D’après vous, il existerait deux groupes d’« aspirants » jihadistes aux ressorts distincts. Qui sont-ils et pourquoi se radicalisent-ils ?
Farhad Khosrokhavar : Le premier est fait de jeunes exclus qui ont intériorisé la haine de la société et se sentent profondément victimisés, les « désaffiliés ». Ils pensent ne pas avoir d’avenir dans le modèle dominant « travail, famille, insertion dans la société ». L’adhésion à l’islam radical est un moyen pour eux de sacraliser leur haine, de la légitimer et de justifier leur agressivité. Ils ont quelques caractéristiques communes : vie d’exclusion dans les banlieues, déviance, emprisonnement, récidive, adhésion à une version radicale de l’islam, voyage initiatique en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen ou en Syrie, et enfin la volonté de rupture avec la société au nom de la guerre sainte. Le second groupe est totalement différent puisqu’il s’agit de jeunes des classes moyennes qui n’éprouvent pas de haine vis-à-vis de la société, vivent dans des quartiers bien balisés et n’ont pas de casier judiciaire. Ceux-là nourrissent une volonté de venir en aide à leurs frères en religion et sont animés d’un romantisme naïf. Leur engagement correspond à une sorte de mise à l’épreuve de soi, un rite de passage à la vie adulte pour post-adolescents, notamment chez les jeunes filles et les convertis.
Comment décrire ce processus de radicalisation ?
Farhad Khosrokhavar : Chez les jeunes désaffiliés, le moteur est surtout la transcription de leur haine de la société dans une religiosité qui leur donne le sentiment d’exister et d’inverser les rôles. D’insignifiants, ils deviennent des héros. De jugés et condamnés par la justice, ils deviennent juges d’une société qu’ils qualifient d’hérétique et d’impie. D’individus inspirant le mépris, ils deviennent des êtres violents qui inspirent la peur. D’inconnus, ils deviennent des vedettes… On parle dans ce cas d’une vision de soi fondée sur l’indignité et la volonté d’en découdre avec la société entière. Chez les classes moyennes, l’influence de la Toile, celle des « copains » ou des vidéos nourrissent cet attrait pour la radicalisation. Il existe aussi une volonté de rupture avec le monde familier de l’individualisme. Une dimension anti-Mai 68 est perceptible dans ce mouvement : on préfère le mariage strict selon la loi religieuse, on préfère la guerre à l’amour, on se forge une identité en adhérant à un groupe (Al Qaeda) ou un État (Daech) hyper-répressifs. Les nouvelles formes de radicalisation dénotent la désinstitutionnalisation de la vie sociale et la fragilité croissante de l’ego chez des jeunes dont l’adolescence semble se prolonger indéfiniment. Parents et enfants vivent dans des mondes différents. La soumission à Dieu, autorité transcendante, pallie la dilution de l’autorité parentale, voire sociétale.
Quel est l’impact de la prison sur ces jeunes désaffiliés en rupture complète avec la société ?
Farhad Khosrokhavar : La prison renforce ce sentiment de haine de l’autre et d’indignité de soi. Souvent, la radicalisation précède l’islamisation. C’est en prison que l’on approfondit la version de l’islam radical en prenant langue avec des détenus qui sont des imams autoproclamés et qui affirment que l’islam, c’est le jihad dans le sens de la guerre ouverte contre les « hérétiques ». Dans des maisons d’arrêt en manque de surveillants et en surpopulation carcérale, on a toutes les raisons du monde de haïr l’institution, la société et ceux qui vous ont mis sous les verrous.
La politique étrangère de la France joue-t-elle un rôle dans ce processus ?
Farhad Khosrokhavar : Il n’y a pas de modèle général. Pour Mohamed Merah1, il y a une dimension de politique étrangère puisqu’il s’attaquait prioritairement aux militaires musulmans impliqués sur le terrain de combat (Afghanistan et ailleurs). Dans le cas de Khaled Kelkal2, c’est le reproche fait à la France d’avoir soutenu les militaires qui ont dénié au Front islamique du salut algérien son succès électoral. Les actions de Mehdi Nemmouche3 et Amedy Coulibaly sont, elles, clairement liées au conflit israëlo-palestinien et au sentiment que la France a changé de camp et ne soutient plus les Palestiniens, mais elles relèvent aussi d’un antisémitisme, d’un rejet frontal des Juifs détaché de tout contexte politique.
Quel est l’impact des médias et des réseaux sociaux ?
