Dans le petit village d’Amfreville-Saint-Amand, perdu quelque part dans l’Eure, depuis le départ de la seule généraliste du coin, les habitants se soignent à coups de magnétisme et d’« auriculothérapie ». C’est l’histoire du fiasco d’un « pôle santé » construit il y a quatre ans dans l’un des pires déserts médicaux de France pour attirer des médecins qui ne viendront jamais. Reportage.

« C’était sans doute trop beau. Un « pôle santé » ? Là, au fin fond de l’Eure ? Sept cents mètres carrés de cabinets médicaux dédiés aux thérapeutes d’Amfreville-Saint-Amand, spécialement rassemblés au milieu des champs en 2021. Le tout subventionné par l’État et ses aides aux territoires ruraux. Avec un parking flambant neuf aussi, aux abords de la départementale. Puis quatre années sont passées depuis l’ouverture et l’idylle sanitaire locale s’est envolée. Car aucun médecin n’a encore posé son stéthoscope dans le pôle. Pis, les généralistes rêvés par les habitants ont laissé place à quelques paramédicaux – kinésithérapeute, infirmier et orthophoniste -, mais surtout à de nombreux pseudo-thérapeutes spécialistes des médecines douces non conventionnelles. Comptons, entre autres, une sophrologue, une hypnothérapeute – non professionnelle de santé -, une réflexologue, une spécialiste de médecine chinoise, ainsi qu’une psychopraticienne, en plus de la naturopathe et de la magnétiseuse partie depuis.

Alors, on la connaît l’histoire. Celle du petit village champêtre perdu quelque part à une quarantaine de kilomètres au sud de Rouen. Ça commence par un panneau marqué d’un nom jamais entendu : « Amfreville-Saint-Amand », donc. On enchaîne avec la description bucolique des tulipes bariolées plantées près de la mairie, de l’herbe qui sent bon la tonte fraîche et des façades indécises – partagées entre briques et colombages. Puis, au milieu du conte paysan, vient l’ésotérisme : une médecin partie à la retraite, il y a quatre ans de ça, sans successeur. Et le fantôme d’une généraliste qui hante toujours le bourg. Au comptoir de la boucherie, on se souvient ainsi qu’« elle était discrète madame Le Carpentier ». Quand, en face, près de la vieille caserne de pompiers, on se dit qu’« heureusement qu’elle était là pendant le Covid » et on regrette ses conversations feutrées pour médire un peu sur la gestion de la santé par la municipalité. Il paraîtrait même qu’elle habite encore pas loin madame Le Carpentier et que, parfois, elle donne un coup de pouce pour un conseil ou une ordonnance à d’anciens patients en détresse, nous glisse-t-on.

L’Eure : 165 médecins pour 100 000 habitants

C’est comme ça qu’on s’en sort ici. Quand le médecin du village d’à côté n’est pas une proche connaissance, on mobilise un peu les retraités. Et « un dimanche » ou « un 1er janvier », devant une grippe coriace, on s’habitue aussi aux appels au « 116-117 » pour « se [retrouver] chez un médecin de garde à une demi-heure – une heure – de route », raconte Murielle, auxiliaire de vie retraitée, croisée devant chez Joël, ouvrier Renault pendant quarante ans. Lui ramasse les cailloux devant son entrée. Il tremble un peu des genoux quand il se lève et il dit : « La dernière fois que j’ai consulté, j’ai dû attendre trois semaines ». C’était il y a plusieurs mois déjà. Mais pas le choix, avec environ 165 médecins pour 100 000 habitants d’après les chiffres du Ministère de la Santé pour l’année 2023, l’Eure se classe parmi les pires déserts médicaux de France. « Les jeunes médecins, ils sont comme ça : aujourd’hui, ils ne pensent qu’aux loisirs » ; « C’est là où ils veulent et trente-cinq heures, pas plus », ragent en coeur Murielle et Joël.

Plus loin derrière un grillage, on tousse. C’est Pascale*, 60 ans tout rond, en pleine confection d’un macramé avec sa cousine brésilienne, Anaïs*, 61 ans. La première est coincée chez elle depuis près de cinq ans, en invalidité depuis un Covid long couplé à une fibromyalgie. Mais elle a « de la chance », dit-elle. Après le départ de la généraliste du village, elle a trouvé un médecin à Bosroger, à une trentaine de kilomètres : « Il était au courant de ce qu’il se passait à Amfreville et il m’a dit que si je ne trouvais personne, il voulait bien ouvrir les vans pour me prendre avec mon mari ». Mais pas de place pour Anaïs. « Je n’ai pas le permis et je viens de perdre mon mari donc je me retrouve sans médecin. C’est difficile, mais je croise les doigts parce que je ne tombe jamais malade ! », explique la dame arrivée dans l’Eure en 2015. Jamais malade, donc, mais incapable de reprendre le travail à cause de ses bras ankylosés depuis des années et sans traitement.

