C’est un état des lieux glaçant que dresse la Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (MIVILUDES) dans son dernier rapport, rendu public le 22 juillet dernier. Entre 2018 et 2020, l’institution aurait enregistré plus de trois mille saisines, du jamais vu depuis sa création, en 2002. En l’espace de seulement cinq ans, ce chiffre aurait augmenté de 40 %. Parmi les multiples tendances identifiées dans l’étude, la MIVILUDES alerte tout particulièrement sur l’augmentation des signalements de phénomènes d’emprise psychologique et d’escroquerie financière dans le domaine de la santé, du bien-être et du développement personnel, qui représenteraient désormais près de la moitié des saisines recueillies par la Mission Interministérielle.
Le business de la vulnérabilité
Déjà largement analysé par des sociologues de renom, à l’instar d’Eva Illouz, dans Les Marchandises Émotionnelles (Editions Premier Parallèle, 2019), ou de Julia de Funès, dans Développement (Im)personnel (Editions de l’Observatoire, 2019), l’attrait pour ces formes de médecine alternative et leur corollaire spirituel se nourrirait, selon les auteurs du rapport, « des fragilités d’un monde complexe et hyperconnecté, et de notre société qui laisse certains sans repères, cherchant du sens et doutant des valeurs qui les dirigent ».
Autant dire que le COVID-19 n’a guère arrangé les choses. « La crise sanitaire a été le révélateur de ce qu’on décrit nous depuis des années en fait, décrypte Pascale Duval, porte-parole de l’Unadfi (Union nationale des Associations de défense des Familles et de l’Individu victimes de sectes), interrogée sur France Culture au sujet des dérives sectaires observées depuis l’irruption de la pandémie dans nos vies. « À n’importe quel moment dramatique que peuvent vivre les gens, les mouvements sectaires affluent. La pandémie a donné un nombre de cibles potentielles énorme. »
« Ce marché se base sur trois idées fortes : 1/ l’approche médicale ne prend pas en compte l’humain dans toute sa dimension (médecine holistique) 2/ la santé publique est à la main de l’industrie pharmaceutique ; 3/ toutes les solutions sont dans la nature ou à trouver “en soi”. »Extrait du rapport de la MIVILUDES
De fait, la MIVILUDES signale que « la crise sanitaire a eu un impact immédiat, observable à travers les saisines, dont plus de cent d’entre elles relatent des situations en lien avec le sujet. » Coachs, « médecins traditionnels », et autres gourous en tout genre se sont révélés particulièrement habiles dans l’exploitation de la vulnérabilité d’une partie de la population, ajustant leur discours et leurs pratiques aux contextes sanitaires et économiques particulièrement anxiogènes. Selon le rapport, leur business, extrêmement lucratif, se déploie désormais aussi bien via des canaux « traditionnels » (livres, « show », instituts de formation) que sur internet, via des chaînes YouTube, des sites portails, des blogs et autres forums de discussion… « Un immense marché s’est développé, note les auteurs du rapport (…) basé sur trois idées fortes : 1/ l’approche médicale ne prend pas en compte l’humain dans toute sa dimension (médecine holistique) 2/ la santé publique est à la main de l’industrie pharmaceutique ; 3/ toutes les solutions sont dans la nature ou à trouver “en soi”. »
Le grand retour du New Age
À la faveur de la crise, certains mouvements connaissent un retour de hype tout particulier. Si la MIVILUDES constate ainsi une baisse très nette des saisines sur les mouvements psycho-spirituels en vogue dans les années 1990, elle note en revanche un déplacement de l’engouement pour les médecines et spiritualités dites alternatives vers les théories New Age et le néo-chamanisme, qui signent leur grand retour en France après avoir légèrement disparu des radars.
Opérant selon une logique de « patchwork » typique des nouvelles spiritualités apparues avec le déclin du Christianisme en Occident, le courant ésotérique dit « New Age », surgi dans les années 1960, est, pour Martin Geoffroy, sociologue à l’Université de Manitoba, « la manifestation primaire d’une « nouvelle forme sociale de religion » qui (…) se caractérise par une multitude de conceptions religieuses relevant plutôt de la vie privée des individus que d’une Église déjà établie. » D’où la nécessité, pour la Mission Interministérielle, de se doter de garde-fous méthodologiques, dans la mesure où de nombreuses personnalités et petits groupes désignés comme tels s’inscrivent, pour la plupart, « en marge des courants majoritaires », « bricolant un discours et des pratiques à partir de croyances, de traditions ou de méthodes diverses. »
À titre d’exemple, les personnalités ou groupes sectaires signalées comme relevant du « néo-chamanisme » – qui ont fait l’objet de 96 saisines entre 2018 et 2020 – peuvent se définir aussi bien comme « magnétiseur, guérisseur d’âmes, hypnothérapeute, maître reiki, coach energiologue ou praticien en tantrisme » … Rendant d’autant plus difficile l’identification de grandes tendances pour faciliter l’étude et la lutte contre les dérives possibles liées à ces pratiques.
