« Un médecin consciencieux doit mourir avec le malade s’ils ne peuvent pas guérir ensemble. Le commandant d’un bateau périt avec le bateau, dans les vagues. Il ne lui survit pas. ».
Ionesco, La cantatrice chauve
Cette phrase de Ionesco stigmatise la nouvelle tendance de certains médecins à élaborer des théories de la maladie à partir de leur cas personnel, et à vouloir emporter la confiance de leurs patients en prétendant s’appliquer leurs traitements à eux-mêmes. Pour se rendre crédibles, ils utilisent aussi toutes sortes de métaphores ancrées dans la sagesse populaire, telles que celle du commandant et de son équipage.
Dans le domaine des thérapies fleurissent les dérives les plus diverses. On trouve, par exemple, celles des médecines psychédéliques, telles que prônées par des psychiatres comme Olivier Chambon (La médecine psychédélique, 2009, Éditions Les Arènes), « psychiatre spirituel », qui prétend soigner par les plantes hallucinogènes ; les dérives de la médecine dite « nouvelle » ou biologie totale, initiée par Ryke Geerd Hamer, qui prône l’inutilité de tout recours aux médicaments, toute maladie étant interprétée comme le résultat d’un choc psychique, perçu par l’individu comme aigu et dramatique, que le malade doit apprendre à « décoder » [1] ; les dérives des médecines dites globales, comme la pratique collective du rire de Christian Tal Schaller (La folie douce, 2003, Vivez Soleil), « médecin holistique », qui paraît d’emblée beaucoup plus inoffensive. Et la liste n’est pas close.
Points communs entre ces thérapies : elles sont proposées par des médecins diplômés, généralistes, psychiatres ; toutes les maladies, des plus bénignes aux plus graves (cancer, sida, etc.), sont considérées comme des maladies de l’esprit ; les médications ou procédés thérapeutiques sont présentés comme des « médicaments de l’âme » ; la manipulation mentale souvent reprochée à ces thérapeutes est le secret de leur succès auprès des patients, et, redisons-le, ce qui les rassure, c’est que le médecin confie utiliser pour lui-même le médicament, ou le procédé, pour en évaluer l’efficacité ; ces thérapies coûtent très cher et créent une dépendance ; elles risquent d’aggraver les symptômes ; enfin, elles font perdre de vue au malade la gravité de sa maladie et risquent de le détourner des soins sérieux. Quand il s’en rend compte, il est parfois trop tard.
C’est ainsi que la médecine psychédélique d’Olivier Chambon propose la thérapie par l’ayahuasca, plante utilisée pour soigner des toxicomanes, que les professionnels, tels que le professeur Jean Dugarin, psychiatre à l’Hôpital Fernand Widal de Paris, classent parmi les stupéfiants ; la biologie totale de Ryke Geerd Hamer s’oppose, elle, systématiquement à tous les traitements médicaux, tels que chimiothérapie, ablation de la tumeur dans le cas du cancer, anti-douleurs. Un exemple de cette théorie « nouvelle » de la maladie : le cancer du poumon ne serait pas dû à la cigarette, mais à la peur de la mort, induite par l’image négative de la cigarette. Pour guérir, il faudrait donc décoder ses peurs. Enfin, la médecine holistique de Christian Schaller propose la thérapie par le rire, sous le vocable de « folie douce ». Mais n’est-elle pas aussi dangereuse, en fin de compte, dans sa manière de banaliser maladies et traitements ?
La « folie douce » comme méthode thérapeutique
« Par la folie douce, depuis plus de 30 ans, je guéris les malades mentaux », déclare sans hésitation Christian Tal Schaller, qui explique que la thérapie des chamanes, pratiquée dans des « hôpitaux spirituels » au Brésil, a même permis de guérir des pédophiles et des pervers sexuels par des massages, par l’écoute, la tendresse et l’éducation… Vaste programme !
Il se présente : « Je suis médecin en Suisse depuis 35 ans. Généraliste, puis orienté vers les médecines douces, l’homéopathie, l’acupuncture… J’ai découvert le chamanisme et la communication spirituelle avec les êtres de lumière, en canalisant. Je montre comment devenir son propre médecin, l’artisan de sa santé, accéder aux mondes non matériels par le voyage intérieur, rencontrer ses guides spirituels ». Schaller, apôtre de la « santé globale », est l’auteur d’une trentaine d’« ouvrages de santé », dont Éloge de la folie douce, dans lequel il prétend que la maladie mentale résulte du blocage des émotions, et que les médicaments chimiques empoisonnent l’esprit.
