«C’est pour parler des sectes ?» Julien* a repéré à 10 kilomètres notre allure de journaliste. Ce quadragénaire, père de famille, ne savait pas quoi faire entre midi et deux, eh bien nous voilà. Il nous reçoit dans sa chaise longue plantée sur sa terrasse en bois au milieu des arbres. Sa maison, encore en construction, réussit l’exploit d’être excentrée du petit village d’Éourres (Hautes-Alpes), lui-même déjà à l’écart de toute civilisation. Ici, le Samu met une heure à venir. La gare et le supermarché les plus proches sont à 45 minutes en voiture.
À l’heure des interminables remontrances de son camp sur l’empreinte carbone, c’est pourtant ici qu’a décidé de s’implanter notre interlocuteur, militant LFI engagé, bénéficiaire du RSA depuis quelques mois. Originaire des Yvelines, cet utopiste, «pas en phase» avec «notre société», voulait vivre dans un milieu «alternatif». Il a trouvé chaussure à son pied avec cette microcommunauté rurale et agricole, perchée à 1100 mètres d’altitude, au cœur du verdoyant massif des Baronnies provençales.
C’est la petite Mecque du mouvement New Age
Didier Pachoud, président du Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu (GEMPPI)
Dans cette localité soupçonnée de dérives sectaires, 140 âmes tentent de construire ce que certains appellent «l’harmonie», loin du «monde et de ses turbulences». Avec un totem: la cohabitation de «toutes les nuances de la gauche et l’écologie radicale», dans un village où 91% des habitants ont voté Mélenchon au premier tour de la présidentielle. Mais le projet n’est pas politique. Il est avant tout spirituel. «C’est la petite Mecque du mouvement New Age», atteste Didier Pachoud, président du Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu (GEMPPI). Anthroposophie, croyances mystiques menant au rejet de la science… Cette communauté forme un millefeuille idéologique préoccupant, sous prétexte d’amour de la «nature» et de la recherche du «mieux-être». Le Figaro a rencontré les gardiens de ce mystérieux temple de l’ésotérisme.
Panorama de la «gauche spiritualiste»
Les ruelles étriquées et pentues sont le cœur d’Éourres. Leur nom est inscrit sur des panneaux de bois creusés, matériau dont l’exploitation «raisonnée», façon «cueillette», fait la fierté de la commune. On arpente les chemins de graviers, pour aller à la rencontre de Robert*, un ancien du village. Anarchiste libertaire, la langue bien pendue, des tatouages émoussés témoins de luttes passées, l’octogénaire se remémore l’achat de sa maison, il y a plusieurs dizaines d’années.
Le contexte est le suivant : en 1975, alors que le village se meurt, un groupe de néoruraux, tendance New Age, débarque. Ces amoureux de la nature veulent y construire une communauté agricole autosuffisante, «Terre Nouvelle», véritable mode post mai-68. Ces «jeunes idéalistes», comme les qualifie la commune sur son site, piochent leurs idées dans les écrits de l’occultiste autrichien Rudolf Steiner. Il est l’auteur, au début du XXe siècle, d’une vingtaine d’ouvrages au fort accent ésotérique dans les domaines philosophiques, agricoles ou du bien-être. Ce touche-à-tout, aussi architecte, agronome et même politicien, est le créateur de l’anthroposophie, courant censé «mener le spirituel qui est dans l’être humain vers le spirituel qui est dans l’univers».
Robert voulait donc acheter une maison à Éourres. «Le maire d’alors s’est rendu jusque chez moi, en Haute-Provence, pour voir si j’étais “compatible” avec la commune», se remémore-t-il. Compatible, c’est-à-dire en phase avec les idées de Rudolf Steiner. Notre interlocuteur
se souvient des questions insistantes de l’élu lors de sa visite chez lui, et lors de celle de la maison. Robert a «lu» les écrits du penseur, sans pour autant les suivre ou les appliquer. Mais son métier dans un domaine ésotérique, son côté anarchiste et son retour d’un voyage en Inde, pays de la spiritualité par excellence, ont suffi pour convaincre l’élu de le laisser acquérir la bâtisse.
