Cette comparaison avec la religion ne vient pas de nulle part. On la retrouve tout d’abord chez des intellectuels américains qui font du wokisme une sorte de religion de substitution pour toute une partie de la jeunesse américaine. S’étant détachée des appartenances religieuses traditionnelles et la nature ayant horreur du vide, elle se serait reportée sur ces croyances immanentes de nature politique. Mais la comparaison entre la religion et des idéologies politiques est plus ancienne : c’est en particulier le philosophe et sociologue français Raymond Aron qui, dès 1941, proposa l’expression de « religion séculière ». Et, c’est en 1955, dans L’opium des intellectuels (clin d’oeil à « l’opium du peuple » de Marx) qu’il développa l’analogie entre la religion et le système communiste.
Cette omniprésence du vocabulaire religieux pour traiter du wokisme mérite d’être discutée, et l’on peut même se demander si la comparaison est à même de nous aider à saisir le phénomène. La sociologue française Nathalie Heinich a consacré il y a quelques années un texte éclairant dans lequel elle pointait les tendances des observateurs des sociétés contemporaines à établir des comparaisons de façon systématique avec la religion. Comme elle l’écrivait alors : tout « tend à devenir “religieux”, par un effet d’aspiration qui tire vers “le religieux” tout ce qui, de près ou de loin, y ressemble, sans que ne soit jamais discutée la pertinence d’une telle assimilation ».
C’est bien cette pertinence qui doit être interrogée dans le cas du wokisme. L’« effet d’aspiration » évoqué par Heinich a pour effet que l’observateur n’est plus en mesure de décrypter le phénomène en lui-même, plaquant sur lui un cadre interprétatif déjà connu. Une sorte de syllogisme fallacieux est ainsi établi : « nous connaissons la religion ; le wokisme est une religion ; donc nous connaissons le wokisme ».
Il apparaît donc que la comparaison avec la religion est le symptôme d’une sorte de paresse intellectuelle qui exonère l’observateur de toute approche empirique fine. Par ailleurs, elle remplit une fonction rhétorique où la comparaison avec la religion n’a pas tant pour fonction d’informer que de dénoncer et de condamner. Le grand historien Paul Veyne avait proposé, dans Comment on écrit l’histoire, de distinguer deux types de comparaison : comparer avec (faire ressortir des ressemblances et des différences entre deux classes de phénomènes) et comparer à (assimiler une chose à une autre à partir d’éléments communs).
Cette seconde forme de comparaison débouche sur le transfert de qualités entre deux classes de phénomènes pourtant différentes. Ainsi, on prête au wokisme une forme d’intransigeance, d’irrationalité ou encore de fanatisme, des qualités que l’on associera volontiers à la religion. Par ailleurs, l’analogie a pour effet de créer une sorte d’unité à ce qui est, au mieux, un mouvement. De la même façon qu’une religion possède une vision, le wokisme aurait un programme planifié.
Mais de quelle religion est-il question ? Principalement du christianisme dans sa déclinaison protestante. Ainsi, aux États-Unis, plusieurs auteurs soutiennent que le caractère fondamentalement religieux du wokisme est intimement lié au rôle du protestantisme — notamment dans sa forme puritaine — dans la société américaine. Si c’est le cas, on voit mal comment des auteurs n’hésitent pas à proposer une lecture identique dans des contextes nationaux où le rapport à la religion est très loin de la réalité américaine.
Enfin, l’analogie avec la religion (chrétienne) a pour effet de limiter l’analyse du phénomène à la recherche superficielle, au sein du wokisme, d’éléments prétendument structurants dans la religion. Dans un essai sobrement intitulé Wokisme, l’essayiste française Anne Toulouse décline les éléments du « credo » woke. Par exemple : « Le woke suit une doctrine où il n’y a pas d’espace entre le bien et le mal […]. Ils ont besoin de démons. À cet égard, Donald Trump a rempli avec complaisance le rôle de la Bête de l’Apocalypse. »
Outre que cet extrait témoigne d’une connaissance sommaire et sélective du christianisme, il illustre parfaitement comment l’analogie conduit à ne chercher dans le phénomène observé que des éléments qui vont venir confirmer l’hypothèse de départ, qui finit par être présentée comme un fait indiscutable. Alors que l’analogie a pour fonction initiale de montrer, dans le cas présent, elle ne fait que camoufler maladroitement une absence d’analyse rigoureuse, fondée sur une démarche empirique.
source ; par Frédéric Dejean .L’auteur est professeur au Département de sciences des religions à l’Université du Québec à Montréal
Le Devoir
15 juillet 2022
https://www.ledevoir.com/opinion/idees/734073/idees-le-wokisme-est-il-soluble-dans-la-religion