Avec son épouse Johanne Razanamahay, ils enseignent la « folie douce » à Genève et à Pierrelatte. Ils expliquent aux malades mentaux comment gérer leur folie, accepter leurs émotions, ne plus avoir peur de la violence en soi, mais l’exorciser par des gestes et des sons. La folie vient de la méconnaissance des « sous personnalités psycho actives », (SPPA), qui coexistent chez le malade mental, et de la difficulté à les harmoniser. C’est à cela que doivent conduire les exercices : « Imaginez ces exercices de “folie douce”, quand on les fait en groupe, tout le monde jouant à faire les fous ! On rit beaucoup dans ce travail. Lâchez vos émotions, allez voir vous-mêmes ce qui se passe, faites des voyages intérieurs. »
Qu’est-ce que la « folie douce » ? C’est celle, dit-il, de l’enfant ou du sage qui s’amusent et expriment toutes leurs émotions sans agressivité. C’est une folie contrôlée et consciente. « Elle fait du bien sans faire de mal. » L’apprentissage se fait par des exercices, tels que « tordre son visage dans tous les sens, loucher, tirer la langue, faire des sons bizarres, avoir l’air le plus idiot possible, ressembler à un monstre ou à un tigre rugissant, faire les mimiques et les “miaou” du chat, les aboiements du chien, les “yeux ronds” du poisson », grimaces qui expriment l’« enfant intérieur », thème cher au New Age, selon lequel l’enfant, que nous étions dès notre naissance, survit en nous comme un guide infaillible de notre conduite (Internal Self Helper). Schaller dit avoir été marqué par sa très stricte éducation protestante, qui lui a permis de découvrir que l’éducation judéo-chrétienne entraîne une hyperactivité du cerveau gauche, cerveau de la logique et du raisonnable, et la mise en tutelle du cerveau droit, cerveau de la spontanéité et de la créativité. Il faut donc apprendre à laisser ses émotions circuler à travers son corps. C’est l’objectif des stages de libération corporelle. C’est lors d’un tel stage, donné par « une ravissante thérapeute » qu’il a épousée par la suite, que Schaller confie avoir découvert la nature de la maladie mentale. Depuis, il apprend aux malades mentaux qu’ils sont « possédés » par des énergies étrangères, et que leur guérison viendra de la libération de leur cerveau droit, clé de leur épanouissement.
Efficacité proclamée contre la « médecine officielle »
Pour « preuves » de l’efficacité de sa méthode, il évoque, avec aplomb, les « centaines » de malades épileptiques et de schizophrènes qui sont guéris grâce à elle, et qui deviennent à leur tour thérapeutes, ainsi que son succès aux États-Unis. À son grand regret, mais à notre grand soulagement, il ajoute : « Les thérapies de régression dans les vies antérieures sont déjà enseignées dans beaucoup d’universités américaines, alors qu’elles n’ont pas encore droit de cité en France ». Plus surprenant encore de la part d’un médecin, Schaller affirme que la maladie d’Alzheimer est la conséquence de l’aluminium des vaccins, et des additifs alimentaires, qui empoisonnent l’organisme, ainsi que du manque d’ouverture du cerveau droit. Aussi, affirme-t-il, un chamane, dont le cerveau droit est « ouvert », ne peut pas souffrir d’Alzheimer !
Selon lui, la psychiatrie est dans une impasse. Il dénonce l’industrie pharmaceutique qui soumet la psychiatrie, les facultés de médecine, les hôpitaux, au dogme du « il n’y a que les médicaments qui marchent ». Il regrette que la France et la Suisse soient encore dominées par ce dogme, alors que, dit-il, ça change en Italie, et qu’au Brésil, à cause de la pauvreté de la population, des hôpitaux soignent par la seule force spirituelle ! Et parce que le rire est le meilleur médicament de l’âme, Schaller dit avoir participé avec son épouse au Rassemblement international des rieurs organisé par l’École du rire de Corinne Cosseron, à Frontignan, du 30 avril au 3 mai 2009, « avec notamment la distribution de “câlins gratuits” sur la place du marché… »
Christian Tal Schaller et la vaccination
Christian Tal Schaller est également très en pointe dans les campagnes des ligues anti-vaccinales. Sur son site Internet, un texte rejette la vaccination comme dangereuse, les vaccins eux-mêmes étant présentés comme composés d’un cocktail de produits toxiques, de « microbes artificiels » mélangés à un « liquide composé de celules animales (poulet, souris, mouton, singe, vache) et humaines (sang, embryons avortés), souvent elles-mêmes contaminées » et autres agents de conservation, « véritables poisons » qui tuent le vivant.
