auteur de « La scientologie, c’est le laboratoire du néolibéralisme », docteur en psychanalyse et psychopathologie, Thierry Lamote prend à contrepied les travaux classiques sur les sectes et part du gourou lui-même, de ses écrits, de sa psychose. Il apporte un regard nouveau sur la structure de la secte, jusqu’à proposer un éclairage étonnant : la scientologie est un système qui désagrège le lien social, et précurseur du néolibéralisme.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, pouvez-vous nous dire un mot de votre méthodologie ?
Thierry Lamote : J’ai travaillé sur la scientologie à proprement parlé depuis 5 ans, et j’avais passé les deux années précédentes sur les sectes en général, et Raël en particulier. D’habitude, on traite le sujet par la sociologie, ou en se concentrant sur les adeptes, sous l’angle de la manipulation mentale. J’ai choisi plutôt de me concentrer sur le fondateur. Ce qui m’y autorise avec la scientologie, c’est qu’Hubbard a laissé beaucoup d’écrits derrière lui, qui sont autant de manifestations cliniques de sa psychose. C’est une forme de psychobiographie.
Expliquez-nous donc la folie de L. Ron Hubbard, s’agit-il d’une rupture avec la réalité ?
Thierry Lamote : C’est un psychotique : on peut donc dire en effet, pour simplifier, qu’il est en rupture avec la réalité. Mais il n’y a rien de figé dans ces troubles que l’on peut situer sur un continuum : il passe de la catatonie au délire mégalomaniaque. Au moment de ses effondrements, il témoigne de douleurs intenses et diffuses : c’est symptomatique de la schizophrénie. Son vaste système est aussi clairement paranoïaque, il va quand même jusqu’à croire qu’il y a un vaste complot des psychiatres alliés aux communistes pour contrôler l’humanité. Dans sa correspondance, comme dans ses carnets intimes, il rapporte aussi des hallucinations auditives, il entend des voix, dialogue avec un esprit qu’il nomme sa « Gardienne ».
Quelle qu’en soit la forme et la symptomatologie, c’est sa structure psychotique. Au moment où il décompense (la rupture), tous les liens qui le rattachaient au lien social se défont. Et c’est par le délire qu’il en a retrouvé le chemin. C’est ce processus que l’on suit dans ses nombreux écrits : sa façon, par le délire, de renouer avec le lien social. C’est important de préciser que lors de ses crises, de 1938 à 1951, la psychose n’était médicalement pas traitée, le premier neuroleptique adapté n’est inventé qu’en 1954 : avec la scientologie, on a donc affaire à l’un des rares grands systèmes paranoïaques de la seconde moitié du XXème siècle.
Est-ce qu’on peut dire que l’évolution de la folie de Ron Hubbard, le fait passer d’auteur de science-fiction original, à gourou de secte ?
Thierry Lamote : C’est en 1938, après une anesthésie, qu’il a sa première bouffée délirante. C’est à partir de là qu’il écrit ses premières nouvelles de science-fiction. Il bricole quelque chose d’un peu bancal, un système pas très systématisé. Il développe à bas bruit ses théories dans ses nouvelles. Ce n’est qu’ en 1943, alors qu’il est lieutenant de marine sur un vaisseau de guerre, qu’il a une importante crise et qu’il parvient à reprendre et à systématiser le délire laissé en friche en 1938 : c’est l’invention de la dianétique ; le vrai livre premier de la secte qu’il publie en 1950. Il fait juste après une nouvelle rechute psychotique, qui mènera à la scientologie, véritable délire religieux qu’il mènera à son dernier terme avec l’introduction de la folle histoire de Xenu. Puis il s’exile en mer avec ses plus proches fidèles, en proie à un violent délire de persécution.
Définitions : La dianétique est un système psychothérapeutique. Elle vise à atteindre une sorte d’éveil spirituel, l’état de « Clair », qui soignerait les troubles psychosomatiques. Et selon Hubbard, tout est psychosomatique.
La scientologie est la seconde phase, le délire religieux, qui se clôture avec et la figure de Xenu. C’est le nom du dictateur d’une confédération galactique qui, il y a moult millions d’années, aurait, pour régler un problème de surpopulation dans l’espace, coincé quelques milliards d’extraterrestres dans les volcans de la terre, avant de les atomiser avec des bombes H. L’esprit de ces extraterrestres cherche depuis à s’agglutiner autour des humains, cause de tous leurs problèmes, ce que la dianétique pourrait régler.
L’Eglise de la scientologie recrute d’abord grâce à la dianétique – système de pensée plus audible que la scientologie proprement dite pour les habitants du monde extérieur (les « raw meat », viande crue).
Comment est-ce possible que des millions d’adeptes adhèrent à Xenu ?
