Depuis que j’ai quitté le monde de l’Anthroposophie, j’ai opté pour le parti-pris de ne pas fonder mon regard critique sur des écrits extérieurs, mais de m’appuyer uniquement sur mon vécu et mes souvenirs. En effet, j’ai considéré que mes trente années passées dans le milieu anthroposophique recelaient d’importantes données que je devais tout d’abord élaborer moi-même, à l’aide de mon propre jugement, sans interférences aucunes. Car il faut bien comprendre que ma réflexion sur l’Anthroposophie est en même temps un processus de libération intérieure : aussi m’est-il impossible de confier sa réalisation à d’autres, quelle que soit la pertinence de leurs propos. C’est de cette manière que j’ai rédigé mon témoignage paru sur le site de l’UNADFI, et tous les autres articles parus postérieurement sur mes blogs.
Cependant, j’arrive à un point de ma réflexion où celle-ci nécessite maintenant des éclairages externes, émanant de personnes expertes et consciencieuses. C’est dans cet esprit que j’ai été amené à rencontrer les écrits de Renaud MARHIC, qui m’a généreusement offert son livre intitulé Guide Critique de l’Extraordinaire, aux Ed. Les Arts Libéraux. Cet ouvrage, malheureusement épuisé, est une mine d’or pour tous ceux qui se sont intéressés, de près ou de loin, à un moment ou à un autre de leur vie, au paranormal, au New-Age, au spiritisme, aux OVNIS, à la parapsychologie, aux sectes, etc. En effet, il semble que les XIXème et XXème siècles aient subis de plein fouet ces phénomènes d’engouements collectifs, sans que jamais le recul critique et historique qui aurait pu en préserver de nombreuses personnes n’ait pu s’effectuer à temps, ou dans une mesure suffisante. Car ce sont bien souvent des procédés de supercherie, de tromperie ou de délires organisés qui semblent avoir permis l’expansion à grande échelle du paranormal, du spiritisme et du spiritualisme, etc.
Dans cet ouvrage, Renaud MARHIC s’est donc intéressé de près à la personnalité de Rudolf Steiner, le fondateur de l’Anthroposophie. Ceux qui auront lu attentivement mon blog auront pu voir que mes travaux me conduisent à penser que Rudolf Steiner était atteint de graves déséquilibres de sa personnalité (Lire à ce sujet : Éléments explicatifs de l’enfermement mental provoqué par l’Anthroposophie), avec notamment une prétention maladive à l’omniscience, une hypertrophie de la volonté et une méconnaissance de soi-même problématique à un âge avancé, etc.
Cependant, un autre phénomène, que je n’avais pas encore formulé, me permet de rejoindre certaines conclusions de Renaud MARHIC. En effet, j’ai remarqué que ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Steiner, c’est-à-dire les anthroposophes, semblent pris dans une sorte de processus addictif. Ceux qui lisent du Steiner veulent encore et encore lire du Steiner, au point de supplanter toutes les autres lectures possibles. Cette œuvre immense n’en finit pas de s’appeler elle-même, au point que sa lecture finit par occuper une grande partie de la vie de ceux qui se laissent happer par elle. Cela peut durer des décennies ! Et le processus ne s’arrête jamais, car une œuvre de Steiner ne doit pas seulement être lue, mais aussi relue et relue encore, indéfiniment. Ces relectures ne tiennent pas seulement aux conseils que les anthroposophes peuvent donner, mais aussi à quelque chose d’inhérent aux écrits de Steiner eux-mêmes : l’obscurité de son style, le caractère fumeux de son propos, etc. Pour l’avoir bien observé chez les nombreux anthroposophes que j’ai côtoyés durant des années – et également sur moi-même – je peux ainsi témoigner de ce processus addictif qui peut se nouer rapidement entre le lecteur et l’œuvre de Steiner. Dans une certaine mesure, on pourrait donc dire que, avec l’Anthroposophie, le principal gourou, plongeant sous sa dépendance les personnes qu’il séduit, n’est autre que l’œuvre post-mortem de Rudolf Steiner lui-même, laquelle est ensuite relayée par les dispositifs de la Société Anthroposophique ou des émanations de l’Anthroposophie (écoles Steiner-Waldorf, NEF, Communauté des Chrétiens, etc.).
Parfois, j’ai également observé comment ce processus marquait des pauses chez les individus qui en avaient été les victimes. Ainsi, il m’est arrivé de rencontrer des anthroposophes qui, pendant un certain temps, ne pouvaient plus lire du Steiner, comme s’ils en étaient absolument saturés, alors qu’ils l’avaient fait sans discontinuer durant des années et des années. Mais la pause terminée, ils reprenaient de plus belle. D’autres encore, plus pragmatiques, avaient décidé de ne plus le lire du tout, afin d’éviter un phénomène d’accoutumance dont ils percevaient l’effet pervers sur leurs existences. Néanmoins, ils demeuraient anthroposophes, en ce sens qu’ils appartenaient corps et âmes au milieu anthroposophique. On en arrivait ainsi au paradoxe d’un milieu anthroposophique où peu de gens s’intéressaient effectivement à l’œuvre de Steiner, même parmi les hauts dirigeants, lesquels préservaient ainsi instinctivement leur santé mentale, indispensable pour tenir les rênes.
