Au réfectoire à la chapelle où ils se rendent pour l’adoration, ils marchent l’allure svelte, le regard droit, sans un mot, tous habillés d’un élégant costume croisé du plus beau noir, rehaussé d’un col romain, d’une croix brillante au revers du veston, un bréviaire ou un chapelet à la main. Les plus jeunes sont en soutane également noire. Ils sont près de 400 et défilent, par vagues, entre les murs de briques roses, les cyprès, les pins et les oliviers centenaires du quartier général mondial des légionnaires du Christ à Rome.
Ils sont jeunes, athlétiques, souriants, assez loin de l’image désuète du vieux curé en chandail au milieu de ses paroissiens. Ici, on construit l’Eglise de demain, intercontinentale, plus colorée que blanche, soumise au pape, dévouée à la Vierge Marie, attelée à la défense de la "vérité catholique" et à la "nouvelle évangélisation" du monde. Le séminaire de la Légion du Christ à Rome respire l’espace, la lumière, la propreté, l’équilibre, la sérénité. Le luxe aussi, mais ce mot fait tiquer. Les couloirs de marbre clair, les salons de réception, les coussins colorés et les canapés moelleux font office de ce qu’on appelait autrefois dans les maisons religieuses "parloirs" – avec table et chaises de bois branlantes. Ici, le mobilier est du meilleur goût et l’orfèvrerie étincelle. Les invités sont reçus avec égards. Des dessertes, nappées de broderies blanches, regorgent de pâtisseries, de fruits, de bouteilles de vins, de liqueurs, d’apéritifs. A table, les plats sont raffinés, servis par de jeunes légionnaires en soutane qu’on dirait sortis des meilleures écoles hôtelières.
Comme l’uniforme noir, il y a une "esthétique légionnaire", également voulue par le fondateur, le prêtre mexicain Marcial Maciel, 84 ans. Rien n’est trop beau pour Dieu. Et à qui s’étonne de tant de splendeur, on répond qu’au Moyen Age les bâtisseurs de cathédrales et de monastères construisaient aussi pour les siècles. Aux murs nus, seuls sont accrochés des crucifix et les drapeaux de cette nouvelle armée du Christ, aux couleurs rouge – "comme le sacrifice" – et blanc – "comme la pureté" -, à côté de celui, jaune et blanc, du Vatican. Dans les couloirs trônent les portraits du pape Benoît XVI et de son secrétaire d’Etat, le cardinal Angelo Sodano, numéro deux de la Curie. Puis des photos du fondateur et celles de la création de la Légion, au Mexique, en 1941. Une naissance qui plonge dans l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire du Mexique, la "guerre des Cristeros", ces populations qui, aux cris de "Vive le Christ Roi !", se sont révoltées, à la fin des années 1920, contre l’anticléricalisme militant des dirigeants révolutionnaires et libéraux. Les insurgés ont été lâchés par les Etats-Unis, qui ont soutenu le gouvernement fédéral mexicain, et par le Vatican qui les a pressés de rendre leurs armes. Ce conflit, qui a fait 90 000 morts, a traumatisé le jeune Marcial Maciel. Plusieurs de ses oncles ont participé à l’insurrection, comme le célèbre général en chef Jesus Degollado.
Et Marcial Maciel a souvent raconté comment il avait assisté, à l’âge de 8 ans, à l’exécution en martyre de José Sanchez del Rio, béatifié depuis par l’Eglise. Mais pourquoi avoir ranimé le souvenir des légions romaines de l’Antiquité ? A la question rituelle, la réponse cingle : "En France, vous avez bien la Légion d’honneur et vous n’en riez pas." Plus sérieusement, on cite les propos de Pie XII (1939-1958) qui, le premier, a reconnu l’intuition du fondateur : "Vous serez comme une armée rangée pour la bataille." Reconnue de droit pontifical en 1965, cette nouvelle congrégation religieuse est devenue la prunelle des yeux de Jean Paul II, séduit par son efficacité dès son tout premier voyage, au Mexique, en janvier 1979. Le Père Maciel a vite compris l’intérêt de l’élection de Karol Wojtyla, en 1978, et convaincu ses troupes que ce pape venu de Pologne, avec son esprit missionnaire et ses idées carrées, était "leur" pape. La Légion veut rompre avec "l’Eglise de l’enfouissement" des années 1960 et 1970 et prône un christianisme qui ose s’affirmer. Avec ses moyens puissants, elle ne cesse d’étendre sa toile en Amérique latine, dévorée par les sectes et la pauvreté ; aux Etats-Unis, où le catholicisme est labouré par les courants libéraux et menacé par la concurrence des évangéliques ; dans l’Europe qui se déchristianise, en Irlande, en Espagne, en Allemagne, en Italie. Elle mord en France.