Sur la base des témoignages recueillis lors des saisines, la MIVILUDES est tout de même parvenue à dresser un état des lieux des principales formes de sectarisme New Age connaissant un regain de popularité depuis 2018. Le plus inquiétant étant probablement que, dans 40 % des cas, les mineurs constituent les principales cibles de ces diverses formes d’emprise psychologique.
Une alternative dangereuse à un suivi psychologique classique
Le rapport pointe notamment le retour en force de la théorie dite des « Enfant Indigo ». Issue du mouvement américain Kryeon formalisé par Lee Carroll, pseudo-scientifique lui-même affilié à la philosophie New Age, cette théorie propose une doctrine éducative à l’intention d’enfants disposant d’une « aura » particulière de couleur bleue indigo, laquelle ferait d’eux des surhommes prédestinés à l’accomplissement de hautes missions, à commencer par la gestion de la « la grande transition planétaire »… Longtemps cantonnée aux pays anglo-saxons – aux Etats-Unis, la théorie n’est pas considérée comme une dérive sectaire – elle gagne désormais du terrain en France. La MIVILUDES a réceptionné 30 saisines à ce sujet entre 2018 et 2020.
Les gourous de cette théorie de plus en plus lucrative se nourrissent de la vulnérabilité de parents confrontés aux troubles psychiques de leurs enfants : hyperactivité, dyslexie, trouble du spectre autistique… Comme l’écrit le psychanalyste Norbert Bon, cité par Renaud Evrard et Pascal Le Maléfan, « il n’est pas nouveau que des parents se saisissent ainsi d’un signifiant venant connoter positivement les difficultés de leur enfant et, à cet égard, ces auteurs [les tenants du syndrome indigo] ne manquent pas de fustiger, à juste titre, l’inflation des diagnostics péjoratifs d’ADD (attention deficit desorder) ou d’ADHD (hyperactivité), qui viennent figer dans un dysfonctionnement neurobiologique les difficultés de l’enfant. »
« Le discours de départ peut sembler positif aux parents : « je reconnais le caractère exceptionnel de votre enfant ». Mais très vite, cela dérape car le « praticien » kryeon assure avoir la solution exclusive. »Anne Josso,ex- secrétaire générale de la MIVILUDES
La situation s’avère particulièrement préoccupante lorsque cet accompagnement se substitue à un prise en charge médicale classique, notamment pour les enfants souffrant de trouble autistique, comme le rappelle Anne Josso, secrétaire générale de la MIVULIDES : « Le discours de départ peut sembler positif aux parents : « Je reconnais le caractère exceptionnel de votre enfant ». Mais très vite, cela dérape car le « praticien » kryeon assure avoir la solution exclusive. Celle-ci est une vraie menace psychologique car souvent elle rend asocial l’enfant autiste et l’écarte du système éducatif. Des idées de ce type pullulent sur des sites Internet. Notre rôle est de prévenir et d’accompagner les familles pour qu’elles se libèrent de ces fausses promesses. » Parmi ceux ayant le plus largement profité de ce commerce juteux figure notamment l’américain James Twyman qui, comme l’indiquent Renaud Evrard et Pascal Le Maléfan, a participé à la mise en scène du film Indigo (2003), vend des livres et des cours par Internet fondés sur cette question et tient des conférences au prix de… 300 dollars par adulte.
Intégrer la page Facebook d’une « déesse »
Autre dérive sectaire liée à la philosophie New Age : le « channeling » – un terme utilisé par les médiums pour désigner un mode de communication privilégié avec des « entités supérieures », « êtres de lumière » ou « maîtres ascensionnés ». Parmi les innombrables personnalités et groupes identifiés, la MIVILUDES signale notamment une femme affirmant être une « Archange », disposant « d’au moins quatre alias », deux sites principaux et de nombreux comptes sur les réseaux sociaux sur lesquels elle propose diverses techniques de développement personnel mêlant inspiration bouddhique et New Age. Les témoignages recueillis lors des saisines donnent la mesure du degré d’emprise psychique de ce gourou sur ses victimes. Le proche de l’une d’elles signale ainsi « qu’il avait fait des lettres de motivation pour intégrer la page Facebook de la déesse », laquelle « déesse » propose, selon le rapport, « des conférences de 10 à 300 euros, des séances de stages et méditation à plus de 3000 euros », etc.
Enfin, la MIVILUDES évoque également rapidement les dérives associées à la multiplication récente des « ateliers de féminin sacré », popularisées notamment par le succès de l’écoféminisme et la promotion d’une « énergie féminine spécifique en lien avec la Terre-Mère Gaïa. » Problème : si ces ateliers sont adoubés par de plus en plus de femmes et largement médiatisés, le rapport précise que les praticiennes en « féminin sacré » qui conduisent ces groupes de paroles destinés à aborder des sujets douloureux ne disposent pour la plupart d’aucune formation de thérapeute. Là encore, le danger est que leur fréquentation récurrente se substitue définitivement à un suivi psychologique réel…
source : Usbek & Rica par Elena Scappaticci