A quoi tient cette capacité d’envoûtement délétère de l’Anthroposophie ? Qu’est-ce qui explique ce phénomène d’addiction à l’œuvre de Steiner, qui prends rapidement des dimensions pathologiques ?
Selon moi, cela tient au fait que Rudolf Steiner lui-même a été comme subjugué par l’œuvre qu’il produisait, au fur et à mesure qu’il lui donnait naissance. D’une certaine façon, on ne peut pas dire que cette œuvre soit le fruit de sa pensée, au sens où un penseur produit lui-même, par un effort conscient, chacun des concepts de sa doctrine, page après page. Au contraire, quand on connaît bien l’Anthroposophie, on se rend compte qu’il semble que Rudolf Steiner se soit comme laissé prendre et emporté par un « processus imaginatif sans fin », une volonté scripturale qui le conduisait à vouloir recréer l’intégralité d’une autre réalité. C’est ainsi, selon moi, que l’anthroposophe se fait également prendre dans ce qu’il faut bien appeler un processus littéraire délirant, où, pour expliquer le monde, Rudolf Steiner en vient à construire plusieurs autres mondes servant de base à cette explication.
Renaud MARHIC, dans l’ouvrage précédemment cité, donne une clef de compréhension pertinente de ce processus que je tente ici de décrire. Il évoque ainsi le phénomène psychique de la « paraphrénie ». En effet, cette maladie mentale concerne une catégorie de personnes que l’on appelle les « fous littéraires ». Ceux-ci sont atteints d’une forme de schizophrénie qui les déconnecte quelque peu de la réalité, mais pas suffisamment pour interdire leur socialisation. En effet, de nombreux « fous littéraires » ont réussi à passer l’épreuve de la publication de leurs œuvres, ce qui nécessite une forme d’adaptation aux exigences sociétales ordinaires. Pour autant, leur pathologie les entraîne presque malgré eux à imaginer un autre monde, jusque dans ses moindres détails, dont ils sont persuadés de l’existence. Comme l’écrit Renaud MARHIC :
« La notion de fou littéraire semble apparaître pour la première fois au XIXème siècle avec l’écrivain Charles Nodier (1780-1844), qui, en 1835, signe un article intitulé Bibliographie des fous – De quelques livres excentriques. (…) Il s’agit d’abord des cosmogones et philosophes qui recréent et réorganisent l’univers au gré de leur imagination. (…) Viennent ensuite les prophètes, visionnaires et messies se présentant comme intermédiaires entre l’être humain et le plan divin. (…) Enfin se remarquent les savants, dont la prose vise à développer de nouveaux concepts scientifiques en l’absence de toute compétence ad hoc. (…) Si l’expression « fou littéraire » appartient au domaine de la littérature et non de la médecine, la psychiatrie n’en voit pas moins dans les textes qui précèdent des « écrits symptômes ». Il ne s’agit ici ni de poésie, ni d’exercice de style à la façon des « cadavres exquis » des surréalistes. Plutôt, le domaine est celui de la logorrhée, laquelle appartient à la sémiologie psychiatrique, se définissant comme un « flot précipité, prolixe, surabondant (…) organisé autour d’un thème dominant ou plus souvent dispersé ». L’écriture désorganisé – couvrant parfois des milliers de pages -, son caractère hermétique et la volonté de convaincre autrui sous prétexte d’une personnalité supérieure au commun des mortels (hypertrophie du moi) sont alors autant d’indices de pathologie mentale, y compris chez des sujets parfaitement socialisés. » pages 246-247
La définition de cette maladie mentale semble correspondre traits pour traits à la personnalité et à l’œuvre de Rudolf Steiner :
– Construction de tout un univers avec ses nombreuses entités célestes, cosmiques, etc., (« cosmogone ») ;
– Prophéties visionnaires sur l’avenir proche et lointain de l’humanité (« prophète et messie ») ;
– Élaboration des concepts d’une nouvelle science, basée sur les écrits scientifiques de Goethe, faisant fi des concepts de la science de son temps (« savant »).
