Quel que soit le nom qu’on lui donne, à lui ou à ses légions de subalternes (entendez, les démons), il s’agit du diable. Cela fait plus de six ans que ce prêtre aux allures de grand-père idéal déloge le prince des ténèbres des âmes tourmentées. L’homme n’a rien d’un illuminé égaré. Costume gris, sourire bienveillant et timbre rassurant, il occupe la fonction – très officielle – de prêtre exorciste du diocèse de Paris. Un titre aux accents moyenâgeux. Pourtant, depuis quelques années, il est débordé par la multiplication des appels à l’aide émanant de personnes convaincues d’être « possédées ». La capitale n’est pas un cas isolé. Pour faire face aux demandes toujours plus nombreuses, tous les diocèses de France sont désormais dotés d’au moins un exorciste. Il y a trente ans, l’Hexagone comptait une trentaine de ces chasseurs de démons professionnels. Aujourd’hui, ils sont plus de cent vingt, qui se retrouveront fin janvier à Lyon, pour leur réunion annuelle.
Le phénomène ne se limite pas à la France. Un peu partout en Europe, les exorcistes font le plein. En juillet 2013, en Pologne, 58 000 adeptes se sont rassemblés dans le stade de football de Varsovie pour assister à une prière libératrice organisée par l’évêque du diocèse de Varsovie (où la liste d’attente pour voir un exorciste est de trois mois) et prononcée par un prêtre ougandais. Une gigantesque croix haute de quinze mètres et un autel en forme de cœur avaient été installés sur le terrain. « Si des manifestations sataniques se produisent au cours de la prière exorcisante, n’ayez pas peur, des prêtres exorcistes s’occuperont des personnes atteintes dans un endroit spécial », avait alors expliqué un des organisateurs en préambule. Un an plus tôt, face à l’engouement pour la question diabolique, un groupe de prêtres polonais lançait un magazine mensuel consacré à l’exorcisme et sobrement baptisé Egzorcysta. Parmi les articles publiés : « Satan – réel et personnifié », « Les crimes commis au nom de Satan », « La faiblesse du diable, impuissant face à Dieu ».
En Espagne, l’archidiocèse de Madrid, qui ne dispose « que » d’un seul exorciste, cherche désespérément à en « recruter » sept autres. Même chose à Milan, où l’Eglise a mis en place un numéro vert destiné à trier les demandes. Le nombre d’exorcistes est passé de six à douze en quelques années. A Rome, le Père Gabriele Amorth, exorciste star depuis vingt-huit ans et auteur à succès, raconte à qui veut l’entendre qu’il a vu des personnes « marcher sur les murs ou ramper au sol comme un serpent » et conserve dans son bureau ses trésors de guerre, comme des boîtes de clous que les possédés auraient recrachés pendant le rituel de délivrance. Même les Etats-Unis sont gagnés par la fièvre maligne. En 2000, le pays ne comptait qu’une dizaine d’exorcistes, aujourd’hui, ils sont plus de 85. Surfant sur la vague, certains n’hésitent pas à politiser le diable. Le 20 novembre dernier, l’évêque de Springfield, dans l’Illinois, John Paprocki, a défrayé la chronique en appelant ses fidèles à assister à une prière d’exorcisme publique visant à lutter contre ce qu’il considère être une intrusion évidente du Malin dans la société : le mariage gay.
