« Premières fois » : récits de moments charnières autour du passage à l’âge adulte. Cette semaine, Paul (son prénom a été modifié), qui a grandi chez les Témoins de Jéhovah, raconte sa sortie de la communauté.
La première fois que j’ai douté, c’était il y a cinq ans. J’avais 29 ans et j’étais alors très investi au sein du mouvement des Témoins de Jéhovah. J’ai grandi dans les préceptes stricts de cette communauté religieuse [qui croit à l’Apocalypse prochaine], à laquelle appartiennent mes parents. Eux-mêmes sont témoins de Jéhovah depuis leur plus jeune âge, et ils nous ont éduqués dans les enseignements de ce mouvement. Quelques jours avant mon « réveil », je m’étais même rendu au siège mondial de l’organisation, le Collège central, situé dans l’Etat de New York – déplacement qu’on fait lorsqu’on est très impliqué dans le mouvement. Je croyais fortement en ce qu’on m’avait inculqué.
Jusqu’à ce jour d’octobre. J’écoutais l’une des vidéos enregistrées mensuellement par le Collège central, et un élément m’a fait soudain tiquer. La vidéo expliquait que les articles de presse et de recherche, lorsqu’ils allaient à rebours des publications de la communauté, étaient forcément basés sur des mensonges.
Elle prenait pour exemple la datation de la construction du sphinx de Gizeh, en Egypte : l’orateur soutenait que la date officielle était inexacte car, d’après leur propre interprétation de la Bible, le Déluge aurait eu lieu après celle-ci et aurait alors dû le détruire. Il assénait simplement que les encyclopédies avaient « tort », mais sans avancer d’autre date, et cela m’a interrogé. Une foule de questions se sont éveillées en moi, ébranlant les fondements qu’on m’avait appris à ne pas questionner.
Décalage avec les autres enfants
Cela a été un déclic. Les mois suivants, j’ai commencé à déconstruire toutes les croyances dans lesquelles j’avais baigné et qui modelaient l’ensemble de notre rapport au monde et les interdits qui en découlaient. J’ai alors réalisé que j’avais été endoctriné depuis l’enfance au sein de cette communauté. Depuis tout petit, j’ai eu un enseignement basé sur les publications des Témoins de Jéhovah, dont certaines sont destinées aux enfants. Chaque soir, mes parents me lisaient une histoire basée sur leur interprétation de la Bible. Nous allions à trois réunions par semaine données par la communauté. Quand j’ai eu l’âge de sortir, j’accompagnais mes parents dans leurs activités de prosélytisme, dans la rue ou aux portes des gens. Et à 15 ans, j’ai pris le baptême des Témoins de Jéhovah.
« Le temps libre était consacré aux réunions et il était vivement conseillé par les “anciens” de ne côtoyer que des témoins »
Nous ne fréquentions que la communauté, parce que le temps libre était consacré aux réunions et qu’il était vivement conseillé par les « anciens » (responsables, dans l’organisation) de ne côtoyer que des témoins. Mes meilleurs amis d’enfance et ceux qui le furent par la suite étaient tous des témoins de Jéhovah. Certaines règles ont un aspect que je perçois aujourd’hui comme sectaire. Il y a une demande d’investissement très grande dans la communauté et une surveillance des adeptes : si un témoin de Jéhovah nous voit enfreindre une règle, il va se sentir obligé de nous dénoncer aux anciens, pour « protéger notre spiritualité ».
J’allais bien à l’école publique, mais je ressentais un certain décalage avec les autres enfants qui m’empêchait de trop nouer des liens. Selon les règles de la communauté, il nous était interdit de fêter Noël, Pâques, carnaval ou encore les anniversaires – considérés comme des fêtes païennes. J’étais donc de fait exclu de nombre d’événements sociaux. Ma chance a été d’avoir des parents plus souples que d’autres : par exemple, ils ne me disputaient pas lorsque j’étais amené à colorier un sapin en classe à l’approche de Noël. D’autres amis étaient sermonnés lorsqu’ils étaient pris sur le fait, avaient accepté un bout de gâteau d’anniversaire ou le petit cadeau du père Noël à l’école.
