D’abord il y eut des rumeurs, puis des soupçons. La vérité sur la vie sexuelle débridée du fondateur des Béatitudes, Gérard Croissant, dit Ephraïm, finit par sourdre. On découvrit aussi des pratiques de « guérisons psycho-spirituelles », assez proches de la manipulation mentale. A mots couverts, la communauté bruissa encore des dérapages liés à la promiscuité entre les religieux et les familles.
En 2008 enfin, l’année où « Ephraïm » fut contraint de quitter ses ouailles, le frère Pierre-Etienne Albert, chantre respecté des Béatitudes durant des décennies, passa aux aveux. Livré à la justice par des membres de la communauté – immédiatement ostracisés – il a reconnu 57 agressions sexuelles sur mineurs entre 1975 et 2000. Pour ces faits, l’ancien religieux, 60 ans, comparaît mercredi 30 novembre et jeudi 1er décembre devant le tribunal correctionnel de Rodez.
Ce procès sera celui d’un homme et de ses perversions. Mais il devrait aussi souligner l’aveuglement d’une communauté créée en 1973, dans l’euphorie post-soixante-huitarde du « renouveau charismatique », vanté alors par l’Eglise. Et questionner l’institution catholique qui n’a pas su mettre un terme aux débordements d’une aventure lancée par une poignée de croyants « touchés, disaient-ils, par la grâce ». Sans garde-fous ni formation.
Marie L., entrée dans la communauté voilà vingt-sept ans, s’affaire dans la cuisine collective de l’ancien couvent Sainte-Catherine-de-Sienne, à Blagnac (Haute-Garonne), un ensemble de pierres rosées construit au XIXe siècle, à quelques kilomètres de Toulouse. Sous le regard du pape Benoît XVI, dont le portrait orne les murs, cette mère de famille de 54 ans affirme « n’avoir rien su » des turpitudes commises. « Appelée par le Seigneur à vivre une vie chrétienne », elle est chargée de nourrir la quarantaine de membres de la communauté des Béatitudes qui vivent dans la « maison ». Cette propriété des dominicains héberge aussi la direction de la communauté, la plus importante des dix-sept encore aux mains des Béatitudes en France.
Cette ancienne infirmière, son mari, rencontré dans la communauté, et leur dernière fille partagent avec les six prêtres, les treize frères, les huit soeurs et la quinzaine de laïcs du lieu, les déjeuners, les repas du week-end et au moins trois heures de prières quotidiennes. C’est aussi avec eux qu’elle fait front aux révélations qui éclaboussent la communauté. Le choc est d’autant plus rude que cette « association de fidèles » fut, jusqu’en 2007, adoubée et confortée par le Vatican.
En France, les membres des « maisons » gérées par des « bergers », religieux ou laïcs, ont tous croisé Pierre-Etienne Albert, qui, en sa qualité de chantre, passait de lieu en lieu. Marie L., mère de trois enfants, regardait « avec jalousie » les familles dont les enfants prenaient des cours de chant avec cet homme « très doué » pour la musique. Aujourd’hui, elle condamne « les péchés mais pas les hommes ». « Quand on donne sa vie à Dieu, on est dans une relation de confiance envers les autres », confie soeur Marie de la Visitation, membre depuis vingt ans d’une communauté qui lui a fait « goûter le ciel ». « Et si on a pu entendre des choses, on a parié sur le fait qu’il s’agissait d’une chute passagère. »
Les premières dénonciations des agissements du religieux auprès de responsables de la communauté remontent à 1998. « Dieu se sert aussi des pécheurs », commente la religieuse, voilée et vêtue d’une aube blanche couverte d’une chasuble marron. Une conviction, ou une manière de relativiser les faits, qui n’empêche pas cette ancienne journaliste belge de s’interroger. « Je ne sais pas pourquoi l’Eglise n’a pas réagi. »
Frère Henry Donneaud, le dominicain chargé par le Vatican en 2010 de remettre de l’ordre aux Béatitudes, avance des hypothèses. En dépit d’une politesse tout ecclésiale, il remet en question l’attitude de la hiérarchie catholique : « Je m’étonne que les Béatitudes n’aient pas eu un accompagnement plus fort des évêques. » Sur ce point comme sur l’ensemble du dossier, l’épiscopat français, réticent à s’exprimer, renvoie sur… frère Donneaud.
Disert et précis, le religieux, qui reçoit dans une petite pièce de l’imposant couvent des dominicains, à Toulouse, poursuit : « Le fait est que l’Eglise n’est pas toujours réactive, pas toujours armée et, en l’occurrence, elle n’a peut-être pas voulu casser une dynamique. » Face à la crise des vocations qui, dès les années 1970, menaçait de durer, il était tentant de laisser s’épanouir « l’idéal monastique », « la ferveur », « les vocations » des Béatitudes.
D’emblée, des clivages sont pourtant apparus entre les évêques qui se méfiaient de ces communautés nouvelles et ceux qui y croyaient. « Ces derniers les ont peut-être protégées au risque de ne pas prendre la mesure des problèmes », avance le frère Donneaud. Quant aux agressions sexuelles, « infiniment regrettables », elles doivent être replacées « dans le contexte général d’impréparation, voire d’aveuglement des esprits et de la société, face au drame de la pédophilie avant l’affaire d’Outreau », précise le religieux.
