Quarante-huit heures après l’assassinat par balle de leur ancien premier ministre Shinzo Abe, les Japonais se sont rendus dimanche aux urnes pour des élections sénatoriales partielles dans une ambiance surréelle presque ordinaire. Comme anticipé, les partis de la majorité ont consolidé leur position, obtenant assez de voix pour une possible réforme constitutionnelle – précisément celle que, toute sa vie, pourchassa en vain Shinzo Abe.
Mais, derrière cette «sombre victoire», comme l’a titrée le quotidien Nikkei, le parti au pouvoir demeure sonné par cet acte inouï dans un pays habituellement épargné par la violence, en particulier politique. Il prend un relief inattendu avec la personnalité et, surtout, les motifs du tueur. Tetsuya Yamagami, un ancien employé solitaire et sans histoires, a expliqué qu’il visait ce jour-là le dirigeant d’une secte dans laquelle sa mère avait englouti sa fortune et que Shinzo Abe avait promue ; le premier étant absent, il aurait, avec succès, pris pour cible le second.
Ce scénario plonge le pays dans l’embarras. Depuis quarante-huit heures, les grands médias déploient les gigantesques moyens humains et matériels à leur disposition (les cinq quotidiens nationaux comptent 9 355 journalistes) pour reconstituer l’affaire. Comme toujours, la télévision se distingue: le lieu du crime est survolé par hélicoptère, reconstitué en maquette en plateau, disséqué dans ses moindres détails.
Des correspondants sont envoyés aux quatre coins du pays pour recueillir les informations les plus insignifiantes. Mais cette débauche d’effets n’a d’égal que le caractère édulcoré de son produit. Au lendemain du meurtre de Shinzo Abe, les cinq grands quotidiens nippons ont tous publié la même une, taille des caractères comprise, au mot près, trahissant leur complicité.
À LIRE AUSSI Christian Kessler: «Shinzo Abe était un shogun de l’ombre qui continuait d’influencer le parti au pouvoir»
Les enquêteurs diffusent au compte-gouttes des «confessions» visiblement réécrites à une coterie de journalistes «accrédités» qui les impriment sans souci de véracité ni même de vraisemblance. «Il est indéniable que les principaux médias japonais donnent une place beaucoup trop importante aux annonces émanant de la police – au moins dans les premiers temps de l’affaire», observe César Castellvi, auteur du Dernier Empire de la presse, un ouvrage très documenté sur la presse nippone.
Les plus fins lecteurs japonais s’étonnent ainsi de lire que le tueur aurait déclaré avoir «eu l’impression trompeuse» (omoikomi) que Shinzo Abe était lié à une «organisation religieuse» non nommée – à laquelle il était bien lié. La police japonaise a actuellement à sa tête Itaru Nakamura, célèbre pour avoir interrompu d’autorité les poursuites pour viol d’un journaliste proche du pouvoir. Mieux: dimanche soir, la «grande presse» japonaise n’avait toujours pas nommé ladite «organisation religieuse» visée par le tueur. Celle-ci, l’Église de l’unification (aussi connue sous le nom de secte Moon), avait pourtant été révélée par des tabloïds locaux, des titres étrangers et jusque par l’Église concernée. Les détracteurs de cette dernière, qui revendique 3 millions d’adeptes à travers le monde, critiquent le lavage de cerveaux qu’elle infligerait à ses dévots.
Les grands médias marchent sur des œufs
Pourquoi? Les grands médias marchent sur des œufs. Les religions, traditionnelles (comme le culte local shinto), installées (comme la Soka Gakkai) et «nouvelles» (comme l’Église de l’unification ou Seicho no ie) jouent un rôle discret mais capital dans la vie politique nippone. Leurs capacités à mobiliser des fidèles en force électorale et en donations en font des alliés précieux des partis, notamment dans la majorité, et surtout dans les villes à la population anomique, où existent peu d’occasions de socialiser. «Beaucoup de hiérarques du PLD sont liés à des organisations religieuses, dont ils sont les fondés de pouvoir dans le monde politique», explique Axel Klein, politologue à l’université de Duisbourg et Essen et spécialiste des relations entre religion et politique au Japon. «Ils ne l’avouent jamais en public, car cela aliénerait d’autres électeurs, mais ces liens sont réels et solides», indique-t-il.
L’allié du PLD dans la majorité, le parti bouddhiste Komeito, est historiquement une émanation de la secte Soka Gakkai (les deux organisations affirment ne plus être liées), aux millions de fidèles. «Le Japon n’est pas le seul pays où politique et religion font bon ménage. Il présente beaucoup de similarités avec les États-Unis», relève Axel Klein. Les shukan, ces hebdomadaires irrespectueux qui écrivent en gros ce que les grands journaux japonais rechignent à publier, sont mobilisés. «La secte soutenait Shinzo Abe. Nous allons donc écrire sur les liens entre les deux», assure un de leurs journalistes.