Le fondateur de l’Anthroposophie semble bien avoir couvert à lui seul les trois domaines d’expression des « fous littéraires ». C’est ce qui qui explique sa prose intarissable, répondant à la catégorie psychiatrique de la « logorrhée » :
« Chez Steiner, c’est une forme d’omniscience qui se dessine derrière le statut d’Initié. L’homme est à l’origine d’une quarantaine de livres et de six mille conférences sur la philosophie, l’éducation, les arts, la médecine, l’agriculture, sans oublier l’occultisme. On raconte que son œuvre couvrirait près d’un million de pages. A travers elle, Steiner fait référence à une réalité invisible dont il semble posséder une connaissance parfaite. »page 238
Songeons au fait que durant certaines périodes de sa vie, Rudolf Steiner donnait parfois trois à quatre conférences par jour, tout en poursuivant son activité la nuit en écrivant ses livres ou ses articles ! Quant à « l’hypertrophie du moi », elle est sensible dans toute l’œuvre de Steiner, qui met en scène sa propre infaillibilité, mais également dans la manière dont cet homme se faisait prendre très régulièrement en photo, prenant des poses dégoulinantes de subjectivité et de volonté d’impressionner ceux qui les regarderaient. (Ces photographies sont bien connues des anthroposophes, qui les retrouvent parfois affichées dans toutes les salles des institutions anthroposophiques où ils déambulent).
Enfin, le caractère psycho-pathologique de ce « délire paraphrénique » semble être accompagné chez Steiner du symptôme caractéristique d’une autre maladie mentale, la schizophrénie, avec la perte du rapport à la réalité :
« Colin Wilson, biographe de Steiner, en qui il voit un penseur essentiel du XXème siècle, écrit : (…) Dans l’autobiographie, Steiner admet lui-même qu’alors que la connaissance du monde spirituel lui paraissait toujours évidente, il avait infiniment de mal à s’adapter au monde réel. Il lui était « difficile de se relier… au monde des sens ». Un psychiatre aurait probablement diagnostiqué une légère schizophrénie, c’est-à-dire un manque de contact avec la réalité… » page 243
Ainsi, la personnalité et l’œuvre de Rudolf Steiner semblent bien recouper tous les traits caractéristiques de la maladie mentale appelée « paraphrénie », c’est-à-dire une forme de délire psychiatrique prenant une forme littéraire, accompagné d’une légère schizophrénie. J’ajouterais toutefois quelques compléments à cette hypothèse :
– Tout d’abord, je pense que la reconstruction délirante du monde à laquelle a pu procéder Rudolf Steiner n’exclue pas la possibilité d’intuitions transcendantes, de « vérités révélées », ou autres choses de ce genre, si tant est qu’elles existent. En effet – et j’insiste là-dessus – le problème n’est pas que Rudolf Steiner ait donné naissance à un « délire » au sens d’un discours entièrement mensonger, dénué de tout élément de vérité, mais qu’il a produit un « délire » au sens d’un discours enfermant son lecteur dans une réalité parallèle, l’entraînant dans un processus de fuite hors du monde et de coupure vis-à-vis de la société. Que ce discours puisse contenir des éléments véridiques n’est donc pas ce qui fait soucis ! Le problème est que ce discours lui-même est un processus de « déconnection », de « déréalisation », de schizophrénie légère.
– La définition de la paraphrénie pose le critère d’une pensée « organisée autour d’un thème dominant ». Quel est le thème dominant de l’Anthroposophie ? Quel est le leitmotiv obsessionnel qui couvre toute cette oeuvre, du début à la fin, quelles que soient les formes multiples qu’elle a pu prendre, tant dans la médecine anthroposophique, que dans la pédagogie Steiner-Waldorf, que dans les textes de la Communauté des Chrétiens ou les mantras de l’Ecole de Science de l’Esprit ? Mes lectures sur plus de trente années de l’Anthroposophie me permettent de répondre à cette question. En effet, le thème récurrent et redondant qui couvre toute l’œuvre de Steiner n’est autre que le principe ternaire, la « triade ». C’est d’ailleurs le nom qu’avait choisi la principale revue anthroposophique française (« Triades »). Pour Steiner, le monde repose essentiellement sur le principe du trois : il explique la structure de l’entité humaine (pensée, sentiment, volonté), la structure sociale (culture, droit, économie), la structure de l’univers (monde physique, monde des âmes et monde des esprits), la structure de Dieu (Père, Fils, Saint Esprit), la structure des grands idéaux (Force, Amour, Sagesse), la structure de la morale (Lucifer, Christ, Ahriman), etc. S’il y a bien une chose que Rudolf Steiner veut de toutes ses forces implanter dans l’esprit de ses adeptes, c’est l’idée selon laquelle une clef majeure de compréhension de tous les phénomènes est le principe ternaire. Bien sûr, les principes du « quatre », du « sept » et du « douze » ont également suscité son intérêt, mais pas autant que celui du « trois », qui revient avec une insistance colossale dans toute son œuvre. La lecture attentive des mantras de l’Ecole de Science de l’Esprit révèle même que le principe ternaire est en quelque sorte « l’Ultime Secret de l’Anthroposophie », celui auquel Steiner accordait le plus de prix. Ainsi, nous avons bien un thème dominant qui traverse l’ensemble de l’œuvre de Steiner, d’une manière qui va bien au-delà de la simple volonté de convaincre : il ne s’agit pas seulement d’imposer l’idée du principe ternaire dans l’esprit des disciples, mais de le marteler dans la structure intime de leurs êtres afin de les organiser eux-mêmes selon ce principe, de les façonner jusque dans les moindres recoins de leurs psychismes par le « Trois ».
