« Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer ». Dans son dernier livre, l’anthropologue et directrice du centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam Dounia Bouzar raconte l’histoire de jeunes Français qui, pensant sauver le monde, sont partis faire le djihad en Syrie. Certains sont morts, d’autres sont séquestrés, quelques-uns ont pu être sauvés. La fondatrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam a recueilli les témoignages de familles désespérées. Comment ces adolescents sans histoire ont-ils été manipulés ? Dounia Bouzar répond au Monde des Religions.
Votre livre part de l’histoire d’Adèle, jeune fille de 15 ans ayant disparu pour rejoindre les groupes djihadistes en Syrie. Pourquoi ce cas en particulier ?
C’est la première famille de classe moyenne supérieure dont l’enfant a basculé et que j’ai rencontrée. Je travaille sur l’islam radical depuis dix ans et, jusqu’ici, je m’étais arrêtée sur les jeunes en difficultés scolaires, sans espoir social. J’ai découvert un autre monde. Je suis vraiment entrée dans la vie de Sophie et Philippe, les parents d’Adèle. Partir de leur histoire est aussi un hommage à leur courage. Ils ont vécu l’horreur jusqu’au bout.
Mais le cas d’Adèle n’est pas unique. Depuis, j’ai découvert le même phénomène chez 140 enfants de familles de la classe moyenne.
Comment ces adolescents sans histoire ont-ils pu se faire endoctriner ?
Les techniques diffèrent des réseaux d’embrigadement djihadistes « classiques », comme ceux de l’État islamique, qui recrutent dans une optique de combat. Rien à voir avec les jeunes dont je vous parle. Ceux-ci sont majoritairement enrôlés par le Front Al-Nosra, par l’intermédiaire d’Omar Omsen, que j’ai nommé Abu Talib dans le livre. Il doit détenir 80 % de nos 14-21 ans.
Le basculement a souvent pour origine une rupture brutale ou un décès, mais ça n’explique pas tout. On remarque aussi que les filles endoctrinées tendent toutes vers un métier tourné vers les autres. Mais tous les jeunes qui ont ce profil n’adhèrent pas à ce discours. Des fils invisibles sont tirés par les prédateurs pour retourner des jeunes assez différents : l’enfant d’une famille juive plutôt pratiquante, des familles athées, des familles d’origine maghrébine plutôt athées elles aussi… Mais s’ils parviennent à faire basculer des enfants qui ont un avenir, qu’en est-il des enfants qui ont l’impression de ne pas en avoir ? J’en déduis que les classes populaires n’osent pas se manifester auprès de notre centre de prévention, ne nous font pas confiance.
Quelles sont les techniques d’endoctrinement, ces fils invisibles dont vous parlez ?
Quand ces jeunes vont sur Internet, ce n’est pas pour une recherche spirituelle. Les techniques des réseaux de recrutement se sont tellement affinées qu’ils tissent des liens à partir des vidéos postées sur Youtube et que nous regardons tous, sur les vaccins ou le commerce équitable, pour les relier à eux in fine. Pour commencer, le rabatteur évoque la théorie du complot. Il va dire au jeune qu’il est dans un univers où tout le monde lui ment, sur des thématiques comme la santé, la nourriture, les politiques, la corruption, etc.
La deuxième étape consiste à parler de sociétés secrètes. Les francs-maçons et les Illuminati tireraient les ficelles pour faire mourir les peuples et garder le pouvoir pour eux, en mettant des signes de Satan partout. Pour ces raisons, l’endoctrineur demande au jeune de ne plus regarder la télé, de ne plus écouter de musique, de ne plus parler à personne, de n’avoir confiance en aucun adulte.
Enfin, troisième étape : le rabatteur affirme que la seule force pour combattre Satan et les sociétés secrètes, c’est l’islam. Il lui demande de venir régénérer le monde avec eux, pour sauver l’humanité.
Ils s’appliquent ensuite à gommer leur contour identitaire, en demandant aux filles de porter un niqab, par exemple. L’identité du groupe remplace l’identité personnelle. Ils les mettent en situation de mimétisme. Quand nous parvenons à joindre des jeunes arrivés en Syrie, ils répètent tous la même chose : « J’habite dans une belle villa, je n’ai besoin de rien. Je suis dans les bras d’Allah, Allah me comble, je suis en sécurité. »
Peut-on vraiment amputer le religieux de l’embrigadement sectaire dont vous parlez ? Ces jeunes victimes n’ont-elles pas un manque spirituel à combler ?
Probablement, car 70 % des jeunes viennent de familles athées. Il est possible qu’ils soient en quête de sens, de valeurs, d’idéal, ce qui facilite le basculement.
Quand les jeunes arrivent en Syrie, qu’ils comprennent qu’il n’y a aucun humanitaire et qu’ils égorgent d’autres Syriens musulmans, ils veulent rentrer en France. Mais ils sont séquestrés. Quelques garçons arrivent à s’échapper, mais les filles ne reviennent pas vivantes. Ces jeunes partent pour un idéal chevaleresque ou humanitaire, pas pour massacrer tout le monde.
Au-delà de ces détournements de jeunes sur Internet, de plus en plus d’Européens rejoignent les djihadistes en Syrie et en Iraq. Comment lutter contre le phénomène en France ?
Il suffit d’appliquer les mêmes critères à tous les citoyens, qu’ils soient musulmans, chrétiens, athées ou bouddhistes. En France, une image négative présente les musulmans comme des gens très différents. Cela provoque des discriminations et, paradoxalement, un laxisme. Et ça, on le sait moins.
Par exemple, si un papa chrétien coupe les têtes des poupées de sa fille, lui interdit les jouets et la musique en affirmant que c’est le diable ; s’il ne la laisse jouer dans un bac à sable en lui disant que les autres enfants sont impurs… le juge va conclure à un dysfonctionnement individuel et ordonner au père une analyse psychologique, peut-être le placer sous surveillance.
Quand, dans le même cas, il s’agit d’un papa musulman, le juge affirme qu’on ne peut pas mettre sous surveillance tous les papas musulmans. On ne s’étonne de rien quand on brandit l’islam pour justifier un comportement. On n’est pas fichu de faire la différence entre un musulman pratiquant et un psychotique ou un radical.
Depuis dix ans, nous conseillons de laisser tranquilles les mamans qui portent le foulard à la sortie de l’école, et de s’intéresser plutôt aux réseaux qui se tissent. Les musulmans pratiquants en ont pris plein la figure, alors que les radicaux se sont fait passer pour des musulmans en invoquant la liberté de conscience. Et c’est ce qu’ils veulent. Ils créent l’amalgame entre islam et interdiction de la peinture, de la musique… Car plus ils créent la confusion sur l’islam, plus les juges et les travailleurs sociaux appliquent la grille de la liberté de conscience.
Mais ils ne sont pas dans la liberté de conscience. Au contraire : ils raptent les consciences. Et personne n’est capable de faire la différence. Il y a pourtant des entraves aux droits de l’homme et de l’enfant. Bernard Cazeneuve est le premier ministre de l’Intérieur à avoir compris le problème. Mais nous avons pris énormément de retard.
> À lire :
Dounia Bouzar, Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l’enfer (Éditions de l’Atelier, 2014, 175 p., 16 euros)
source : http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/des-reseaux-sociaux-au-djihad-la-descente-aux-enfers-de-jeunes-francais-03-11-2014-4336_118.php
propos recueillis par Matthieu Stricot