L’Association que je représente ici, le CCMM, a été créée en 1981 par l’écrivain Roger IKOR, pour lutter contre les dérives sectaires et l’emprise mentale. Elle est présente sur la quasi totalité du territoire national. En collaboration avec la MIVILUDES nous aidons les proches des victimes par un travail d’écoute et de conseil, de sensibilisation et d’information. Les principes du CCMM s’appuient sur les Droits de l’homme et les Droits de l’enfant, la laïcité et la liberté de conscience.
Nous considérons qu’il y a emprise mentale chez un individu lorsqu’il n’y a plus de libre arbitre, lorsqu’un individu ou un groupe exerce une tentative de contrôle psychique chez autrui, entrainant une déstabilisation des processus décisionnels, de la capacité de jugement et du pouvoir critique; le tout sans que la victime n’en ait conscience ou ne s’y oppose.
1. L’expérience dans ce domaine a conduit le CCMM à être sollicité par des familles dont les jeunes étaient engagés dans un processus de radicalisation dès 2011 (peu de familles à l’époque).
Après la mise en place du N° vert, les appels se sont amplifiés. Par ailleurs, le CCMM a été sollicité dans le cadre des dispositifs publics mis en place sous l’impulsion du CIPD dans les préfectures.
A ce jour, nous avons suivi près de 80 jeunes concernés directement ou le plus souvent, au travers de leur famille. Ce suivi a pu se limiter à deux entretiens ou faire l’objet d’une prise en charge thérapeutique.
Les profils concernés sont très divers :
• Mme M. et sa fille de 27 ans.
• M. et Mme X et leur fils de 22 ans.
• Mme J. et sa fille de 16 ans.
• M. K 18 ans, en placement familial.
Nous remarquons avec d’autres intervenants une sous représentation des familles de culture musulmane, plus réticentes à s’adresser aux autorités publiques.
La radicalisation
Nous retenons la définition de Farhad KOSROKHAVAR, chercheur à l’EHESS :
• c’est un processus,
• conduisant à la croyance en une idéologie extrémiste, politique, religieuse et/ou sociale,
• légitimant le recours à la violence.
Pour mémoire, l’Islam n’est pas la seule religion instrumentalisée par des extrémistes. Mais les djihadistes sont les seuls aujourd’hui cherchant à instaurer un « nouvel ordre mondial » totalitaire par le recours au terrorisme.
2. En pratique :
• Les familles qui nous contactent directement : nous les encourageons à signaler la situation au N° Vert. Mais c’est en général difficile pour deux raisons : une forte culpabilité et la crainte de stigmatiser leur enfant; mais aussi une forme de déni de la situation et de son caractère évolutif : « Mon fils n’est pas quelqu’un de violent, c’est absurde ».
L’essentiel de notre travail consiste, sans dramatisation, à les amener à sortir du déni… avec plus ou moins de succès.
D’autres appellent le N°Vert et entrent alors dans la prise en charge prévue par les dispositifs publics.
• Les dispositifs conventionnels avec les Préfectures :
Toutes les préfectures, avec des terminologies variées « classent » les jeunes signalés. (Ex. : rouge, orange, vert)
Les situations individuelles nous sont transmises au cours de réunions de coordination au périmètre variable.
Les jeunes de plus de 25 ans qui sont en général plutôt des garçons, considérés comme le « Haut du spectre » sont suivis par les Services de Sécurité.
Nous sont donc adressés, des mineurs ou jeunes majeurs parmi lesquelles les filles sont les plus nombreuses et relevant clairement de la protection de la jeunesse.
3. La compréhension du processus de radicalisation.
Ce processus concerne des jeunes ayant les forces et les vulnérabilités de l’adolescence :
• sensibles à tout ce qui peut s’assimiler à un sentiment d’injustice sociale pour soi ou pour les autres.
• dans un rapport ambivalent avec le consumérisme et le plus souvent en recherche d’idéal.
• avec des histoires familiales singulières : même si la majorité de ceux que nous avons rencontrés, sont élevés par des mères seules et ont une image paternelle dégradée voire catastrophique.
• tous sont en recherche de construction identitaire mais peu d’entre eux avaient eu jusque là des préoccupations religieuses.
Les étapes et indicateurs.
Nous remarquons des corrélations possibles avec les manipulations mentales :
• les jeunes sont «accrochés» le plus souvent dans leurs lieux de socialisation habituels (école, club de sport, milieu professionnel) sur le thème de la spiritualité et de l’idéal comme réponse à un questionnement existentiel.