Auteur de plusieurs livres sur le sujet, l’un d’entre eux, Vaccins : l’avis d’un médecin holistique est présenté ainsi par l’éditeur : « Les vaccins sont toxiques ! Ils empoisonnent les organismes de milions de gens ignorants de leurs effets négatifs sur la santé. Sont-ils aussi efficaces qu’on le prétend ? Certaines épidémies se sont bien arrêtées sans vaccins ? Alors… Et si on s’était trompé ? Et si les épidémies s’étaient arrêtées pour d’autres facteurs que les vaccins ? Et si les virus et les bactéries n’étaient pas des ennemis, mais au contraire des amis, lors qu’ils sont bien gérés par un système immunitaire en bon état ? Les recherches de la science moderne dans le domaine de l’immunité permettent de comprendre les graves erreurs de la “vaccinologie” qui ne subsiste que parce qu’elle génère des profits financiers pharamineux. Ne restez pas dans l’ignorance et l’inconscience mais prenez la responsabilité de votre santé ! »
Certes, l’éloge du rire n’est pas en lui-même critiquable. Le rire, un bon moral, un environnement serein, renforcent la résistance à la maladie, mais ils ne suffisent pas pour en guérir vraiment. C’est pourtant ce qu’affirme froidement ce médecin diplômé, figure d’autorité auprès de malades, lors de conférences ou dans des livres.
Dans son autre livre, Artisans de leur miracle, une des grandes aventures du troisième millénaire ou les miracles sont naturels, (2001, Vivez Soleil), Schaller prétend, entre autres aberrations, que la conception du cancer par « la plus grande partie de la médecine moderne » est fausse « parce qu’elle veut ignorer les travaux qui montrent qu’une cellule cancéreuse peut redevenir normale si son environnement se corrige. Tout cela parce que les milliards de francs (suisses ?) que rapporte la chimiothérapie du cancer bloquent toute pensée qui ose sortir des dogmes en vigueur ». Il critique la médecine en faisant de l’évolution de ses conceptions de simples modes changeantes, alors que, dit-il, l’homéopathie ne change pas, ce qui en prouverait la valeur : « voilà une médecine expérimentale qui s’appuie sur des lois fondamentales qui ne varient pas avec le temps. Les écrits de son fondateur, le docteur allemand Samuel Hahnemann, n’ont pas pris une seule ride en plus d’un siècle et l’homéopathie fonctionnera tout aussi bien au vingt-et-unième siècle qu’au vingt-deuxième ou au vingt-cinquième siècles ! » Il en est de même pour les grands principes de la médecine hippocratique, de la phytothérapie, de la médecine chinoise et de l’acupuncture.
Guérir par la douceur, même les maladies les plus graves
Paradoxalement, l’immuabilité des dogmes des médecines douces serait la caution indéniable de leur vérité, et de leur efficacité, alors que les progrès des connaissances et des techniques médicales seraient la preuve de leur incapacité. En fin de compte, l’affirmation péremptoire de ses croyances les plus farfelues suffit à Schaller. Aux malades du sida, il fait croire à leur guérison par la médecine naturelle, contre les statistiques elles-mêmes : « le sida est une maladie qui ne tue pas tous ceux qui en sont frappés. Il y a des « long term survivors », des « survivants longue durée », comme on les appelle aujourd’hui. Définitivement sortis de la peur, ils se sont guéris et sont devenus des gestionnaires avisés de leur propre santé. Ils sont des milliers à avoir fait cette expérience. Leur point commun est de ne plus croire que la guérison vient de l’absorption de médicaments ou de la soumission au pouvoir médical mais de l’adoption d’un mode de vie “ immunitairement positif”. De très intéressants travaux scientifiques apportent la preuve de l’efficacité de cette démarche. » Lesquels ? On ne sait pas !
