Les premières fois, Michel (le prénom a été changé à sa demande) ne « décrochait pas plus de dix mots durant toute la visite. Il lui a fallu trois ans pour se débloquer », se souvient Pascal Stanger, le membre des Témoins de Jéhovah qui, durant une décennie, a rendu visite au détenu, condamné en 1989 à une peine de prison à perpétuité, assortie de vingt ans de sûreté, pour un meurtre et deux viols. Arrêté en 1984, ce récidiviste « irrécupérable », selon ses propres termes, avait déjà passé dix ans derrière les barreaux dans les années 1970 pour les mêmes motifs.
En liberté conditionnelle depuis 2005, l’homme de 72 ans est aujourd’hui plutôt du genre bavard. Carrure massive, cheveux gris coupés en brosse, regard vif, le septuagénaire est intarissable sur son parcours carcéral qui l’a mené dans la plupart des maisons d’arrêt de France. Mais deux sujets l’animent particulièrement: la Bible et Jésus, dont il parle avec l’emphase et la ferveur des convertis, sans jamais se départir d’une certaine assurance.
La découverte des « textes sacrés [l’a], jure-t-il, complètement changé ». « J’y ai pris conscience que l’autre n’était pas un objet mais un être souffrant. Et qu’il y avait la possibilité de remettre les choses en ordre. Cela m’a pacifié », assure l’ancien prisonnier. « Mes dix premières années de prison n’avaient pas pu me ramener à la raison. J’en étais sorti comme j’y étais entré, se souvient Michel, incapable de reconnaître ma culpabilité. »
« LE SENS DE MA VIE »
Lors de sa deuxième incarcération, il est longtemps resté persuadé qu’il n’en sortirait pas vivant. A la demande de sa mère, de forte influence, il accepte de lire la littérature des Témoins de Jehovah, puis de rencontrer l’un des leurs. Ce premier pas l’amènera à demander un suivi psychologique, puis à débuter une formation. Installé en Alsace, ce natif du Sud consacre aujourd’hui sa vie d’homme libre « aux randonnées en montagne, à la lecture de la Bible » et à la communauté des TJ de la ville où il a purgé la fin de sa peine. « Le sens de ma vie est de témoigner qu’il n’y a pas d’endroit dont on ne revient pas », insiste le converti.
Comme les Témoins les plus pratiquants, ils participe au culte deux fois par semaine. Et, comme tout fidèle, il fait « de la prédication », le fameux porte-à-porte prosélyte des TJ, avec l’un de ses coreligionnaires. « Vu mes antécédents, l’association m’a demandé de ne prêcher qu’avec des hommes. Depuis sept ans que je suis sorti de prison, j’accepte que l’on m’observe, même si, pour moi, il n’y a plus aucune ambiguïté dans mon rapport avec les femmes. »
Des histoires de rédemption comme celle-ci, la prison en produit régulièrement. Mais la conversion de Michel a ceci de particulier qu’elle s’est produite au parloir, entre deux fouilles intégrales et, pendant de longues années, sans Bible. Contrairement aux autres croyants (catholiques, protestants, juifs, musulmans, orthodoxes et bouddhistes), dont la confession est reconnue par l’administration pénitentiaire, les détenus Témoins de Jehovah n’ont pas le droit de recevoir la visite d’aumôniers. L’organisation, reconnue comme association cultuelle en 2000 par le Conseil d’Etat, se bat en justice pour envoyer des aumôniers en prison (une centaine de demandes seraient en cours selon le porte-parole des TJ) et offrir aux détenus qui le désirent des conditions d’échange équivalentes aux autres cultes : accès aux cellules, temps de prière dans des salles isolées, autorisation de détenir des livres ou des objets liés au culte…
RELATIVE NORMALISATION
Après des années de procédure, au cours desquelles le ministère de la justice a fait appel de décisions favorables aux TJ, le Conseil d’Etat devrait se prononcer prochainement sur ce dossier. Un dossier qui constitue pour les TJ, longtemps critiqués pour leurs pratiques et leurs croyances jugées sectaires, l’une des dernières étapes de leur relative normalisation dans le milieu cultuel français.