IMPASSE EXISTENTIELLE
« Ce phénomène est le syndrome d’une société en crise, en perte de repères », estime l’historienne Florence Chave-Mahir. « Les personnes qui viennent sont en grande souffrance, insiste le Père Jean Bernardi, prêtre exorciste de Nice, qui a vu sa « consultation » presque doubler en cinq ans (de 300 à 500 appels par an). Elles ne savent plus à quel saint se vouer, si on peut dire, et pensent qu’on va miraculeusement les guérir. » Pour le porte-parole de la Conférence des évêques de France, Mgr Podvin, « face à l’impasse existentielle resurgit l’hypothèse maléfique. Le choc du 11 septembre 2001 et la crise de 2008 ont accéléré le phénomène ». Quarante ans après sa sortie (le 25 décembre 1973), L’Exorciste,de William Friedkin, continue de hanter les esprits. Avec son interprétation sensationnaliste de la possession, ce classique du cinéma d’épouvante a autant embarrassé l’Eglise catholique qu’il l’a propulsée au rang de super combattante du Malin. « Depuis, lorsqu’il y a une présence diabolique dans un film, c’est un prêtre catholique, présenté comme quelqu’un doté d’un pouvoir spécial, qui délivre du mal », explique le Père Gahl, professeur à l’université pontificale de la Sainte Croix, à Rome. La recette reste efficace.
C’est dans la capitale italienne, à l’université de l’athénée pontifical Regina Apostolorum, que le Père Gary Thomas, 60 ans, aujourd’hui prêtre à Saratoga, en Californie, est allé se former à l’exorcisme il y a huit ans. De son apprentissage (quatre heures par semaine pendant trois mois), Hollywood a tiré un film, Le Rite, sorti en 2010. Spasmes violents, visages déformés, propos insultants, vomissements de clous… « Tout ce que vous voyez dans le film, je l’ai vu !, affirme le Père Thomas, presque étonné qu’on puisse s’interroger. Et je continue d’y assister lors des exorcismes que je pratique. » De quoi faire, une fois de plus, grincer les dents des membres de l’Eglise réfractaires au folklore. Reste que » lorsqu’il est admis que le diable existe, celui qui cherchera la protection viendra trouver de l’aide auprès de la figure la plus puissante qui a déjà vaincu », poursuit le Père Gahl. La plus ancienne aussi.
Les évangiles de saint Matthieu, saint Marc ou encore saint Luc en attestent : Jésus-Christ fut le premier exorciste. C’est avec l’apparition des sorcières (associées à des démons), à la fin du Moyen Age, que l’Eglise a ritualisé son face-à-face avec le mal. « Les prêtres pratiquaient en public afin d’affirmer la puissance de l’Eglise », explique l’historienne Florence Chave-Mahir. Avec les Lumières, le diable – et Dieu – a perdu peu à peu du terrain au profit de la médecine et de la psychanalyse. On croyait dès lors Satan enterré par le scepticisme, vaincu par la raison, terrassé par la science. Il n’en est rien. D’un point de vue théologique, rien n’a changé : le diable est dans la place. « On a trop vite cru que la science avait réponse à tout », juge Mgr Podvin. Dans son livre Sobre el cielo y la tierra (Sur la terre comme au ciel), paru en espagnol en 2010 et publié en France en mai 2013, le pape François lui-même écrivait : « Le plus grand succès du diable a peut-être été de nous faire croire qu’il n’existait pas. »
LISTE DE « SYMPTÔMES »
Le souverain pontife n’est pas étranger au regain d’intérêt que suscite le diable. Depuis son élection, le 13 mars 2013, il ne cesse de faire référence au pouvoir destructeur de « Satan », du « Démon » ou du « Malin » dans ses homélies. Le 19 mai, lors de la messe de la Pentecôte, sur la place Saint-Pierre de Rome, alors qu’il remonte la file de malades, il s’approche d’un homme dans un fauteuil roulant, écoute les paroles du prêtre qui se tient à ses côtés, se concentre, puis appose ses deux mains sur la tête de ce Mexicain de 43 ans, un père de famille « possédé » par quatre démons (selon le prêtre accompagnateur), avant, semble-t-il, d’appuyer avec force. Cette scène a troublé certains fidèles et prêtres, qui l’interprètent comme une séance d’exorcisme. Le Saint-Siège dément mais la rumeur continue d’enfler. Le 22 mai 2013, l’Associated Press titre une dépêche ainsi : « Le pape et le diable : François est-il un exorciste ? »
Discret, Le père Maxime d’Arbaumont n’aime guère parler de sa fonction et encore moins se montrer. « Trop de demandes, résume-t-il. Pas besoin de publicité. » Et pas question d’alimenter les fantasmes que suscite le « métier ». Dans son petit bureau dépouillé de l’Accueil Saint-Michel, dans le 11e arrondissement de Paris, il conserve précieusement un petit livre rouge de 110 pages au titre écrit en lettres dorées : Rituel de l’exorcisme et prières de supplication. Un mode d’emploi, en somme, revisité en 1999 par le pape Jean Paul II et distribué exclusivement aux prêtres chargés de délivrer les « proies » du Malin. Nommé par son évêque (comme tous les exorcistes) pour sa « sagesse » et son « discernement », le Père d’Arbaumont s’est surtout formé « sur le tas ». « Pour être exorciste il faut être mature et avoir de l’expérience, ce serait fou de nommer un jeune prêtre », insiste Mgr Podvin. « Les vrais cas de possession sont rarissimes », précise l’exorciste de Paris. Une dizaine par an, confie-t-il, sur les 2 400 appels reçus cette année.
