Dans The Master, nouveau film du metteur en scène Paul Thomas Anderson, on s’enfonce dans les méandres de l’esprit torturé d’un certain Dodd, orateur impétueux, toxicomane, apprenti sorcier du cerveau humain. Un personnage « de fiction », affirme officiellement la production. Pourtant, tout le monde le sait, ce film est largement nourri par le destin du célèbre « pape » de la scientologie, Ron Hubbard, décédé il y a un quart de siècle mais dont le destin et l’héritage continuent aujourd’hui de susciter la controverse. L’occasion idéale pour se repencher sur la vie réelle du fondateur d’une des plus grandes organisations dites sectaires de la planète.
Avouons-le, la vie du vrai L. Ron Hubbard dépasse de loin la plus incroyable fiction. Notre homme est né en 1911, à Tilden, petite ville du Nebraska, dans une famille sans histoire. A l’âge de trois ans, il chevauchait déjà des étalons, prétend la biographie hagiographique réalisée depuis par ses disciples. Adolescent, il aurait aussi entamé une carrière d’explorateur maritime, puis de chef de guerre hors pair, de philosophe majeur voire de physicien nucléaire…
Tout cela tient évidemment de la fable. « La véritable histoire de Ron Hubbard est infiniment plus extravagante et invraisemblable que le plus éhonté de ces mensonges », écrit Russell Miller, auteur du Gourou démasqué, une enquête menée sur le fondateur de la scientologie. Tel était sans doute en effet le vrai talent de Hubbard: avoir si bien réinventé sa vie qu’il sut ensuite convaincre son entourage de la véracité de ses inventions et emporter l’adhésion de millions de gens.
FAUSSE ATTAQUE NIPPONE
Dans les faits, pourtant, rien de fabuleux. Au tournant des années 30, après d’infructueuses études d’ingénieur (il était très mauvais en physique), le jeune Ron commence par se lancer dans l’écriture. Journaliste pour une revue d’aviation, il transforme déjà ses très paisibles voyages familiaux en mer – son père est marin – en véritables « expéditions ».
Selon l’enquête de Russell Miller, c’est au culot que Hubbard parvient ensuite à entrer en 1939 dans un club prestigieux d’explorateurs, arguant d’un C.V. ultra-gonflé.
Après une série de malentendus, il finit même par se faire nommer, en 1943, à la tête d’un chasseur de sous-marins. Il y fantasmera paraît-il une attaque nippone, lâchant ses grenades sur des ennemis totalement rêvés.
Sa véritable voie, il la trouve dans un domaine bien plus adapté à son amour pour les chimères: la science-fiction.
Auteur prolifique dès la fin des années 1930, l’homme développe progressivement dans ses nouvelles sa « théorie sur l’humain ». En 1950, il publie La dianétique, ouvrage qui deviendra la véritable bible de la scientologie et sera diffusé à plus de 20 millions d’exemplaires. Dès sa publication, le succès est fulgurant. Mélange de psychologie, technologie et pseudo-science, son principe est le suivant: l’homme est pollué par des événements traumatiques qui l’empêchent de s’épanouir. Par le biais d »‘auditions », sortes de séances d’autohypnose, il peut se débarrasser de ses pollutions mentales. Hubbard assure que la dianétique permet de guérir plus de 70 % des maladies et créer des hommes « clairs », plus intelligents et efficaces.
A la sortie du livre, la communauté scientifique bat en brèche cette théorie, qui ne repose sur aucun élément scientifique avéré. Mais la force de persuasion de Ron est telle qu’il convainc plusieurs médecins et autres noms prestigieux de l’accompagner dans son aventure. En 1953, la première Église de scientologie voit le jour à Camden, New Jersey. Au fil du temps, malgré des épisodes chaotiques et divers scandales et condamnations pour escroqueries, la scientologie parvient à tisser une toile gigantesque à travers le monde.
SCHIZOPHRÈNE ET PARANO
Mais comment expliquer ce succès? Pour Thierry Lamote, chercheur à l’université de Toulouse et auteur de La scientologie déchiffrée par la psychanalyse, c’est précisément du côté de la folie paranoïaque de Ron Hubbard qu’il faut se pencher: « Toutes les caractéristiques de la secte, depuis sa doctrine jusqu’à sa structure organisationnelle, portent la marque de la psychose de son fondateur ». Le chercheur n’est bien sûr pas le premier à avoir pointé la paranoïa du gourou. Le fils aîné de Ron Hubbard lui-même l’aurait évoquée: « 99 % de ce que mon père a écrit sur sa propre vie était faux » a-t-il un jour confié. Pour Thierry Lamote, « Hubbard souffrait probablement de schizophrénie paranoïde » développée en 1938. « Cette année-là, il subit une opération dentaire bénigne, sous anesthésie, qui déclenche chez lui une première décompensation psychotique, avec bouffée délirante. If est alors certain d’être mort momentanément, revenant du royaume des ombres muni d’un savoir inédit. A partir de là, il n’aura de cesse de reconstruire un monde ultra-logique sur la base d’un délire. » Un monde tellement abouti qu’il survivra à la mort de son géniteur. Et ce grâce à un élément clé: une police secrète créée par Hubbard, qui contrôle et surveille en permanence tous les ennemis potentiels. Thierry Lamote explique: « Cette police secrète, née de son délire, a brisé les hiérarchies et rendu le mouvement totalitaire.
Aujourd’hui encore, c’est cette logique de bureaucratie aveugle, sans leader, qui régit l’Église ».
Persuadé d’être en danger, Ron Hubbard passera ainsi sa vie à écrire aux autorités pour dénoncer tel ou tel dissident, lancer ses agents dans l’infiltration d’organismes gouvernementaux, etc. S’estimant pourchassé par le FBI et la CIA, il reprendra quelques années la mer, poursuivant ses « recherches », avant de passer les dernières années de son existence quasiment coupé du monde. Le 24 janvier 1986, Ron Hubbard meurt finalement d’une congestion cérébrale, dans son ranch californien. Fin de l’aventure? On en est loin: la scientologie n’a jamais été aussi puissante que depuis sa disparition. Mais c’est normal: d’après ses disciples, l’esprit de Hubbard vit toujours. Où cela? Sans doute dans chacun de ses bureaux personnels que chaque église à travers le monde abrite et entretient consciencieusement.
Même celles où il n’a jamais mis les pieds. Même celles bâties après son décès.
Source : Chloé Andries
Moustique
06/03/2013 pages 32-33
et CIAOSN
Procès en vue
L’Église de scientologie revendique 12 millions de membres. Elle en aurait en réalité 6 à 8 millions, dans plus de cent pays, dont quelques centaines en Belgique. Son chiffre d’affaires, grâce aux formations qu’elle dispense, à ses publications et autres dons, est estimé à 5 milliards de dollars annuels. La Belgique comme la France ont répertorié l’organisation comme « secte » dans des rapports parlementaires. En 1978, L. Ron Hubbard a été condamné en France par contumace pour manoeuvres frauduleuses. Certains membres de son Église ont été condamnés à plusieurs reprises, pour escroquerie, vols, association de malfaiteurs, etc. Un procès est attendu en Belgique, le Parquet fédéral ayant demandé le renvoi devant un tribunal correctionnel de l’organisation belge, fin 2012.