Des centaines de religieuses vivent isolées dans cette communauté catholique présente en France et à l’étranger, épinglée pour de nombreux abus. Charlie Hebdo a recueilli une quinzaine de témoignages de ces soeurs et de leurs proches. Obligation de se confesser, impossibilité de parler, hormis aux responsables, et humiliations récurrentes… Toutes décrivent un climat insoutenable.
ALEXIS DA SILVA «Ne m’envoyez plus de lettres car je ne souhaite plus avoir de contacts avec vous. J’ai besoin d’être tranquille. Merci. » Ces mots-là, Claudia* ne les a jamais oubliés. C’était en 2018. L’année où sa fille, Daniela*, a brusquement disparu de sa vie. « Nous étions une famille heureuse, soudée. Son message est toujours incompréhensible aujourd’hui », souffle-t-elle, encore bouleversée. Sur des photos précieusement conservées, Daniela et ses proches, souriants, dégagent une réelle complicité. Mais en 2012, la jeune femme de 23 ans rejoint la Famille monastique de Bethléem, de l’Assomption de la Vierge et de
saint Bruno, une communauté catholique reconnue par le Vatican, où des soeurs vivent isolées du monde extérieur. En quelques mois seulement, Daniela quitte son travail, change de nom et ne porte plus qu’une longue robe blanche, sous le regard désabusé de ses parents, pourtant croyants. « Dès qu’elle est entrée définitivement dans le monastère, on ne pouvait plus la voir que quelques jours dans l’année », se souvient Claudia. La première visite est un choc : Daniela a
perdu énormément de poids et semble totalement « absente ». « Elle avait beaucoup de difficulté à s’exprimer. À chaque rencontre, une religieuse était présente à ses côtés. On ne pouvait jamais la voir seule. » Peu à peu, Daniela se renferme, et fait parfois preuve d’agressivité vis-à-vis de ses parents. Jusqu’au jour de la rupture. « Sa responsable disait qu’elle était le soleil du monastère. Je suis sûre que ma fille a changé à cause d’elle », affirme Claudia, les larmes aux yeux. Après avoir prévenu le Vatican, la Conférence des religieux et religieuses de France, et signalé la disparition de leur fille au commissariat, les parents apprennent qu’elle aurait quitté le monastère. Mais l’embauche d’un détective privé infirme cette version : la jeune femme résiderait toujours à la même adresse. « Aujourd’hui, nous ne savons pas où est Daniela. Bethléem a détruit notre vie, et nous n’avons plus aucun recours », conclut-elle amèrement.
LA SOUMISSION TOTALE DES SOEURS
Les critiques contre Bethléem ne sont pas nouvelles. De 2015 à 2016, cette communauté de 550 religieuses et d’une trentaine de monastères en France et à l’étranger a fait l’objet d’une enquête du Vatican, face à l’afflux de témoignages signalant des dérives. En cause notamment : la soumission totale des religieuses à leur prieure, la responsable du monastère. « Tous les soirs, on devait écrire dans un cahier toutes les pensées qu’on avait eues dans la journée. Les prieures disaient qu’on les offrait à la Vierge Marie, mais en réalité ce sont elles qui les lisaient », illustre Elena Sanchez, une ancienne soeur sortie de Bethléem en 2011, après vingt et un ans dans la communauté. Un jour, alors qu’elle découvre que la prieure se nourrit durant le jeûne du carême, elle indique dans son carnet ne pas comprendre ce « privilège ». « La prieure m’a alors convoquée pour me dire que cette pensée venait du diable. Comme c’était la seule personne à qui je parlais, je n’avais plus aucun recul. » Élodie*, qui a quitté la communauté en 2019, se rappelle aussi ce cahier « insupportable ». Elle raconte les reproches de sa responsable, qui l’a obligée à se confesser toutes les semaines pendant ses onze années monastiques. « J’étais contrainte d’inventer des péchés, car en six jours on n’a pas le temps d’en avoir. La seule fois où je ne l’ai pas fait, elle m’a prise à part pour me dire que je devais rendre des comptes. » Cette immixtion excessive dans l’intimité est permise par les 800 règles de vie de Bethléem, que Charlie Hebdo a consultées. « Selon la tradition monastique des origines […], le moine se reconnaît tellement étranger à toute chose du monde qu’il n’a plus pouvoir sur rien, pas même sur sa personne, sans obéir à son prieur », peut-on y lire. Pour le moine, le prieur tient « la place du Christ » ; il doit donc renoncer « à discerner par lui-même ce qui lui convient », poursuit le document. Selon Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, ce principe d’obéissance absolue est en contradiction avec la vie religieuse. « Le supérieur d’une communauté n’a normalement pas le droit de faire intrusion dans la conscience intime de ses membres. Les fautes, les questionnements personnels – ce que l’on appelle le “for interne” –, le supérieur n’a pas à les connaître si celui qui est concerné ne désire pas les lui confier »,expose-t-il. Le droit canonique (la loi de l’Église) l’affirme également: « Il n’est permis à personne […] de violer le droit de quiconque à préserver son intimité. » À Bethléem, les soeurs sont néanmoins dans l’obligation
d’ouvrir leur for interne. Cette injonction à la transparence est poussée plus loin lors du « chapitre des coulpes », une cérémonie hebdomadaire où les soeurs avouent devant les autres les fautes dont elles se sont rendues coupables. « En principe, c’est quelque chose de magnifique, destiné à ce que chacune s’améliore. Mais à Bethléem, le chapitre est là pour te détruire. Tu es allongée par terre devant la prieure, qui te noie de reproches, et tu n’as pas le droit de te lever tant qu’elle ne t’y autorise pas, après lui avoir embrassé les pieds », témoigne Patricia Blanco Suarez, une ancienne soeur auteure d’un livre sur sa vie dans
la communauté (15 ans dans l’enfer de la famille monastique de Bethléem, Les Impliqués Éditeur, 2020). Toute-puissante, la prieure exerce ainsi une véritable emprise, d’autant que les soeurs n’ont jamais le droit de communiquer entre elles, sauf pour parler de religion. « Lors des promenades collectives le dimanche, on doit au minimum être trois. Les prieures se disent que cela réduit le risque que deux soeurs se confient entre elles, car la troisième pourra les balancer », développe Élodie, consciente aujourd’hui d’avoir été « victime d’abus ».
UN ISOLEMENT PROGRESSIF
Dans son ouvrage Risques et dérives de la vie religieuse (Les Éditions du Cerf, 2020), dom Dysmas de Lassus, le supérieur général de l’ordre des Chartreux – une autre communauté catholique –, qualifie l’impossibilité d’avoir des relations personnelles et la soumission totale à un supérieur comme des caractéristiques sectaires. « Essayons d’imaginer une famille dans laquelle les enfants auraient l’interdiction de parler entre eux mais ne pourraient avoir de relations personnelles qu’avec leurs parents. Ne serait-il pas évident qu’une telle situation manifesterait un dysfonctionnement grave ? » s’interroge-t-il. Selon le religieux, cette « structure pyramidale » est renforcée par la limitation des échanges avec les personnes de l’extérieur, afin d’éviter qu’elles influencent les membres de la communauté.