L’Eglise a établi une liste de « symptômes » : une femme qui parle soudain avec une voix d’homme, quelqu’un qui blasphème avec virulence, connaît une langue inconnue, fait preuve d’une force herculéenne, d’un talent divinatoire vis-à-vis du prêtre… Et la marche à suivre pour chasser le démon qui l’habite est précise : prières de délivrance, imposition des mains, bénédiction, aspersion d’eau bénite, signes de croix… Si, en Italie, comme aux Etats-Unis, les adeptes des mises en scène spectaculaires de l’exorcisme divisent, en France, ce type de « dépassement passionnel », comme le dit diplomatiquement Mgr Podvin, est proscrit. Un prêtre exorciste un peu trop « enthousiaste » serait vite remercié. Ici, pas d’histoires de clous ni de corps contorsionnés, pas de possédés qui jouent les hommes araignées ni de femmes qui profèrent des insanités. L' »exorcisme majeur » ou « grand exorcisme » est manié avec précaution, et raconté à reculons. Du bout des lèvres, le Père d’Arbaumont accepte d’évoquer le cas d’une femme. C’était il y a quelques années. Agée de 35 ans, bourgeoise et adepte du spiritisme, elle poussait des cris stridents, se roulait par terre et explosait quand le nom de Dieu était évoqué. Il a fallu multiplier les séances d’exorcisme pour la délivrer, seize en tout. « Chaque exorcisme est différent, explique le Père d’Arbaumont. Certains prennent une heure, d’autres des années. Mais la plupart ne consistent qu’à prononcer quelques prières de délivrance. »
A mi-chemin entre le confesseur, le conseiller spirituel et le psy, le prêtre exorciste se voit confier une tâche délicate. Impossible de répondre personnellement à toutes les sollicitations. Une équipe de treize « écoutants » (douze femmes et un homme, religieuses et laïcs) se charge d’un premier « tri ». Sorte de standard SOS possession, ils suivent un processus très balisé, une discussion d’environ une heure trente au cours de laquelle ils s’enquièrent de la vie affective de la personne, de son anamnèse, de ses maux, de son parcours médical… Ils ne transmettent au prêtre que les cas les plus difficiles à trancher, et à gérer.
« POP RELIGION »
Tous les jeudis matin, ils passent en revue les dossiers les plus sensibles. Epaulé par des psychologues et des psychiatres, le Père d’Arbaumont ne diagnostique jamais de possession avant d’avoir écarté toutes les hypothèses de désordre mental. « Notre pratique ne se fait jamais sans lien avec la science du moment, insiste le porte-parole de la Conférence des évêques de France. Il n’existe pas de guerre de tranchées comme autrefois. Nous comptons beaucoup sur les psychologues. » Les exorcistes sont formés pour être sceptiques. La consigne émane de Rome. « C’est ce que l’on nous apprend, confirme le Père Thomas, en Californie. Cela fait partie du processus de discernement. » Qui sont les personnes concernées ? Une minorité est athée ou issue d’une autre religion. 75 % sont des femmes – dont une très large majorité a été victime d’abus sexuels (viols, incestes…) – issues de toutes les classes sociales. « Ça se passe chez les Le Quesnoy comme chez les Groseille », souligne le Père d’Arbaumont, en référence au film La vie est un long fleuve tranquille.