Concernée au premier chef par cet « aveuglement », Solweig Ely, victime des attouchements de Pierre-Etienne Albert lorsqu’elle avait 10 ans, en 1990, conserve, elle, un souvenir précis de l’homme et de ses gestes. Dans un livre, Le Silence et la Honte (Michel Lafon, 261 p., 17,95 euros), elle détaille aussi le climat « d’enfermement et de culpabilité » de la « maison » où elle a vécu durant un an avec sa famille.
« On vivait dans l’idée que le monde extérieur était dangereux et que la communauté nous protégeait, explique la jeune femme qui témoignera au procès. Pierre-Etienne disait « le Seigneur est amour » ; un câlin, un baiser, c’était normal et si je n’aimais pas cela, c’est que j’étais une mauvaise chrétienne. » Une croyance adoptée par ses parents, qui l’ont emmenée chez un exorciste.
Certains, qui aujourd’hui veulent croire à la survie de la communauté, passée en quelques années de 1 500 à 640 membres à travers le monde, reconnaissent des erreurs de jugement. « On était immatures, on vivait les uns sur les autres ; il y a eu clairement un manque de prudence », estime soeur Thérèse, entrée aux Béatitudes en 1983, avant de partir en mission à l’étranger.
« Notre fonctionnement était voué à l’échec », souligne-t-elle dans une allusion à l’emprise du « berger », responsable à la fois de l’organisation de la vie matérielle des fidèles et de leur accompagnement spirituel. « Il y avait une infantilisation dans les rapports humains et dans le rapport avec Dieu, témoigne Solweig Ely. Mes parents demandaient l’autorisation au berger pour nous amener chez le médecin ! »
Marie L. a traversé toutes ces années avec l’impression que le « bon sens » finissait par l’emporter. « Au début, les familles vivaient au milieu des autres dans un bout de couloir, puis on a eu notre lieu de vie à l’écart ; et, quand mon mari a voulu retravailler pour que l’on ait des revenus autonomes, cela s’est fait naturellement », assure-t-elle. Aujourd’hui, Marie L. travaille toujours bénévolement. Sa famille verse une dîme à la communauté mais jouit d’une maison indépendante sur le terrain du couvent.
La dépendance matérielle a constitué l’un des éléments d’emprise sur les nouveaux adeptes, appelés à se dépouiller de leurs biens. Aujourd’hui, les plus anciens, religieux ou laïcs, restent liés bon gré mal gré à la communauté pour des raisons financières. Muriel Gauthier, « dénonciatrice » de Pierre-Etienne Albert, installée dans l’ancienne « maison » de Bonnecombes, vit aujourd’hui « de la générosité d’un ami », en compagnie de deux autres fidèles. Ceux-ci, assure-t-elle, « touchent le RSA après plus de vingt-cinq ans passés aux Béatitudes » sans avoir jamais été ni salariés ni déclarés.
Pour d’autres, psychologiquement fragiles, la communauté fut et demeure un refuge, dont ils ne peuvent guère sortir. Soeur Anna-Katarina, venue d’Allemagne pour seconder le frère Donneaud, reconnaît que les « maisons » ont été « trop accueillantes à des gens blessés et fragiles. Le déclin actuel est sain car au final les choses seront plus claires ».
En 2007, le Vatican a enfin réagi et exigé une stricte séparation entre les frères, les soeurs et les laïcs ainsi que la fin de la confusion entre spirituel et psychologique. Les pratiques de guérison psycho-spirituelles, mâtinées de mysticisme et de diabolisation, « c’est fini », assure Henry Donneaud. S’il ne nie pas l’éclosion dans plusieurs diocèses de telles pratiques inspirées de la communauté, il tient à en démarquer les Béatitudes.
L’Eglise, aujourd’hui comme hier, s’acharne à sauver cette petite communauté pour « les beaux fruits » qu’elle a donnés, selon le frère Donneaud. Parmi les séminaristes inscrits à la faculté de théologie de Toulouse, une bonne partie est encore aujourd’hui composée de frères des Béatitudes qui se destinent à la prêtrise… Fermer la communauté reviendrait aussi à reconnaître l’échec des nouvelles formes d’engagement apparues dans les années 1970.
Le processus actuel « d’assainissement » est « la dernière chance » des Béatitudes, estime le dominicain. Un argument à l’usage de ceux qui demeurent réticents à la normalisation en cours. « La plupart des fidèles sont loyaux et ne souhaitent pas fonder une « contre-secte » », dit-il. Mais d’anciens responsables s’arc-boutent sur leurs prérogatives. « On n’est plus face à des pervers, analyse-t-il, mais plutôt face à un mode de gouvernement tyrannique, par la peur. » Une conséquence de l’enfermement dans lequel s’est complue la communauté durant des années. En février 2012, elle devrait élire de nouveaux responsables. Sauf si le ménage entrepris pas Henry Donneaud n’est pas achevé.
Source : LE MONDE par Stéphanie Le Bars
http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/11/29/les-beatitudes-en-redressement-spirituel_1610706_3224.html