À Bethléem, Élodie s’est vu progressivement interdire d’écrire à ses amis ; ses parents, eux, ne pouvaient lui rendre visite qu’une semaine dans l’année. « Quand j’avais du temps, ce qui arrivait rarement, j’avais le droit de leur envoyer une lettre. Mais un jour, ma responsable m’a demandé de la réécrire, car j’étais trop “affective” avec eux. J’ai compris à ce moment-là qu’elle lisait mon courrier », détaille-t-elle. Dans son monastère, Patricia a aussi fait face à la violation de sa correspondance. « J’écrivais à mes parents en espagnol, car c’est ma langue maternelle. La prieure demandait à une des soeurs qui le parlait de
traduire mes écrits, et m’a un jour violemment reproché d’avoir prié mes parents de venir me voir, car cela donnait l’impression que je n’étais pas heureuse au sein de la communauté. » C’est de cet isolement que semble avoir été victime Daniela. Avant que la jeune femme ne coupe les ponts avec ses parents, ces derniers ont appris qu’elle était sous traitement pour « un syndrome dépressif », une information inscrite dans un compte rendu médical que Charlie Hebdo a
consulté, et que Bethléem a initialement cherché à leur dissimuler. « Selon l’esprit du désert, les moines ne parlent pas de leur santé avec leurs parents. Ils
ne préviennent pas eux-mêmes leurs proches lorsqu’ils tombent malades ou sont hospitalisés », précise en effet l’une des règles de vie. Son cas n’est pas isolé : sur les 17 religieuses qui résidaient avec elle, Élodie se souvient que six prenaient des antidépresseurs, prescrits par l’une des soeurs qui était médecin. « L’une d’entre elles était très violente avec les autres, au point d’avoir déjà tapé quelqu’un. Mais la prieure a refusé de l’emmener voir un psy, car elle disait que c’était l’amour qui allait la guérir », confie-t-elle. Sur ce sujet, un psychothérapeute qui accompagne de nombreuses anciennes soeurs, dont certaines sont aujourd’hui
hospitalisées, est catégorique. « Bethléem est la communauté catholique qui détruit le plus en profondeur sur les plans mental et psychologique, car les soeurs ne sont plus capables de penser par elles-mêmes », affirme-t-il anonymement. En 2021, Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et
religieuses de France, a également signalé au procureur « plusieurs cas de maltraitance psychique », après avoir reçu « des témoignages graves médicalement parlant ».
Le 5 janvier 2021, Bethléem a joué la carte de la transparence, en reconnaissant à l’issue de l’enquête du Vatican « des abus d’autorité ou de conscience ». Outre une cellule d’écoute indépendante pour recueillir les témoignages de « personnes qui ont été blessées », la communauté annonce la mise en place
de nouvelles règles de vie, qui seront soumises à l’approbation de Rome. Le 29 novembre de la même année, elle précise que « le rôle de l’accompagnement spirituel a été mieux cerné » dans ces textes actualisés, « avec la distinction entre obéissance et docilité » et « la possibilité d’un accompagnement autre que celui de la prieure ». « Nous recourons à des professionnels spécialistes pour les questions de santé », indique-t-elle également.
Si, depuis, quelques évolutions ont été constatées – le cahier à la Vierge et la relecture du courrier auraient disparu –, les soeurs ont toujours l’interdiction de communiquer entre elles, et la prieure concentre encore l’essentiel des pouvoirs. « La cellule d’écoute n’a servi à rien. Les responsables demandent les noms de celles qui parlent, si bien qu’il y a un véritable climat de peur », révèle Samantha*, une soeur sortie récemment de Bethléem et qui avait été convoquée pour avoir discuté avec une autre membre. Comme auparavant, la formation des religieuses est effectuée par la prieure, et les psychologues auxquels ont accès les soeurs sont en contact direct avec elle. « Il y a une toute-puissance de l’autorité, et nous ne sommes pas entendues », résume-t-elle, attristée par l’absence de réels changements.
Myriam* s’interroge aussi sur la vie actuelle au sein de la communauté. Alors que son amie, une soeur de Bethléem, lui avait confié il y a un an avoir « des difficultés à s’acclimater à la solitude » et à faire face à « une grande charge de travail », Myriam a cherché à la questionner sur ces aspects. « Depuis, ses lettres ne comportent plus aucune information sur ce qui se passe à Bethléem, et lors de notre dernière rencontre en ce début d’année, elle était totalement renfermée sur elle-même », relate-t-elle. Trois autres témoignages de soeurs à peine sorties ou encore dans la communauté, transmis à Charlie Hebdo, confirment ce statu quo. Toutes dénoncent la persistance des abus et « la grande souffrance » des soeurs, condamnées à se taire. En 2021 et 2022, Bethléem a été plusieurs fois signalée à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).