Schizophrènes, paranoïaques, bipolaires, dépressifs ou une personne tout simplement perdue… 20 % à 25 % des personnes que le Père d’Arbaumont reçoit souffrent, selon lui, d’une vraie pathologie. Le prêtre, qui les accueille en moyenne une demi-heure, ne peut cependant pas toutes les expédier chez un médecin. Sans empiéter sur le territoire des psychologues, il répond à la demande spirituelle. Un véritable exercice d’équilibriste. « Les populations qui viennent voir ces prêtres sont des gens que nous, les psys, nous ne verrons jamais dans nos consultations, explique la psychiatre Alexia Levrat Noël, qui travaille depuis douze ans avec le diocèse de Lyon. « Je ne suis pas fou ! », disent-ils, mais ils se croient possédés ou entravés par une puissance extérieure. Attribuer ses problèmes à quelque chose d’extérieur à soi est une façon de ne pas se responsabiliser. »Beaucoup espèrent un miracle, un « quick fix » comme l’appelle le prêtre exorciste du diocèse de Chicago, le Père Jeffrey Grob, « une réparation minute » : « Ils pensent qu’avec quelques prières, ou plus, tous leurs problèmes s’envoleront. »
Dans la grande majorité des cas, le Père d’Arbaumont, comme les autres exorcistes, « récupère » ces âmes en détresse, adeptes de l’occultisme, après les voyantes, sorciers, mages, magnétiseurs, gourous et autres faux prêtres qui tarifent leur « délivrance » au prix fort. Le 11 octobre 2013, devant la cour d’assises de l’Essonne, quatre Antillais accusés d’avoir séquestré et torturé une jeune femme de 21 ans qu’ils pensaient possédée par le diable ont ainsi été condamnés à des peines allant de trois à six ans de prison. La victime a passé sept jours ligotée dans la position du Christ sur un matelas posé au sol, sans rien boire ni manger. « Le mal-être actuel fait le jeu des charlatans, constate Jean-Louis Dorey, 67 ans, psychologue clinicien bénévole qui assiste l’exorciste de Lyon. Au début, je me suis même demandé si les exorcistes n’étaient pas des charlatans. Mais j’ai été surpris de constater que les prêtres abordent les choses de façon très cartésienne et logique. » Pour la psychiatre Alexia Levrat Noël, « l’exorciste est le dernier recours, comme une figure sécurisante et paternelle reliée à une institution. Il agit au service d’une mission plus grande, et gratuitement ! ».
Le Père Jeffrey Grob, de Chicago, parle de « pop religion », un phénomène parallèle à la pop culture. « C’est devenu presque tendance d’aller chez l’exorciste, dit-il. Un peu comme on allait voir son gourou New Age dans les années 1970. » « En 1968, l’Eglise a reçu le choc culturel de toutes les remises en question, analyse Mgr Podvin. Nous avons cru que la sécularisation était actée. En réalité, ce qui a muté, c’est le rapport à la pratique religieuse, mais pas la foi ni la croyance. Si la pratique hebdomadaire disparaît, la religion populaire, elle, proche de la superstition, n’est pas morte. »
source :
Le Monde
10.01.2014 Mis à jour le 11.01.2014
M le magazine du Monde
Par Louise Couvelaire
http://www.lemonde.fr/le-magazine/article/2014/01/10/exorciste-un-metier-d-enfer_4345499_1616923.html