IL ÉTAIT UNE FOIS DANS LE SUD. Un petit village de l’Aude niché à l’abri d’une montagne, le pic de Bugarach. Un château à la fois en ruine et en réfection, une atmosphère paisible, de beaux sentiers de randonnées qui attirent les touristes. « On vient de toute l’Europe pour photographier nos orchidées et nos vautours fauves », souligne fièrement Jean-Pierre Delord, le maire de Bugarach. Ne serait-ce une petite bizarrerie, le fronton de la mairie n’arbore pas la devise de la République, voilà ce qu’on pourrait appeler un village « sans histoires ». Sauf que non. C’est tout le contraire. Bugarach et sa « montagne magique » regorgent d’histoires – ou de légendes, c’est selon.
C’est d’ailleurs une spécialité dans cette Haute Vallée de l’Aude. Des communes voisines, Rennes-le-Château, Rennes-les-Bains ou Alet, connaissent une renommée mondiale et accueillent depuis longtemps des chasseurs de mythes fabuleux, qui viennent là sur les traces du trésor des Templiers ou de celui des Cathares, de Jérusalem ou du roi des Wisigoths, ou même des tombeaux de Jésus et de Marie-Madeleine. Vieilles lunes. A Bugarach, on regarde plutôt vers l’avenir. On scrute l’avènement de l’apocalypse, la prochaine, programmée le 21 décembre 2012 selon l’interprétation récente d’un calendrier maya. La fin du monde, qui verra des Extraterrestres cachés dans les plis de la montagne, prêts à secourir des humains méritants et élus, et donc sauvés du désastre annoncé.
Gentilles galéjades mystiques pour les uns, fermes croyances pour d’autres. Et entre les deux, tout un peuple qui aimerait s’en amuser, juste s’en amuser, sans s’y résoudre tout à fait. Ceux qu’une habitante du coin surnomme les « zozotériques », et qu’on appelle aussi, dans le coin, les « pélutes » (chevelus), les « Indiens » ou même les « hippies RSA ». Ils sont nombreux dans cette région du Razès, où on les a longtemps considérés, plus simplement, comme des « néoruraux », ou des » arrivés « . Stéphanie Baclin, 36 ans, s’est établie à Rennes-les-Bains voilà quelques années, » enécoutant [son] instinct ».
Dans sa maison en surplomb de la rivière Sals et de ses sources d’eau chaude, elle se « sent loin de tout ça », de l’apocalypse annoncée. Pourtant, elle accepterait volontiers la promesse d’un passage à autre chose, de « la fin d’une illusion ». Philippe Margarita, 54 ans, se montre moins circonspect : « Je ne dis pas que j’y crois, mais c’est intéressant, j’écoute », explique ce musicien sans emploi installé à Fa. « S’ils trouvent quelque chose sur la montagne, tant mieux pour eux », avance prudemment son copain Alain Didier, 63 ans, adjoint au maire de Saint-Jean-de-Paracol, animateur pour enfants et « branché sur les techniques parallèles de médecine ou d’astrologie, comme tout le monde ici ».
PHILIPPE MARGARITA A RANDONNÉ « une seule fois » jusqu’au sommet du pic de Bugarach, pour « faire une médit' ». « Ça te recharge, ça te ressource. » En 1987, il avait été, dit-il, « catapulté ici depuis le fin fond de l’Espagne », où il jouait de la musique de rue avant d’être « expulsé » du pays. Il a ressenti « des sensations, du feeling », « direct en arrivant ici », « sur ce point d’acupuncture de la Terre ». Il a fréquenté les chasseurs de trésors de Rennes-le-Château – « ça vibre fort » –, côtoyé un moment un mouvement hippie, le Rainbow, puis « trippé avec des copains qui vivaient dans des tipis avec des chevaux ». Et il a « fini par comprendre que le trésor, ici, c’est la terre, les sources d’eau chaude ». Pas de trésor matériel, donc, mais des Extraterrestres ? « Tu vas te marrer, mais un jour, j’ai vu une soucoupe volante, une lentille, un petit point lumineux avec comme une boule de lumière autour. » Alain Didier évoque lui aussi un souvenir assez précis, quoique vieux d’une trentaine d’années : « On était en train de bricoler avec un pote, quand on a vu un truc d’un vert très lumineux survoler à grande vitesse la ligne de crête. »
Les histoires de fin du monde à la fin 2012, bien sûr, ça les fait « bien rigoler ». Mais tout de même. Philippe Margarita s’est intéressé aux Mayas, il a « vachement étudié la question ». Sa conclusion : « Ils n’ont jamais parlé de la fin du monde, mais de la fin d’un grand cycle. L’idée, c’est plutôt de repartir de zéro. » Nouveau départ, nouvelle vie, voilà des thèmes omniprésents dans la région du Razès. Alain Didier a fui la région parisienne et « le piston » (il désigne les veines au creux de son bras), après 1968, pour essayer de « vivre autrement, rompre avec le modèle courant ». Stéphanie Baclin a fait de même, trente ans plus tard, pour s’éloigner de « la machine industrielle, qu'[elle] ne pouvait plus accepter ».