UN SIGNALEMENT POUR ABUS SEXUEL
Certaines victimes ont toutefois décidé de sortir du silence. Selon nos informations, une instruction est en cours après le dépôt d’au moins deux plaintes contre Bethléem pour abus de faiblesse et manquement aux obligations légales de cotisations pour les retraites. Pendant longtemps en effet, les soeurs n’avaient pas de couverture sociale lors de leurs premières années monastiques. Or elles travaillent du lundi au dimanche, dans des conditions parfois harassantes. « Quand on jardinait, on n’avait pas le droit d’utiliser une tondeuse pour couper les herbes, car il fallait respecter le “silence communautaire”. Tout devait donc être fait à la main », illustre Élodie. En 2013, une réforme a obligé Bethléem à cotiser dès l’entrée au monastère. Mais ses effets ne sont pas rétroactifs. « Toutes les soeurs, qui vivent souvent dans une grande précarité à la sortie, doivent se battre pour réclamer leurs droits », déplore Christiane Paurd, une ancienne membre de la communauté, qui accompagne aujourd’hui les religieuses via l’Association pour une retraite convenable (APRC). De 2006 à 2009, elle-même a attaqué Bethléem en justice, pour récupérer 15 trimestres d’activité. En octobre 2022, la Commission reconnaissance et réparation (CRR) pour les victimes d’abus sexuels commis pardes religieux a également été saisie pour des faits remontant aux années 1960. « Ma mère, Karine*, a été violée par un moine d’une autre communauté qui disait la messe à Bethléem et confessait les soeurs », assure Fabrice*, son fils. À l’époque, la fondatrice de Bethléem, soeur Marie, a vent qu’une relation
sexuelle a eu lieu, et fait pression sur Karine pour obtenir des aveux, suggérant son consentement. « Elle l’emmenait dans la montagne devant un évêque pour la faire parler. Elle racontait aussi aux autres soeurs la situation, sans égard pour elle. » Dans une lettre datée du 18 juillet 1965, que Charlie Hebdo a consultée, Marie indique au supérieur du moine que « Karine ne songe qu’à le revoir ». En réalité, la soeur est profondément choquée, et quittera Bethléem cinq mois plus tard. « Non seulement ma mère n’a pas été protégée, mais elle a en plus été calomniée », fustige Fabrice.
« MES PARENTS SONT DES PERSONNES DANGEREUSES »
Retour au présent. Qu’est-il arrivé à Daniela, dont les parents n’ont plus de nouvelles depuis plusieurs années ? Charlie Hebdo l’a retrouvée dans un réseau d’entraide pour d’anciens religieux, destiné à les accompagner dans le « monde extérieur ». Au téléphone, apprenant notre démarche, Daniela est d’abord furieuse, et insiste pour savoir qui nous a transmis ses coordonnées. Puis, interrogée sur la rupture avec ses parents, l’ancienne soeur conteste tout
lien avec Bethléem, qu’elle a bien quittée en 2018. « C’est une décision prise de mon plein gré. Mes parents veulent foutre la merde, ce sont des personnes dangereuses », argue-t-elle, refusant d’expliciter. Selon nos informations, Daniela a déposé plainte contre eux pour harcèlement en 2021.
Quant à son expérience à Bethléem, la jeune femme ne tient pas non plus à y revenir, estimant avoir « tourné la page ». « Il y a des soucis dans toutes les communautés, car l’erreur est humaine. Est-ce qu’elles sont pour autant dans une démarche de prise de conscience ? Oui, elles le sont. » Problèmes familiaux
ou réelle emprise, nul ne saura donc ce que Daniela a vécu. Contactée, Bethléem n’a pas souhaité répondre à nos questions.
* Le prénom a été
modifié.
source :