L’octogénaire l’affirme: «Ici, tout le monde a lu ou essayé Steiner. Pour moi, ce sont des foutaises». Aujourd’hui, toutes les mouvances de «gauche spiritualiste» essaiment à Éourres, témoigne-t-il. Pas uniquement les anthroposophes. Même si l’ombre du philosophe plane lourdement dans toutes les strates du village. «Ils sont partout, à bas bruit. Sans s’en réclamer. Et toutes les franges de l’écologie radicale sont représentées», souligne une habitante depuis moins de trois ans.
Écoles Steiner
Il était interdit de mettre des lignes sur les cahiers, il fallait découper les angles des feuilles. Le feutre noir, symbole négatif, était prohibé
Une habitante d’Éourres
À Éourres, Steiner déteint d’abord dans le domaine éducatif. Les parents revendiquent le droit de faire grandir leurs chers enfants dans un environnement privilégié, loin du système de l’Éducation nationale, que la plupart jugent «punitif», «trop formaté», et «peu respectueux de ce que sont les élèves». Dans les années 70, les néoruraux ont eu l’idée de créer une école au village, basée sur les préceptes du penseur autrichien. Lequel a décrété que la croissance d’un enfant était basée sur le surnaturel. Que ses pulsions, émotions ou sentiments sont bâtis sur des forces «astrales». Il prônait ainsi une pédagogie axée sur l’individu, en stricte opposition à l’école républicaine: pas de notation durant les premières années, un apprentissage des travaux manuels (dessin, couture, etc), des rituels proches de la nature. Si le modèle a essaimé en Europe de l’Ouest et du Nord, il peine à imprimer en France, avec une vingtaine d’établissements seulement. Pire, les écoles Steiner sont même parfois accusées de dérives sectaires. La Miviludes surveille de près tout ce qui touche à l’anthroposophie, même si l’ex-ministre de la Citoyenneté et désormais secrétaire d’Etat chargée de l’Economie sociale et solidaire, Marlène Schiappa, s’est révélée proche de ce milieu. Juste avant la rentrée 2021, un établissement de Bagnères-de-Bigorre (Hautes-Pyrénées) a par exemple été fermé. On y enseignait de «grands mythes fondateurs» au lieu de l’histoire-géographie. À Éourres, dans les années 80, c’était la même chose. De la «mythologie» plutôt que l’histoire de France, se souvient une habitante. Et des pratiques qui posent question: «Il était interdit de mettre des lignes sur les cahiers, il fallait découper les angles des feuilles. Le feutre noir, symbole négatif, était prohibé», liste-t-elle.
Rituels à la bougie
Dans la pédagogie Steiner, apprendre à son enfant à lire avant 7 ans n’est pas une priorité. L’enseignante du village a, il y a quelques années, été rappelée à l’ordre par l’Éducation nationale, le ministère ayant constaté un retard d’apprentissage chez certains élèves. Désormais, le système éducatif d’Éourres – composé d’une micro-crèche et d’une école primaire – ne se revendique plus Steiner. Mais pioche dans «toutes les pédagogies alternatives» : Freynet, Montessori… Au jardin d’enfants, des rituels à la bougie toutes fenêtres fermées, typiques de la pédagogie anthroposophique, ont bien toujours lieu, notamment pour fêter l’Avent. «C’est mignon comme tout, il n’y a rien de sectaire», relativise la maire depuis 2020, Nathalie de Bruyne. Sur le site internet de la commune, une offre d’emploi est disponible à la micro-crèche. On y souhaite une «expérience» et un «intérêt pour les pédagogies actives (Waldorf-Steiner, Montessori, Freinet, CNV …)»
Quant à l’ex-professeur, elle garderait une forte influence sur la pédagogie enseignée, en tant qu’adjointe à l’Éducation. Tout comme l’ancienne maire, Caroline Yaffé, anthroposophe «assumée», selon plusieurs témoins. Elle est l’une des rares du groupe Terre Nouvelle à être encore sur place, à la tête d’une ferme, le Hameau des Damias. «Le problème, au niveau d’une commune, c’est que lorsque la mairie est mêlée dans ces mouvances, elle a un pouvoir facilitateur important, en termes de subventions notamment», note Didier Pachoud. Sans oublier les parents eux-mêmes, toujours demandeurs de ce mode d’éducation hors les murs.