Alors, « bien sûr », les jeunes médecins capricieux y seraient pour quelque chose, mais Pascale a une autre hypothèse : le pôle santé du village ne serait pas innocent dans la désertion des cabinets amfrevillais. La tisseuse de macramés y est allée plusieurs fois déjà, « pour les infirmières et des prises de sang, dit-elle. Mais le reste c’est pas du médical, c’est du paramédical… ou du paranormal ! Ils y ont mis – pas une cartomancienne -… une magnétiseuse. C’est dommage d’avoir installé des gens comme ça, là-bas, ça a dû faire fuir des vrais médecins qui auraient pu profiter du cadre ».

Et le drame c’est que la recette fonctionne un peu trop bien pour les praticiens. Sur le parking du pôle, les patients – égarés du désert – se succèdent. Il y a Karine, pourtant infirmière en hôpital, qui a succombé à choisir la thérapie non remboursée plutôt que la quête inexorable de sa version conventionnée. Elle a le pas vif pour ne pas rater son rendez-vous avec la psychopraticienne du bâtiment. Et la trentenaire sait tout à fait à quoi elle a affaire : « Une psychopraticienne c’est comme une psychologue, mais elle n’a pas suivi le cursus. » Non pas qu’elle en soit particulièrement adepte, mais c’est « le moins loin » qu’elle ait trouvé – soixante euros la séance, quand même… Et sans remboursement.

« Il y a une confusion très claire dans l’esprit des patients »

Puis, à l’intérieur, il y a Cindy qui attend pour une séance avec la psychomotricienne. C’est pour son prématuré qui aurait « un retard de coordination », dit-elle. Le gosse avale « trop vite » une compote et tripote frénétiquement les livres de la boîte à livres sans trop les ouvrir. Pas un mot de sa mère. Sereine. Faut dire que la famille à un médecin sur Elbeuf, à 15 minutes en voiture. Surtout, « on a quand même de la chance ici par rapport à ailleurs d’avoir des propositions alternatives, de la sophrologie, etc. », souffle-t-elle. Comme si elle ne mesurait pas la différence de nature. Entre un psychomotricien, auxiliaire médical reconnu et encadré par les ministères de la Santé et de la Recherche, et un sophrologue, pseudoscience régulièrement épinglée pour ses risques d’emprises ou de dérives sectaires par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Comme si un rhumatologue valait un kinésiologue ou un ostéopathe. Ou comme si l’auriculothérapie d’Amfreville et ses aiguilles plantées dans les oreilles pour lutter contre les allergies ou les problèmes de transit valaient un allergologue ou un gastro-entérologue.

Et c’est précisément ce mélange des genres qui aurait fait fuir les médecins d’Amfreville-Saint-Amand. En novembre dernier, la Direction générale de la santé (DGS) rappelait encore auprès de Marianne que « le Code de la santé publique indique que seuls des professionnels médicaux et des auxiliaires médicaux peuvent faire partie des maisons de santé et centres de santé ». Le pôle santé d’Amfreville n’a pas la qualification de « maison de santé » mais la confusion entre médecine conventionnelle et non conventionnelle est une pratique régulièrement décriée par l’Ordre des médecins. C’est bien pour ça qu’Albane*, une praticienne reconnue d’Amfreville, a refusé de rejoindre le pôle santé. D’après elle, « les médecines douces profitent de la réputation des professions médicales et paramédicales pour se faire une patientèle. Je le vois, il y a une confusion très claire dans l’esprit des patients, c’est certain ». D’autant que, d’après les dernières recommandations de la Miviludes parues il y a une semaine, « les termes « thérapie », « praticien » ou « médecine » ne font actuellement pas l’objet d’une définition juridiquement protégée », et peuvent donc être utilisés par n’importe qui.

Du reste, on aurait bien voulu parler avec tous ces spécialistes des médecines douces d’Amfreville-Saint-Amand. Façon de mesurer quelque peu leur sérieux et leur rapport à l’emprise. Mais voilà, un article paru dans Le Courrier de l’Eure, le canard local, a un peu vexé les résidentes du pôle santé qui ne veulent plus dire un mot à la presse. « On nous a traités de guérisseurs. Et on m’a prêté des propos sur le rein Ying et le rein Yang. On a dit qu’il y avait des énergies négatives, alors que c’est impossible, je n’ai pas pu dire ça », fustige malgré tout l’une d’elles auprès de Charlie. Pourtant, sa pratique serait tout à fait responsable et sans risque. La preuve : « Je ne dirais jamais à un patient d’arrêter ses médicaments pour ma thérapie et je renvoie systématiquement vers des médecins professionnels », jure-t-elle. Encore heureux.

SOURCE : Charlie Hebdo https://charliehebdo.fr/2025/04/sciences/sante/cest-du-paranormal-a-amfreville-saint-amand-un-pole-sante-ronge-par-les-medecines-douces/

L’auteur(e)

Julie Lescarmontier

Journaliste