Jean-Pierre Delord, le maire de Bugarach, appartient lui aussi à la catégorie des « arrivés ». Il a quitté Paris dans les années 1970, pour « changer de vie », mais aussi « pour le pic », fameuse barre rocheuse qui a toujours nourri de nombreuses légendes locales. Pour résumer – si c’est possible –, la « montagne sacrée » des Corbières dégagerait un magnétisme étonnant, générant quelques curiosités. Par exemple, de légers malaises chez certains visiteurs. Ou alors l’emballement saugrenu des appareils de guidage des avions qui ont l’audace de le survoler – une croyance largement répandue sur place prétend d’ailleurs, à tort, que son survol est interdit. Et donc, nouvelle déjà assez ancienne, le pic de Bug abriterait parfois des Extraterrestres. Une preuve ? Ces nuages aux formes suggestives parfois accrochés en son sommet attesteraient de leurs allées et venues. « Voici une trentaine d’années, un habitant du village m’avait demandé d’enregistrer le bruit émis par les moteurs d’engins spatiaux situés sous le pic, racontait récemment un ancien journaliste local, André Galaup, lors d’une conférence organisée à Limoux et chroniquée par le quotidien régional, L’Indépendant. Le bruit qu’on entendait, c’était le moteur du magnéto qui ronronnait… »
Le thème de l’apocalypse est apparu plus récemment. Le maire tendance » progressiste gauchiste » de Bugarach en a entendu parler à l’automne 2010. » Un particulier un peu particulier » du village avait alors attiré son attention sur » des sites Internet américains » colportant l’étrange nouvelle. Jusque-là, comme tous les habitants de la région, monsieur le maire avait entendu toutes sortes d' » histoires vraies « , qu’il n’avait jamais vraiment prises au sérieux. Il avait haussé les épaules lorsqu’un passant lui avait prédit, « il y a dix ans », « tu vas voir, ça va devenir comme à Lourdes ici ». Il ne s’était pas davantage inquiété quand il avait fallu, voilà trois ans, « monter faire le ménage là-haut », au sommet du pic. Il en avait redescendu une Vierge noire scellée dans une cavité, qu’il conserve en sa mairie avec tout un bric-à-brac d’objets de culte, colliers, bagues, cristaux noirs et blancs, etc. « Gardons-nous de tout sectarisme « , était sa devise. « Ces gens ont le droit de faire leurs histoires, pas d’en tirer un commerce exagéré », sa limite de tolérance.
Mais là, cette histoire d’extraterrestres sauveurs d’humains méritants. Sur sa commune et nulle part ailleurs ! En l’entendant, son esprit de dessinateur industriel a commencé à échafauder les scénarios du pire pour l’hiver 2012. Des hordes de croyants et autant de curieux déferlant sur sa commune. Des débordements désastreux, sait-on jamais. Ne pas oublier les affaires de l’Ordre du Temple solaire, rappelle-t-il. Et puis, sur un plan plus terre à terre, l’édile a fait les comptes. Il n’a dénombré qu’une centaine de lits marchands sur sa commune, alors que des tenanciers de chambres d’hôte de la commune recevaient, semble-t-il déjà des demandes d’hébergement pour la période de décembre 2012 soit avec près de deux ans d’avance. Que faire ? « Tirer la sonnette d’alarme », se dit-il alors. Prévenir les autorités. Renseigner les services de l’Etat, l’armée, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
LE MAIRE A D’ABORD ÉVOQUÉ LA CHOSE LORS D’UN CONSEIL MUNICIPAL, à l’automne 2010. Puis un élu en a parlé devant un journaliste de L’Indépendant. Qui a publié, fin novembre 2010, un bel article bien vendu à la »une » et reprenant les inquiétudes du maire. Bruno Coince, le correspondant de L’Indépendant à Limoux, se souvient avoir voulu écrire « un truc marrant », à destination de lecteurs habitués aux contes et légendes de la région. Mais cette fois, la puissance d’Internet aidant, « c’est parti en flèche ». Les médias régionaux. Puis « l’AFP, Reuters, le New York Times, El Mundo…, énumère le sous-préfet de Limoux, Olivier Tainturier. Un emballement médiatique autour de pas grand-chose ».