– Enfin, je pense que la paraphrénie se combinait, dans la personnalité de Rudolf Steiner, à une forme d’autisme. Celui-ci déclare en effet, dans son Autobiographie, qu’il était, étant enfant, « comme un étranger dans la maison de ses parents ». Ce puissant sentiment d’étrangeté, le fondateur de l’Anthroposophie le met sur le compte de son statut d’Initié, affirmant même une « loi générale de l’Initiation » selon laquelle les Initiés sont toujours incompris et rejetés par leur propre famille. Mais si l’on regarde les choses avec davantage de bon sens, on s’apercevra sans doute que le sentiment d’étrangeté d’un petit enfant à l’égard de ses propres parents relève d’une pathologie répertoriée comme telle. Car aucun être humain, qu’il soit « Initié » ou non, ne peut se développer sainement dans un contexte familial où le lien et l’affection auraient totalement disparus. Se sentir étranger à sa propre famille dès la petite enfance est grave ! A mon sens, il s’agit d’un symptôme clair d’autisme avéré. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison que l’œuvre même de Steiner contient ce que j’aurais envie d’appeler un caractère maternel, enveloppant et régressif. En effet, ceux qui se sont plongés longtemps dans les œuvres anthroposophiques auront sans doute pu remarquer qu’elles suscitent chez le lecteur une sorte de torpeur mentale. Il suffit d’observer les visages de ceux qui viennent régulièrement aux conférences de la Société Anthroposophique pour en constater l’ampleur. Cette torpeur mentale est à mon sens similaire aux états que peut connaître le nourrisson dans les bras de sa mère, ou lorsque ce dernier s’adonne aux sensations de son propre corps. On sera à ce propos attentif aux multiples passages de l’œuvre de Steiner combinant des descriptions organiques précises à des impressions spirituelles et psychiques : celles-ci provoquent chez le lecteur d’étranges sensations psycho-organiques dont on ne trouve l’équivalent que dans la petite enfance. Ainsi, on pourrait peut-être comprendre le besoin qu’a eu Rudolf Steiner de produire une telle œuvre, de se lancer dans un processus paraphrénique, comme la résultante d’un besoin de compensation affective, de régression volontaire à un état psychique infantile où le corps est alors vécu d’une manière toute particulière.
Ainsi, il semble bien que le délire paraphrénique dont Rudolf Steiner a été lui-même la première victime soit devenu, en raison de son œuvre, la maladie psychique d’un immense corps social et d’une multitude d’individus : les anthroposophes et les sympathisants du milieu anthroposophique. On peut à ce titre dire de Steiner qu’il s’agit d’un « fou qui a réussi son coup », au sens où l’on sait bien, dans le milieu de la Psychiatrie, que les personnes atteintes de maladies mentales qui refusent de se soigner cherchent toujours à transmettre et à propager le problème qui les affecte à d’autres, usant pour cela de toutes les ruses et stratagèmes manipulatoires redoutables dont ils sont capables en raison de la désinhibition rendue possible par la maladie mentale elle-même.
Comment pourra-t-on un jour parvenir à soigner une maladie psychique collective qui a pris de telles proportions, débordant largement son auteur ? Comment le monde pourra-il guérir de l’Anthroposophie ? Selon moi, ce problème étant devenu non plus individuel mais sociétal, la réponse ne pourra venir que de la société. Et comme ce problème sociétal est devenu également mondial, en raison des réseaux et de l’extension rapide de l’Anthroposophie à l’ensemble de la planète, la réponse elle-même devra également se situer à une échelle mondiale. En effet, on se rendra probablement compte un jour que c’est à la société à l’échelle mondiale, par le biais tout d’abord d’individus qui ont compris ce qui se passe réellement, puis par le biais des organismes nationaux collaborant entre eux à une échelle planétaire, qu’il incombe de traiter le problème des sectes telles que l’Anthroposophie. Car aux échelles nationales, même quand la volonté et la conscience du danger sont présentes – comme c’est le cas en France avec la MIVILUDES – les Etats s’avèrent trop faibles pour faire face seuls à un problème d’une telle ampleur.
source : par gperra