criminalisation de l’islam et des musulmans, alors que les djihadistes ne sont qu’une composante, extrêmement violente et dangereuse, très minoritaire dans le champ de l’islam politique. Cela a créé des effets de polarisation très inquiétants qui ont des conséquences sur notre société et qui, par ailleurs, participent du narratif djihadiste.
Les djihadistes utilisent le mot « djihad », on ne peut pas leur nier l’usage du terme. Mais il est important de comprendre l’instrumentalisation et les modalités d’usage qu’en font ces militants radicaux.
Comprendre comment se construit l’idéologie djihadiste est-il d’autant plus important que se pose aujourd’hui la question des retours de djihadistes ?
Le « tout judiciaire » ne sera pas la solution. D’autant que la prison est un incubateur de la radicalisation. Les personnes ultraradicalisées deviendront des chefs en prison et useront de leur influence. On ne peut pas incarcérer sans dispositif de prise en charge interne. Et celle-ci doit intervenir au niveau du religieux, par l’intermédiaire des aumôniers musulmans. Ils ont un rôle fondamental, crédible, légitime, sont impliqués sur cette question depuis une dizaine d’années et obtiennent des résultats.
Une fois passée la première étape du carcéral, il faut penser l’après. Je ne crois pas au désembrigadement seul. Il faut un suivi, une méthode, des personnes compétentes qui prennent en charge ces gens et qui puissent dialoguer avec eux. Aux Pays-Bas par exemple, il y a un processus de réintégration sociale suivi par les autorités. Les anciens djihadistes ne sont pas lâchés dans la nature, il y a une assistance religieuse, un dialogue engagé avec eux. On n’est pas dans la stigmatisation.
Les pistes de réflexion sur la manière dont cela peut être géré devraient être lancées en amont. Or, pour le moment, on n’a pas encore réfléchi collectivement aux dispositifs qu’il faut mettre en place si jamais la France décide de les rapatrier.
Les dispositifs spécifiques de déradicalisation ont cependant montré leur limite…
On ne peut pas jeter comme on l’a fait ces derniers mois tout ce qui a été fait dans le domaine de la « déradicalisation », car on se retrouve à nu aujourd’hui. Les ratés ont été la conséquence d’une précipitation sans planification réelle, et du fait qu’on a attendu de certaines personnalités des résultats qui n’étaient pas réalistes. C’était devenu un enjeu de pouvoir pour obtenir des financements.
Mais cela ne veut pas dire qu’il faut tout laisser tomber. Il faut relancer ces dispositifs et développer une stratégie de long terme car le djihadisme est un phénomène systémique, qui va durer.
Quels acteurs vous paraissent essentiels à ces dispositifs ?
Je pense qu’il faut développer davantage la prise en charge religieuse. Les djihadistes sont très attachés à cet aspect. Je parlais des aumôniers, mais on peut également s’interroger sur ce qu’on peut faire au niveau de l’islam de France. Que ce soit dans la sphère sociale, dans les quartiers, dans les mosquées, il faut faire en sorte que ces gens puissent avoir d’autres lieux de socialisation religieuse qu’internet.
L’adhésion à une forme d’islam radical rend le passage à la violence plus probable. Ce qui radicalise, c’est une vision du monde, une idéologie structurée qui prétend offrir des réponses et qui touche divers profils. Il faut des personnes, des individus considérés comme légitimes car suffisamment charismatiques pour les aider à renoncer à la lutte armée. Il faut se placer plus en amont pour travailler sur l’idéologie.
Plusieurs victoires militaires sur l’EI en Irak et en Syrie ont été proclamées fin 2017. Y a-t-il chez les combattants djihadistes la volonté de récréer le « califat » perdu ?
Depuis la perte de ces territoires, le discours djihadiste est le suivant : « nous avons réussi à créer un ‘califat' » qui a trouvé une matérialisation entre la Syrie et l’Irak. Ils se disent qu’ils ont réussi là où aucune autre faction djihadiste n’avait réussi auparavant. Aujourd’hui, il y a donc la nostalgie d’un califat djihadiste perdu qu’il faut restituer. Leur propagande, même si elle a diminué, recycle des images du passé. Pour les djihadistes, les pertes militaires ne sont qu’une épreuve majeure à traverser. Ils n’ont pas dit leur dernier mot et n’abandonneront pas le combat.
Autre chose : la revanche est un autre sentiment mobilisateur pour l’EI. Ils ont toujours utilisé la vengeance comme un moteur clé de leur propagande. Ils veulent venger les leurs, leurs pertes, l’humiliation… Ce ressort émotionnel de revanche est prédominant.
Mais peuvent-ils concrètement recréer ce « califat » ?
Ce sera très difficile. D’une part, parce que la campagne militaire a été extrême et très violente. Raqqa a été rasée à 70% et Mossoul a été détruite à 30%. D’autre part, les populations civiles ne veulent plus des djihadistes, même celles qui les soutenaient au départ. Elles sont déplacées et luttent pour leur survie. Elles veulent des choses simples : la sécurité, l’eau, l’électricité et retrouver un semblant de normalité. Ce ras-le-bol fait qu’un ancrage de l’EI dans cet environnement va être compliqué.
Cela dit, l’EI peut être défait mais l’idéologie n’a pas disparu. Depuis la fatwa d’Oussama Ben Laden de 1998 qui appelle au djihad global contre l’Amérique et ses alliés, le phénomène n’a cessé de croître malgré tous les efforts déployés pour le contrer. D’autant que les djihadistes ont laissé des enfants qui continuent parfois de les admirer. S’ils grandissent dans un champ de ruines et que leurs libérateurs n’ont rien à leur proposer, on peut craindre que le pire ne se reproduise.
Propos recueillis par Sarah Diffalah