« Apocalypse 2012 : a French village awaits the « esoterics » », a titré le New York Times, début 2011. L’article mentionnait une aubergiste du coin, Sigrid Benard. Elle y affirmait avoir reçu « nombre d’appels de gens souhaitant réserver des chambres ou des places en caravane pour la période décembre 2012 fin janvier 2013 ». « Ces gens disaient qu’ils voulaient venir trois semaines avant l’apocalypse et réserver la semaine suivante pour voir ce qui allait se passer », précisait Mme Benard. Jointe au téléphone à la mi-décembre, elle n’a pas souhaité commenter ces déclarations. Un autre hôtelier du coin, dans la commune de Sougraigne, à une dizaine de kilomètres de Bugarach, a lui aussi reçu, « début 2011 », deux demandes d’hébergement pour l’hiver prochain. « Un couple et un groupe de 12 personnes », assure François Dumas. Il a repoussé les demandes – son hôtel est fermé en hiver.
Depuis, plus rien. Pas de quoi inquiéter ce Suisse de 51 ans : l’été dernier, il a vu débarquer dans le champ d’un voisin plusieurs dizaines de personnes à la recherche du trésor des Wisigoths. Tout ce beau monde est reparti au bout d’une dizaine de jours. Apparemment bredouille. Ou vraiment très discret. À un an de la date supposément fatidique, l’emballement médiatique a redoublé. Le maire Delord a reçu des envoyés spéciaux de la presse mondiale. Aurait-il voulu se lancer dans une opération de promotion de sa commune qui l’a débordé par son ampleur ?
Dans sa sous-préfecture, M. Tainturier envisage ouvertement une telle hypothèse : « C’est lui qui a allumé la mèche en évoquant l’intervention possiblement nécessaire de l’armée en décembre 2012. Je l’ai rapidement mis en garde : à force de hurler au loup, on finit par le faire accourir. » Après avoir sermonné l’élu, il a néanmoins invité les conseillers de la Miviludes à venir enquêter sur place, puis organisé, en juin, une réunion avec des élus des communes les plus exposées, des infirmières, des médecins : « On leur a rappelé qu’ils avaient un rôle de vigie à jouer. La fin du monde vaut bien qu’on s’y prenne un an à l’avance », sourit-il.
Pour l’heure, aucun indice ne signale de mouvements suspects, promet le sous-préfet de l’Aude. Un compteur pédestre installé sur un sentier du pic de Bugarach n’a pas enregistré de hausse de la fréquentation. Dans la vallée, la gendarmerie n’a été saisie d’aucune plainte pour escroquerie ou atteinte à l’ordre public. Mais, assure M. Tainturier, « des gens qui savent ce qu’ils font, (…) qui se présentent comme des chercheurs, (…) qui organisent des stages plus ou moins à découvert », bref, des personnes « non désintéressées », font l’objet d’une surveillance. « Vigilance » est le maître-mot du sous-préfet, sur ses gardes tant « l’irrationnel échappe à la raison ». « Et, ajoute-t-il, on sait que les temps de crises, financière, économique ou morale, favorisent la survenance de mouvements alternatifs, de gourous. »
Ce lien n’a pas échappé aux plus avertis des « arrivés ». Joël Ruffier des Aimes, ancien membre du groupe des Négresses vertes aujourd’hui installé à Couiza (Aude), croit lui aussi déceler un lien entre le « bouillonnement » qu’il observe autour de lui et le « ras-le-bol social ». « Ici, cela prend une dimension mystique », constate-t-il. Les Extraterrestres, il y croit sans y croire, « ça dépend des moments ». Tout ce qu’il souhaite, c’est que l’histoire de Bugarach « finisse en farce. Que les tam-tams sortent, qu’on fasse un grand pique-nique. Oui, ça va finir comme ça, en rave party. » Sa prédiction en vaut bien une autre.
source: http://www.lemonde.fr/m/article/2011/12/30/bugarach-avant-la-fin-du-monde_1623609_1575563.html
Le Magazine > L’époque / 31 décembre 2011
Par Eric Collier