Pascal Stanger espère une évolution de la situation des TJ dans le monde pénitentiaire pour « mieux collaborer avec le système ». « Faute de permis de visite d’aumônier, je ne peux aller en prison qu’en tant que visiteur famille. Pendant dix ans, j’ai vu Michel au parloir, une grande salle avec de petites cloisons, au milieu des enfants, des couples qui s’embrassent. Ce sont des conditions difficiles pour aborder les sujets de foi et favoriser une démarche spirituelle. Nous étions souvent interrompus au bout de l’heure et demie réglementaire par le surveillant au moment où la discussion devenait la plus intéressante. »
Il se souvient surtout de l’interdiction de venir au parloir avec sa Bible. « J’apprenais des passages entiers par cœur pour pouvoir échanger avec Michel ou je lui envoyais par courrier des photocopies, mais toutes n’arrivaient pas. On s’est heurté à l’arbitraire, les autorisations pouvaient dépendre du surveillant présent. Michel a plaidé sa cause, et, au bout de huit ans, j’ai pu apporter une Bible. »
A plusieurs reprises, les TJ se sont vu opposer par l’administration pénitentiaire leur possible « prosélytisme », des risques de « troubles à l’ordre public » dans ce lieu fermé qu’est la prison. M. Stanger, qui poursuit ses visites à trois prisonniers, qui ne sont pas tous TJ, jure de son côté que son but « n’est pas de les convertir mais de les aider ». Depuis quelques mois, il tente de faire parvenir une Bible à un prisonnier TJ. On la lui a réexpédiée par retour du courrier. « La direction de la prison lui a envoyé l’aumônier catholique. »
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http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2012/09/03/un-long-combat-pour-ne-plus-etre-catalogues-comme-secte_1754889_3224.html
Témoins de Jehovah: un long combat pour ne plus être catalogués comme secte
LE MONDE | 03.09.2012 à 15h20 • Mis à jour le 03.09.2012 à 16h30
Par Stéphanie Le Bars
Jusqu’à la disparition du service militaire, en 1996, les jeunes hommes membres des Témoins de Jehovah, que leurs croyances poussaient systématiquement à l’objection de conscience, passaient plusieurs mois en prison. Ce temps est révolu mais les rapports compliqués entre cette association, qui revendique 250 000 membres en France, et la justice ne se sont pas améliorés avec la fin de la conscription.
En 1995, un rapport parlementaire, jugé depuis caduc, avait établi une liste de 172 « sectes », dans laquelle figuraient les Témoins de Jehovah. Leur prosélytisme actif, leurs visions de fin du monde ou leur refus de la transfusion sanguine sont, de fait, régulièrement mis en cause. Depuis lors, l’association n’a cessé de se heurter à la justice et à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), en dépit de la reconnaissance de son statut cultuel par le Conseil d’Etat en 2000.
CONTENTIEUX AVEC LE TRÉSOR PUBLIC
A la fin des années 1990, l’association a fait l’objet de contrôles fiscaux et d’une taxation sur les « dons manuels « , offrandes de ses fidèles, contrairement à la règle en vigueur pour les associations cultuelles. Après des années de contentieux, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé en juillet 2011 que la France avait violé la liberté religieuse dans ce dossier. Faute d’un accord entre les TJ et le gouvernement français, la CEDH a estimé, début juillet 2012, que la France devait rembourser aux TJ plus de 4,5 millions d’euros, que les juges estiment « indûment » saisis par le Trésor public dans le cadre de ce contentieux.
Depuis une dizaine d’années, l’association a aussi porté en justice « une cinquantaine d’affaires » liées à des demandes d’aumôniers pénitentiaires. Les tribunaux administratifs tranchent généralement en faveur des TJ, tandis que le ministère de la justice fait appel. Le Conseil d’Etat devrait se prononcer prochainement. La création de « parloirs cultuels » a un temps été évoquée pour répondre à ces demandes. A l’heure actuelle, outre les bénévoles, quelque deux cents aumôniers catholiques sont salariés par l’administration pénitentiaire, une soixantaine de musulmans, environ quatre-vingts protestants et une quarantaine d’israélites.
source : http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2012/09/03/le-criminel-irrecuperable-et-le-temoin-de-jehovah_1754887_1653578.html
LE MONDE | 03.09.2012 à 15h12 • daté du 4 septembre version Papier
Par Stéphanie Le Bars