La cathédrale de Ratisbonne est depuis quelques années en pleine tourmente. En cause, la maltraitance, les violences physiques et sexuelles dont ont été victimes, pendant de longues années, plusieurs centaines d’enfants appartenant au chœur de la cathédrale
Les Petits chanteurs de Ratisbonne (en allemand Regensburger Domspatzen, littéralement les Moineaux de la cathédrale de Ratisbonne) : les mélomanes, les amateurs de musique baroque les auront sans doute rencontrés au cours d’une de leurs tournées, de leurs concerts ou écouté leurs enregistrements unanimement appréciés. Mais aujourd’hui, on aura sans doute bien du mal à écouter sans honte les Motets de Bach ou les Psaumes de David de Schütz lorsque l’on connaît le contexte de l’enregistrement dans les années 70.
Ce chœur, héritier d’une longue tradition de musique d’Église qui voulait que les parties supérieures du chant (soprano, alto) soient tenues exclusivement par des jeunes garçons, est depuis quelques années dans la tourmente. Entre 1945 et les années 1990, au sein même de l’institution, au moins 547 enfants – sans doute davantage – ont été victimes de violences physiques et/ou sexuelles (pouvant aller jusqu’au viol) de la part de l’encadrement ecclésiastique ou laïque. Après avoir auditionné plusieurs centaines d’anciens petits chanteurs, la commission d’enquête constituée à la suite de premières dénonciations en 2010, vient de rendre un rapport accablant sur les pratiques, les mœurs de l’internat où vivaient les enfants. « Les victimes […] ont décrit l’institution comme une prison, un enfer et un camp de concentration », a déclaré Ulrich Weber, l’avocat chargé de l’enquête ; « beaucoup d’entre elles ont évoqué cette période, marquée par la violence, la peur et l’impuissance, comme la pire de leur vie. » Gifles (si fortes que la victime en gardait encore la trace le lendemain), coups (de bâtons, d’archets de violon !), privation de nourriture, agressions sexuelles, viols : les 440 pages du rapport égrènent jusqu’à la nausée les témoignages des enfants. Lorsque certains d’entre eux tentaient de s’enfuir – on peut imaginer leur détresse – ils étaient reconduits de force à l’école, battus et humiliés devant leurs camarades. Un ancien choriste, le chef d’orchestre et compositeur Franz Wittenbrink, évoque un « système de punitions sadiques relié au plaisir sexuel ».
Pour un autre ancien choriste, Alexander Probst, qui a tenu à rédiger ses mémoires sur cette période de son existence, « il ne s’agit pas de 547 cas où un individu n’est affectéqu’une seule fois. C’était plutôt une pratique qui a perduré pendant des décennies et qui a consisté à tourmenter, abuser, maltraiter et abîmer socialement 547 enfants ». Une pratique courante, donc, une sorte de tradition éducative ancrée dans les habitudes… qui ne sont malheureusement pas d’un autre âge.
Car à la cathédrale de Ratisbonne, au cœur de cette riche et heureuse Bavière, la banalité de la violence éducative aura perduré jusqu’à la fin du 20e siècle, dans le cadre certes d’un internat mais largement ouvert sur l’extérieur. Qui peut croire sérieusement que personne ne savait ? Pourquoi a-t-on refusé d’ouvrir les yeux ? La maltraitance des enfants, que ce soit à Ratisbonne ou ailleurs, se nourrit toujours des mêmes éléments : des « enfants sous terreur » (pour reprendre l’expression d’Alice Miller), étouffés jusqu’à l’âge adulte par un sentiment d’humiliation qui les empêchera de parler, conditionnés dans le respect d’une autorité qu’on ne discute pas, sous la coupe d’une institution auréolée d’une histoire millénaire (le chœur avait été fondé en 975), de surcroît renforcée par la personnalité prestigieuse – en réalité étouffante – d’un chef de chœur comme celui qui a régné pendant 30 ans (de 1964 à 1994) à Ratisbonne, Mgr Georg Ratzinger – frère de Josef Ratzinger, le futur Benoît XVI – musicien réputé mais dont l’enquête a montré qu’il avait la main lourde, très lourde, sans « se rendre compte » – a-t-il prétendu – de la brutalité, de l’inhumanité de la discipline imposée aux enfants.
Dans ces conditions, comment la parole de ces enfants aurait-elle pu être acceptée, entendue, et d’abord par leurs propres parents dont quelques-uns devaient quand même avoir des soupçons ? Dans tous les cas, la maltraitance des enfants se nourrit d’une culture du silence, qui, même si elle n’en est pas la seule cause, n’a jamais disparu des institutions éducatives, religieuses mais aussi laïques. Même s’il est vrai que l’Église catholique a la singulière propension à montrer davantage de compassion pour un embryon de quelques jours que pour l’enfant sorti du ventre de sa mère… Après des décennies de loi du silence, puis des années de tergiversation, le diocèse de Ratisbonne, confronté à la réalité, n’a pu que tardivement reconnaître les faits, lesquels faits étant d’ailleurs pour la plupart prescrits. Histoire de soulager leur conscience, les autorités ecclésiastiques ont fait part de leur intention de dédommager les victimes à hauteur de 20 000 euros. Pas de grands risques là non plus de ce côté : l’Église de Bavière est riche…
Cet épisode vient confirmer, une nouvelle fois, que la maltraitance des enfants n’est pas derrière nous, qu’il ne s’agit pas d’une pratique du passé. Même si, incontestablement, la violence dont les enfants peuvent faire l’objet n’est plus considérée comme légitime, même si les éducateurs et les adultes ont des comptes à rendre de leurs agissements, même si quelques faits très médiatisés parviennent à toucher l’opinion publique, la violence éducative a toujours ses adeptes, toujours trop nombreux : en France, notamment, où le mythe de la « bonne paire de gifles » est toujours vivace et où l’interdiction totale des coups portés aux enfants n’est toujours pas rentrée dans la loi, encore moins dans les mœurs. Tout un travail d’éducation reste à mener mais il s’agit ici de l’éducation des adultes.
source : MEDIAPART le 3 aout 2017 par