Lorsque à la fin des années 2000, l’enseignante a été contrainte de revenir à une école plus laïque, les parents ont placé leurs enfants dans les villages voisins. «Encore aujourd’hui, les gens viennent ici pour la pédagogie enseignée», certifie une habitante. «Ils viennent vivre l’“expérience Éourres” et quand leurs enfants doivent aller au collège, à plus d’une heure de route, ils se cassent». C’est le cas de Daniella, jeune femme d’origine italienne. Elle loge depuis six mois dans un des neuf logements sociaux du village: «Les écoles Steiner sont trop chères. Ce n’est pas le cas ici. C’est une école de la vie, proche de la nature, qui préserve le vivant», confie-t-elle au Figaro. Seulement, l’école n’étant plus sous l’égide de la fédération Steiner, certains la trouvent «trop laïque». Un couple projetterait même de créer une nouvelle école afin d’y enseigner du «Steiner pur et dur».
«Forces cosmiques» en biodynamie
Se croisant dans les venelles d’Éourres, on se salue et se tutoie. On se réunit sur la place principale, plusieurs fois par an, pour fêter les saisons, coutume ancrée dans la pédagogie anthroposophique. On se retrouve près du Biocoop, le seul commerce du village, entre 15 et 19 heures pour y parler «karma» et «bonnes ondes». Dans l’établissement, on trouve du vin fait en biodynamie, une méthode pour cultiver les vignes inventée par… Rudolf Steiner. Ces principes ont été édictés par le philosophe lors de «cours aux agriculteurs» donnés en 1924, un an avant sa mort. Il y évoquait, pêle-mêle, la croyance en des «forces cosmiques», l’influence de la lune, des planètes et du zodiaque sur la croissance des plantes ou encore l’existence d’êtres surnaturels invisibles comme les gnomes, les ondines ou encore esprits de l’air et du feu. En résumé, une façon de faire le vin reposant plus sur la magie que la science, Steiner n’ayant eu aucune formation agricole ni contact avec le monde paysan. «Cela n’empêche pas que le vin soit bon», réfute un client du magasin. Car, en effet, les viticulteurs du coin prennent soin de leurs plans comme personnes et les vins sont souvent bios, avant d’être biodynamiques.
ll n’empêche : la prépondérance de cette technique pseudoscientifique témoigne de l’influence de l’anthroposophie sur cette microcommunauté isolée. Nous recevant dans les petits locaux communaux, la maire Nathalie de Bruyne nous confie faire elle-même son vin. Et si cette dame à l’indéniable franc-parler ne se réclame pas anthroposophe – elle dit ne pas connaître ce terme -, elle admet le cultiver, sans surprise, en biodynamie. Pourquoi donc, si ce n’est par conviction? «Des gens de la région m’ont dit que ça fonctionnait, c’est du bouche-à-oreille», répond-elle. «Oui, on observe le cycle de la Lune», reconnaît-elle.
Pas question, en revanche, de mettre de la bouse de vache dans une corne, l’enterrer et la laisser fermenter pendant tout un hiver avant d’être diluée et pulvérisée sur les champs, comme le recommande le «toutologue» autrichien. «J’ai fait un stage pour tester ça, mais c’est trop cher», admet l’élue, pour qui ces méthodes sont plus des «recettes de grand-mère» que l’œuvre d’adeptes de Steiner. Michel Onfray disait, en 2019: «L’anthroposophie dont procède la biodynamie (…) relève de cette pensée magique… Le déraisonnable et l’irrationnel tout autant que la pensée magique sont les signatures des temps nihilistes». Inutile de préciser que dans la – très charmante – bibliothèque associative du village, on trouve sans trop chercher le parfait manuel pour concocter sa boisson en biodynamie. À côté des manuels vantant les bienfaits du «retour à la terre», le mal de l’individualisme, la lutte des classes et le bonheur d’avoir une vie spirituelle épanouie. Plus que jamais, l’ombre de Steiner plane sur Éourres.
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