Interdits et culpabilité
Mes relations aux autres étaient entravées par d’autres interdits, notamment s’agissant de la vie amicale, amoureuse ou sexuelle. Entretenir des liens avec des filles était formellement interdit par les règles de la communauté – on ne peut fréquenter une fille qu’en vue du mariage, et plutôt à l’intérieur du groupe d’adeptes. J’étais alors souvent très confus devant les filles que je croisais à l’école, je pouvais m’arrêter net dans une conversation quand j’identifiais une possible attraction, plein de culpabilité.
J’ai toujours respecté la règle : j’avais peur de décevoir à la fois mes parents et un peu Dieu. Puis, la foi est arrivée progressivement. Plus je grandissais et plus elle était présente : ces croyances m’ont peu à peu totalement imprégné. On nous enseigne ça comme la seule et unique vérité sur le monde : les Témoins de Jéhovah disent d’ailleurs qu’ils sont dans « la » vérité.
La sortie de la communauté a été progressive. J’avais beaucoup de colère, d’avoir perdu tant de temps, qu’on m’ait menti. Puis, il y a eu la prise de conscience de ce à quoi on renonce, par exemple j’ai compris que je ne vivrais pas éternellement. Cela a été dur de s’y confronter. C’est central dans la croyance des Témoins de Jéhovah, l’idée qu’une vie éternelle nous attend – un horizon attrayant qui, d’ailleurs, nous pousse à rejeter certains doutes qui peuvent apparaître sur notre chemin. Les Témoins de Jéhovah pensent que, depuis la date de 1914, nous connaissons les derniers jours de ce monde. Nous vivons alors dans une urgence, de plus en plus proches chaque année de l’Apocalypse.
Peur irrationnelle
Déconstruire ces croyances a été long, parfois douloureux. Entre-temps, je continuais à agir comme auparavant. J’étais inquiet d’en parler à ma famille. Quitter les Témoins de Jéhovah, c’est en effet choisir de perdre l’ensemble de son cercle social, prendre le risque d’être coupé à jamais de ses proches. En 2019, j’ai finalement sauté le pas et en ai parlé à mes parents et à ma sœur. Cela s’est très mal passé, tout le monde s’est mis à pleurer. Les anciens, avertis, sont venus me voir, pour me convaincre de mon erreur. J’ai fini par faire machine arrière.
« Sur le papier, je suis toujours officiellement témoin de Jéhovah, mais je me suis coupé de leurs activités »
Mais je me suis vite rendu compte qu’il était compliqué de continuer à donner le change. Heureusement, la crise du Covid est arrivée. Lors du premier confinement, j’ai pu prendre énormément de recul. A partir de là, je me suis de moins en moins investi, jusqu’à m’éloigner totalement. A la rentrée 2022, j’ai dit à ma famille que je ne voulais définitivement plus être témoin de Jéhovah. Ils s’étaient préparés à l’idée et la crise a été moindre. Ma sœur va se marier prochainement et ils veulent que j’assiste au mariage. Donc, ils ont décidé qu’on garderait le silence vis-à-vis de la communauté pour l’instant.
Aujourd’hui, je travaille dans un centre social. Sur le papier, je suis toujours officiellement témoin de Jéhovah, mais je me suis coupé de leurs activités. De fait, j’ai perdu pas mal d’amis. J’ai dû me réinventer un cercle social, ce qui n’est pas évident.J’ai repris contact avec des connaissances de la fac.Vis-à-vis de ma famille, il y a eu cette envie de les réveiller, de les aider à s’en sortir à leur tour. Ils se mettent en danger avec certaines croyances, comme le refus de la transfusion sanguine, très ferme chez les Témoins de Jéhovah. Mais j’ai dû faire la paix avec ça, me rendre à l’évidence que le déclic ne peut venir que des personnes elles-mêmes.
Mon soulagement a été de voir que mes parents ne coupaient pas les ponts, contrairement à ce qui s’est passé pour beaucoup d’ex-témoins à leur sortie. Il reste toutefois encore des reliquats de ces années passées dans la communauté, notamment la peur irrationnelle quand je marche dans la rue avec ma copine, par exemple, d’être surpris et dénoncé par un adepte. Mon amoureuse, je ne peux pas non plus la présenter à ma famille. La dissimulation est toujours là.
source :
Le Monde
Par Alice Raybaud
2023/01/29