• ils sont ensuite «séduits» par les multiples relais de ces premiers contacts : nouveaux amis, réseaux sociaux, sites internet, documentation…. qui les conduisent vers l’Islam source de « sérénité et de paix ».
Mais pour les convertis en particulier, il est recommandé de ne pas en parler autour de soi, surtout à sa famille qui ne comprendrait pas : «Toi, tu comprends, parce que tu es pur, intelligent, différent». Ainsi le jeune est survalorisé et simultanément isolé progressivement de son environnement habituel.
L’issue de cette phase est le plus souvent la conversion qui peut se faire dans n’importe quelle pièce dans un appartement.
C’est en général à la fin de cette étape où la religion commence à s’afficher dans l’univers privé, que les familles s’inquiètent. Le jeune est déjà très «encadré».
• l’étape suivante le fera passer à une forme de plus en plus rigoriste et radicale de l’Islam, que l’on pourrait considérer comme «endoctrinement» en les faisant adhérer à une conception prétendument originelle et littérale des textes religieux,
o nécessitant une pratique religieuse et une vie sociale très codifiées,
o obéissant à ce qui va progressivement devenir une idéologie politique et religieuse dans laquelle les jeunes «élus» contribuent à la restauration d’un monde juste. Ils cherchent eux-mêmes à convertir les autres.
• la dernière étape est l’acceptation du recours à la violence pouvant aller jusqu’au sacrifice de soi-même et/ou à l’acceptation pour des jeunes filles de partir en Syrie mener des « missions humanitaires ».
Comment est-ce possible?
Outre les profils individuels et les éléments de contexte, nous notons que :
• les djihadistes ont du talent et des moyens (cf. produits internet, clips et littérature)
• comme on l’a vu le processus d’adhésion à cette idéologie totalitaire se fait de manière incrémentielle : la doctrine n’est pas énoncée d’un bloc, mais par propositions successives, qui, dissociées, peuvent paraitre raisonnables.
Cela n’empêche sans doute pas des débats intimes et donc secrets qui échappent à l’entourage.
• la survalorisation individuelle s’accompagne de l’isolement intellectuel et affectif du jeune par rapport à ses référents habituels.
Les indicateurs de rupture sont d’ailleurs essentiels dans le diagnostic. Dans notre pratique les plus pertinents sont :
• la modification soudaine de la vision des rapports hommes/femmes.
• les conduites très ritualisées.
• l’arrêt de nombreuses activités sociales et sportives.
• la distance affective de plus en plus forte avec la famille.
Ce qui séduit aussi les jeunes c’est une vision binaire et «rassurante» qui offre des réponses simples à des questions complexes.
C’est aussi le sentiment d’accéder à une Vérité que les autres ignorent (alimenté par la théorie du complot).
Et bien sûr, l’appartenance à un groupe, le plus souvent virtuel, qui joue une fonction protectrice.
4. La prise en charge
Au cours d’entretiens avec les familles nous essayons d’apprécier le degré d’engagement des jeunes dans le processus, puis rencontrons les jeunes (quand ils ne s’y opposent pas). Sinon, nous tentons avec les familles différentes stratégies pour y parvenir.
Puis, nous mettons en place des dispositifs de prise en charge : thérapie individuelle ou familiale.
La difficulté réside dans le fait que les propositions idéologiques offertes par les recruteurs sont totalisantes et symboliquement « réparatrices des dysfonctionnements du monde ».
Par définition «la contre offre» de type thérapeutique est non résolutive puisqu’elle implique de mettre en jeu, pour le jeune, un effort de résolution propre.
Les thérapies familiales, en tant qu’inscrivant dans cet effort l’ensemble de la famille, sa dynamique et son histoire, sont le plus souvent nécessaires mais pas toujours suffisantes.
Par ailleurs la précocité des signalements est évidemment un facteur positif. Mais, outre les hésitations des jeunes en début de processus, ces derniers sont extrêmement et efficacement entrainés à la dissimulation.
En Conclusion, nous insistons sur :
• la diversité des situations individuelles.
• la difficulté à repérer le début du processus.
• les contraintes contradictoires: travailler sur le lien jeunes/familles et donc maintenir le jeune dans son univers normal…. mais de ce fait le laisser exposé à l’influence des rabatteurs et des réseaux.
Et nous soulignons :
• La nécessité d’une extrême réactivité parfois difficile à concilier avec l’ensemble des intervenants.
• La collaboration impérative avec les différents acteurs sociaux (école, éducateurs, assistants sociaux…) plus ou moins sensibilisés aux caractéristiques de ces processus destructeurs.