Thierry Lamote : Beaucoup ont abandonné lors de leur passage de la dianétique à la scientologie. C’est tout un processus. Le tout premier mouvement est l’audition dianétique, qui mène à l’état de Clair. Lorsque l’adepte est prêt Clair, vient l’initiation « religieuse », l’audition scientologique, via le niveau OTIII (Thétan Opérant de niveau III) l’état religieux et le cap du « mur du feu » : ne poursuivent au-delà que ceux qui adhèrent à l’histoire de Xenu. De là, il reste une douzaine de stades à passer, jusqu’au niveau OT XV. Pour l’instant, seuls les 8 premiers niveaux d’initiation « OT » sont ouverts, et la place se paye cher : formations, livres…
Les dirigeants actuels de la scientologie sont souvent entrés très jeunes en scientologie ; certains ont participé au périple maritime d’Hubbard entre 68 et 75. Ils ont grandit dans la scientologie, coupés du monde extérieur. Ils ont les mêmes convictions qu’Hubbard, sans pour autant être psychotiques. Il faut dire aussi que l’originalité du système scientologue, c’est qu’il est basé sur les principes de la démonstration scientifique : il dit une vérité quasi mathématique, comme deux et deux font 4, qui ne se discute pas. Ce n’est pas vraiment un système de croyance, qui, en ouvrant un espace au doute, en autorisant un point sans garantie – comme le mystère du tombeau du Christ pour les chrétiens – permettrait une certaine liberté. Tout y est quadrillé : l’adepte n’a aucun espace vide où respirer.
C’est par la force de ce système que vous en arrivez à considérer la scientologie comme le laboratoire du néolibéralisme ?
Thierry Lamote : J’ai commencé à m’intéresser aux sectes contemporaines par ce que je m’interrogeais sur le lien social et ses accidents. Je pense que les phénomènes sectaires contemporains sont des accidents de lien social. En étudiant la scientologie, je me suis rendu compte que ce que Hubbard a mis en place dans son organisation, ses techniques de management, sa conception des organisations humaines, étaient en avance de 15 ans sur le monde de l’entreprise. Ce qu’il a créé avec son église, le néolibéralisme, sans nécessairement s’en inspirer directement, le fera généralisera par la suite.
La scientologie comme l’entreprise néolibérale est basée sur une pure logique du fonctionnement, une logique basée sur des directives et des règles de procédure anonymes : comme les multinationales contemporaines, soumises à des réseaux d’actionnaires anonymes, personne n’y endosse plus aucune responsabilité. Il n’y a plus ni hiérarchie, ni centre : tout y est instable et mouvant. Dans le néolibéralisme, des décisions sont prises au nom du petit actionnaire sans qu’il n’y ait réellement personne qui puisse assumer les responsabilités. C’est pareil dans la scientologie. Hubbard n’a jamais vraiment réussi à prendre sa place dans la hiérarchie, l’église d’ailleurs ne s’est développée qu’après sa disparition en mer, en 1967. Le chef s’en est lui-même retranché en tant que sujet.
On peut aussi dire que c’est une structure totalitaire, au sens d’Hannah Arendt : le chef n’est qu’une fonction, sa personne compte moins que la puissance de l’organisation elle-même. Le chef ne promulgue pas les lois : il se contente de déchiffrer les lois de la nature. Il n’est donc pas nécessaire : ce sont les lois de la nature, et le maillage étroit de règles qui en sont issues, qui importent. L’important, ce ne sont donc pas les ordres du chef, mais c’est d’être en phase avec les lois naturelles, de façon à anticiper, déchiffrer la « volonté du chef ».
Autre point proximité avec le néolibéralisme, la loi fondamentale qui structure le mouvement scientologue, c’est l’impératif « survis ! ». Qu’implique cet impératif « naturel » ? Freud disait que la civilisation ne peut s’ériger que sur du renoncement pulsionnel : si l’on en reste au « complexe d’Œdipe », c’est parce que l’enfant renonce à jouir de la mère qu’il est amené s’inscrire dans le lien social pour y trouver un objet de substitution. Or la « loi de la survie » engage les scientologues vers tout autre chose. Ce n’est pas une loi symbolique susceptible de borner la jouissance de chacun, au profit du bien commun. Ce qu’impose la « survie » scientologue, c’est plutôt de s’occuper principalement de soi : de privilégier sa jouissance à soi. Cette injonction, fondée, comme le capitalisme, sur l’intérêt égoïste, loin de borner les revendications pulsionnelles de chacun, engage au contraire à jouir sans entrave. D’où la question autour de laquelle je tourne depuis plusieurs années : la scientologie peut-elle faire lien social ? Il me semble que non, et c’est ce que j’essaye de démontrer.
Source : Humanité du 22 juillet 2011
Entretien réalisé à partir de l’ouvrage : « La scientologie déchiffrée par la psychanalyse », de Thierry Lamote, paru aux Presses Universitaires du Mirail, 2011.
Thierry Lamote est docteur en psychanalyse et en psychopathologie, enseignant – chercheur à l’Université Toulouse Le Mirail, en psychologie clinique et psychanalyse.
Lire aussi :
Lamote, T., L. Ron Hubbard: Portrait de l’Artiste en paranoïaque. Psychose et phénomènes sectaires, thèse de Doctorat Nouveau Régime, Université Paris VII-Denis Diderot (co-direction avec l’Université Toulouse II-Le Mirail), 2009
Et à paraître en août dans la revue Golias : « L’Eglise de Scientologie – aperçus sur un système paranoïaque ».