À la maison, au travail, dans la rue. Ce que disent les femmes sur les réseaux sociaux au sujet des agressions sexuelles qu’elles subissent dans leur vie quotidienne résonne aussi dans les commissariats, les gendarmeries : en octobre, les plaintes y auraient respectivement bondi de 23 et 30% : soudain, ce qui se vivait dans la honte et l’isolement, se fait jour. Et doit obliger toute une société à se regarder en face : car derrière l’affaire Weinstein et ses répliques, ou le succès viral des #balancetonporc et #metoo, c’est bien à interroger notre modèle profondément patriarcal qu’invitent des millions de femmes -et de nombreux hommes aussi. Une société où prévaut encore la culture du silence, du non-dit. Deux chiffres en attestent : seuls 8% des viols font l’objet d’un dépôt de plainte. Et 1% d’une condamnation. Alors que se déroule la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, et qu’Emmanuel Macron présente samedi son plan d’action contre les violences sexuelles, nous avons rencontré des victimes, des policiers, des associations, des magistrats, des syndicats qui tentent déjà de faire entendre la voix des femmes.
Il ne voulait pas qu’elle dorme. Alors il avait retiré le lit de sa chambre. Et bricolé le système électrique pour que la lumière se rallume sans cesse : ces faits ne se sont pas déroulés entre les murs lointains de Guantanamo, mais récemment, dans une maison banale de Marseille. L’époux a été placé en détention provisoire. Sa femme s’est vue prescrire une ITT de 40 jours. Exceptionnel ? Non. Dimanche dernier, un équipage de police tombe sur cette scène : dans une voiture, toujours à Marseille, un homme est en train de frapper sa femme. Avec un marteau. Il faudra le « taser » pour qu’il arrête de la battre.
Un service pour aider les policiers à la réception des plaintes
Des histoires comme celles-là, le Bureau de l’aide aux victimes (BDAV) de Marseille en entend tout le temps. Elles glacent, révoltent ou sidèrent. « C’est sûr, il ne faut pas mettre d’affect », consent Jean-Philippe Gorce, en dépliant ses quasi deux mètres. Gardien de la paix, il est le responsable de ce petit service atypique de trois fonctionnaires, niché dans le labyrinthe de l’Hôtel de police. On l’y retrouve, aux côtés d’Agnès Bertrand, brigadière, dans un bureau encombré. Casque, épée, bouclier : autour d’eux, l’image de l’hoplite est partout, car le fantassin grec est la mascotte du BDAV. « Lui aussi défend la veuve et l’orphelin », glissent les collègues dans un sourire entendu. Pas « d’affect », soit : mais dans ce service, l’empathie n’est pas une option. Elle est même au coeur de la mission.
Créé en 2003, le BDAV n’enquête pas. Il tient serré un maillage d’associations d’aide aux victimes de violences, et forme les collègues policiers à la réception de leurs plaintes. Dans les Bouches-du-Rhône, il travaille particulièrement les violences sexuelles, car ce sont, ici, les « plus fréquemment commises », et le plus souvent dans le cadre intra-familial. Celles avec « le plus fort retentissement psychologique » chez les victimes, aussi. Chaque policier nommé à Marseille doit ainsi recevoir cette sensibilisation. L’objectif, in fine, est de permettre la meilleure rencontre possible entre« une personne venue déposer plainte et qui attend une libération de sa parole »,retenue des mois ou des années, et un policier peut-être débordé, qui escompte surtout, lui, réunir des« faits les plus précis possibles » pour étoffer la plainte.
Deux demandes qui peuvent s’avérer incompatibles si l’une et l’autre des parties ne comprennent pas ce qui se joue alors. De nombreuses femmes disent encore ainsi leur sentiment d’avoir été mises en accusation, ou dénigrées, lors de leur dépôt de plainte.Car si, dans la plupart des cas, l’identité de leur agresseur est connue (il s’agit généralement d’un proche), il faut encore le confondre pour des faits « qui se sont souvent déroulés six mois, un an avant, et sans témoin ». Et pour cela, il faudra réunir « des dates, des heures, des preuves »afin que la plainte puisse aboutir. « Le questionnaire va forcément être très intrusif,accorde Agnès Bertrand.Il interroge l’intime. »« Il s’agit donc, et c’est le travail des associations, de préparer la victime à un monde auquel elle ne connaît rien ».
Phénomène d’emprise mentale
Au commissariat, les fonctionnaires formés, eux, ont désormais compris que de petits gestes -tendre un mouchoir, proposer un café- peuvent faire la différence. La présence, avant et/ou pendant l’audition, d’un psychologue ou d’un intervenant social, est également précieuse. Aux collègues, le BDAV explique ainsi la« spirale de la violence », cette boucle par laquelle passe toute victime de violences conjugales (de la lune de miel aux premiers coups, des excuses au pardon plein d’espoir) : « C’est ce qui permet de comprendre pourquoi, souvent, il y a des retraits de plaintes. » Un « classique » aller-retour qui peut être mal perçu des policiers, s’ils n’en perçoivent pas les ressorts psychologiques. Le BDAV, qui intervient dans les collèges pour sensibiliser les jeunes au fléau du harcèlement scolaire, recourent parfois à des jeux de rôle pour décrire le poids de l’emprise mentale : « Tu es enfermé dans une pièce de 3 m, dans le noir, ça dure six mois. Un jour, la porte s’ouvre : tu sors ? Non. C’est une prison, mais au moins, tu la connais… »
À l’appui de cette démonstration, ils rappellent l’affaire René Schembri. En 2014, aux assises d’Aix, ce septuagénaire avait été condamné à dix ans de prison pour les actes de torture et de barbarie commis sur sa femme : oeil et tympan crevés, vagin cousu, ablation de muscles. Au procès, un juré s’était évanoui. Colette, elle, avait enduré son calvaire en silence durant 30 ans. Inconcevable pour certains qui, malgré les preuves accablantes, ne la croyaient toujours pas…
Les chiffres
600 000 femmes sont, selon une enquête publiée en 2016 par l’Institut national d’études démographiques (Ined) victimes de violences sexuelles chaque année. Parmi ces exactement 580 000 femmes et 200 000 hommes, 11 % des femmes et 7% des hommes ont déclaré des attouchements du sexe, 95 % des femmes des attouchements des seins ou des fesses, des baisers imposés par la force ou du pelotage, et 93 % des hommes du pelotage.
Une femme sur vingt est chaque année agressée sexuellement. Des chiffres que les chercheurs estiment très inférieurs à la réalité, concernant plutôt, d’après eux « des millions de femmes », en raison de l’importante sous-déclaration de ces faits.
62 000 femmes subissent un viol ou une tentative de viol chaque année.
1/3 des viols se déroulent dans le cercle familial. 8 à 10% seulement, selon des études, font l’objet d’un dépôt de plainte.
1 à 3% des plaintes pour viol débouchent sur un procès aux assises.
Une femme sur 26 sera violée au cours de sa vie. Cela représente 230 viols par jour en France.
123 femmes ont été assassinées en 2016 par leur conjoint ou ex-conjoint.
source : laprovence.com