Farhad Khosrokhavar : Le processus de radicalisation a un lien étroit avec la médiatisation et les réseaux sociaux. Puisqu’on ne peut pas vaincre militairement l’adversaire, il faut lui inspirer la peur, le tétaniser, et les images se répandent d’autant plus facilement qu’elles sont atroces. Chez les candidats au jihadisme, on constate une fascination pour la violence crue dans un monde onirique de toute-puissance. Cela permet l’affirmation de soi comme exécuteur de la sentence divine. Mondialement médiatisée, l’image de soi revalorisée par cette horreur « sainte » contribue à répandre la terreur et fait partie intégrante de l’action jihadiste.
La couverture médiatique des événements accentue-t-elle ce processus ?
Farhad Khosrokhavar : Oui. Mais, même sans cela, l’« auto-médiatisation » par Web interposé ferait office de substitut. Merah portait une caméra au cou pour se filmer en train d’exécuter ses victimes, de même, les frères Kouachi ont tenté de se faire filmer. Les médias, surtout la télévision, jouent un rôle essentiel, mais qui serait assuré autrement s’ils se censuraient. Il y a une identité terroriste – jihadiste ou à la Breivik4 en Norvège – qui se décline désormais sous une forme indissociable de sa mise en image.
Y a-t-il un modèle européen, voire français, de radicalisation ?
Farhad Khosrokhavar : Il y a un modèle européen de radicalisation avec une spécificité française. Le modèle européen est fait de cette dichotomie entre jeunesse désaffiliée et jeunesse de classe moyenne. La spécificité française, c’est cette sous-culture des banlieues caractérisée par l’exclusion sociale et une image d’indignité de soi. Mais il s’agit d’une différence de degré plutôt que de nature.
À vous lire, l’islamisme ne serait pas la cause première de la radicalisation, mais plutôt un refuge. Dans ces conditions, quels sont les remèdes pour enrayer la radicalisation ?
Farhad Khosrokhavar : Les conditions d’émergence du jihadisme en Europe sont sociales, économiques et culturelles. Mais, sitôt mis en branle, le jihadisme devient une « logique de conviction », une « spiritualisation de la mort », une forme d’affirmation de soi où la vie est mise au service d’un idéal mortifère et où l’individu peut se trouver entraîné dans un engrenage qui le happe totalement. C’est pourquoi la déradicalisation doit accorder une place significative au religieux et au désendoctrinement. Une logique sectaire entre en jeu, qui dépasse les sectes ordinaires puisqu’elle rejoint une universalité qui lui donne une dimension beaucoup plus globale, de nature à fasciner des individus de culture, d’âge et de classe sociale différents.
La tradition laïque de la France est-elle un atout ou un obstacle pour lutter contre la radicalisation ?
Farhad Khosrokhavar : La tradition laïque donne aux musulmans ordinaires le sentiment d’être mal-aimés. Certains s’affirment alors dans une forme d’orthodoxie. Le problème est à mon sens moins la laïcité que sa « rigidification » et son invocation à chaque fois que le problème de l’islam apparaît dans l’espace public : le foulard est perçu par certains laïcs comme un signe de fondamentalisme. La focalisation trop passionnelle sur le foulard est l’un de ces cas où l’on passe insensiblement du rejet du fondamentalisme à celui du religieux tout court. Les musulmans doivent intérioriser les normes laïques, mais la société doit aussi respecter les musulmans dans leur spécificité. Une jeune femme portant le foulard peut-elle être républicaine ou non ? À mon sens, oui, si on lui en donne la possibilité. L’adhésion active des musulmans à la lutte contre l’extrémisme religieux est fondamentale dans le combat contre le jihadisme et la France est mal préparée à cela, en raison même de la suspicion dont les musulmans orthodoxes sont les cibles. Il faut transformer leur adhésion passive à la lutte contre le jihadisme en une adhésion active, et pour cela il faudra reconnaître que le fait d’être religieux n’est pas synonyme du rejet du vivre-ensemble républicain. Pour combattre efficacement l’extrémisme islamiste, il faut l’adhésion active de toute la société. Une laïcité pondérée ne serait en rien contradictoire avec la reconnaissance mezza voce de certains particularismes qui ne portent pas atteinte à l’intégrité de l’espace public.
source :le journal du CNRS
En librairie :
Radicalisation, Farhad Khosrokhavar, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Interventions », décembre 2014, 192 p., 12 €