Malheureusement, Schaller n’est pas seul à propager ce délire concernant l’efficacité des médecines naturelles sur les maladies les plus graves, qui détournent certains malades des traitements médicaux nécessaires à leur guérison. Ce discours illuminé est au contraire très à la mode, et beaucoup s’en servent, parvenant ainsi à manipuler et à séduire des gens, en bonne santé ou malades, disposés à croire sans preuves les discours les plus extravagants.
Une âme invulnérable contre un corps faillible
Pour mieux vendre ses idées et ses méthodes, le site Internet de Schaller est très complet. On y trouve la longue liste des activités de la « santé globale » : la règle des 3 V de l’alimentation (Végétale, Vivante et Variée), le jeûne, l’Amaroli (thérapie par l’urine), les lavements intestinaux, le rêve éveillé, les deux sortes de massages (« multidimensionnel », axé sur l’exorcisme, et « androgyne », pour réconcilier en soi l’homme et la femme), la gestion des émotions et des passions, l’éducation à la santé globale, le chamanisme, le channelling ou communication spirituelle (qui consiste à se brancher sur les mondes de lumière), la connaissance des SPPA, les accompagnements des vivants et des morts, et enfin pour couronner le tout, la formation d’holothérapeutes, avec stages (250 € par jour), une quinzaine de CD à 15 €, et deux vidéos à 28 €. Le programme des manifestations s’avère chargé, depuis la rentrée de septembre 2009.
Enfin, tout ça s’appuie sur une philosophie somme toute assez banale. Selon Schaller, notre âme invulnérable, immortelle, éternelle et universelle, s’est incarnée dans un corps, qui nous a fait perdre la conscience de notre nature divine. Nous devons nous voir comme des « apprentis de la vie ». C’est en libérant nos émotions que nous pourrons guérir des « blessures du cœur » que sont la folie, l’épilepsie, la schizophrénie, l’Alzheimer et bien d’autres troubles graves. Nous redeviendrons alors ce que nous sommes : « des êtres de lumière, immortels, éternels, magnifiques, souverains, venus sur la terre pour y créer tous ensemble une société planétaire de paix et de coopération consciente ».
Si la solution de tous nos maux était si naturelle et si simple, pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt, au lieu de gaspiller notre énergie dans des recherches médicales interminables et coûteuses ? Rions, faisons des grimaces, libérons nos émotions, vénérons la nature, et nous ne serons plus jamais malades !
Vers le nouvel âge d’or de la santé
L’avènement de ce nouvel âge d’or de la santé ne se fera pas, selon Schaller, sans que disparaissent pour toujours les symboles de notre aliénation à la médecine : « Il faudra un jour aller déboulonner la statue de Louis Pasteur qui a entraîné la société moderne dans une direction funeste, celle de vouloir combattre la maladie par des mesures médicales au lieu d’enseigner à tous les lois de la santé ! »
Petite remarque très matérialiste : à côté des stages et autres babioles, ce thérapeute pratique un prix unique de 100 € pour chaque prestation d’une heure, que ce soit une consultation, un channelling, un massage… sauf le massage androgyne, qui lui est à 160 €. Avec de tels tarifs, ce bon docteur ne doit pas craindre la crise ! Quant à ceux dont le porte-monnaie est dégarni, ils devront peut-être se contenter de rires, de câlins… et d’urine, pour être gagnés par la grâce.
Schaller fait feu de tout bois. Dans son approche « globale », il agrège l’homéopathie, la médecine chinoise et l’acupuncture, la phytothérapie, les thérapies par la lumière, le Yoga du rire, etc. En qualifiant ces pseudosciences de « holistiques », il tente de cautionner leur efficacité sur le cancer, le sida, la maladie mentale, l’Alzheimer, la dépression, l’aérophagie, l’asthme, la constipation. Si ce n’était pas aussi grave pour ceux qui en sont les victimes, nous pourrions en rire.
Les thérapies miraculeuses n’existent pas. Gardons à l’esprit cette sage parole de Cicéron dans le De Divinatione : « Ce qui ne peut pas se produire ne s’est jamais produit, et ce qui peut se produire n’est pas un miracle. »
Brigitte Axelrad
http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?art