Une dizaine de prêtres américains du Nord et du Sud ont établi leurs quartiers Villa Molitor à Paris, dans le 16e arrondissement, et tentent de relancer les patronages de jeunes d’autrefois. Ils proposent leurs services aux évêques, organisent des camps, des temps de retraite spirituelle ou des "dîners d’évangélisation". La Légion compte déjà 500 prêtres, 2 500 novices et séminaristes, 60 000 laïcs, regroupés dans une sorte de "tiers ordre" appelé Regnum Christi (le Règne du Christ). Elle dispose d’une quantité de petits séminaires qui recrutent dès l’âge de 12-13 ans, de noviciats à Monterrey (Mexique), Cheshire (Connecticut), en Italie, au Brésil, en Colombie, et de "centres d’humanité" et grands séminaires près de New York, à Salamanque (Espagne), à Rome. Quatorze ans de formation sont requis du légionnaire, membre d’une élite cléricale recrutée jeune, formée à la théologie la plus traditionnelle et à la discipline : lever à cinq heures ; heure de méditation dans la cellule ou la chapelle ; messe et, après seulement, petit déjeuner ; nettoyage des chambres ; études et cours ; premier examen de conscience. Angelus à midi, méditation solitaire, études, prière devant l’eucharistie… Et ainsi de suite jusqu’à extinction des feux. "C’est dur, mais si tu veux être prêtre, sois un bon prêtre. Ne le fais pas à moitié", dit un séminariste en citant son fondateur. La journée est chronométrée. Aucune perte de temps n’est tolérée. "Comprimer le temps" est l’obsession du fondateur mexicain. Seule détente au séminaire de Rome : vingt minutes de télévision pour suivre les nouvelles – sélectionnées – des réseaux américains ou espagnols. Le sport aussi est pratiqué dans un "esprit chrétien".
Lorenzo Curbis, 2,11 m, ancien joueur de la NBA américaine, s’est engagé dans la Légion pour le "service de Dieu". "Dans nos matches de foot, il n’y a pas d’arbitre, explique l’Italien Pier Luca Bancale, ancien avocat. On évite les confrontations Italie-Espagne, mais celui qui commet la faute, c’est à lui de la déclarer. C’est ce que nous appelons la formation de conscience. Le sport y participe." Cette discipline militaire a répandu, derrière la Légion, des odeurs de secte. "Faux, répond Gonzalo Miranda. La phrase que j’ai le plus entendue dans mon noviciat, c’est : "La porte est ouverte." "
Un ancien professeur est plus sceptique : "Je retrouve à la Légion le climat des séminaires à la dure d’autrefois", dit-il. Il admet que "les garçons sont ouverts et sincères", mais un sévère esprit de contrôle règne : "Quand les légionnaires venaient me chercher, jamais ils ne se déplaçaient seuls, toujours à deux ou trois." Le service de l’Eglise, du pape et du Christ exige des athlètes complets de la foi. Les légionnaires font cinq voeux avant de s’engager : chasteté, obéissance, pauvreté, charité, humilité. "Nous sommes les missionnaires de la vraie foi et de la morale catholique, dit Rafael Laroca, légionnaire argentin, contre les sectes évangéliques, contre la logique ultralibérale, contre le New Age, les mormons ou les Témoins de Jehovah." Le plan de reconquête du monde catholique passe par la formation. A Rome, la Légion vient d’ouvrir une Université européenne (droit, histoire, psychologie), s’ajoutant à une Université pontificale qui, depuis 1993, enseigne la théologie et la philosophie (3 000 étudiants). Rien n’est trop beau pour un ordre qui vise l’élite intellectuelle ou économique "écartée de l’Eglise par le discours progressiste des années 1960-1970". Et qui explore des secteurs de pointe.
Doyen de la première faculté au monde de bioéthique, l’Espagnol Gonzalo Miranda explique : "Dans les débats sur l’avortement ou les cellules souches, on ne peut ignorer les positions de l’Eglise." Un Institut de la femme a ouvert ses portes pour porter "un authentique message sur la condition féminine". La Légion a racheté une agence de presse internationale, Zenit, et des rumeurs lui prêtent l’intention de reprendre la chaîne de télévision française KTO, largement déficitaire. On ne prête qu’aux riches. Les légionnaires sont accusés de mégalomanie et de lobbying. Ils sont de tous les voyages pontificaux, de toutes les cérémonies à Rome, aux petits soins avec les cardinaux de la Curie et la "famille" du pape : hier Stanislaw Dziwisz, secrétaire privé de Jean Paul II , aujourd’hui Georg Gaenswein, le plus proche de Benoît XVI. Le cardinal Sodano est leur hôte et, contre tout usage, les cite dans ses interventions. La Légion se défend pourtant de toute volonté de puissance, mais elle marche sur les mêmes brisées que ses "frères" de l’Opus Dei et de la Compagnie de Jésus.
Obéissant au pape au doigt et à l’oeil, exigeant de ses membres la formation la plus pointue, faisant de l’encadrement des élites leur cible favorite, les légionnaires sont en fait les jésuites du XXIe siècle. Jusque dans les campagnes de dénigrement. Car le vent tourne pour eux. Des procès ont été ouverts il y a dix ans contre le fondateur, Marcial Maciel, à la suite de plaintes pour abus sexuels déposées contre lui par d’anciens membres de sa congrégation. Un dossier explosif aurait été déposé à la Congrégation de la foi au Vatican, mais maintenu sous le coude. "Impossible, s’écrie le Père Rafael, notre fondateur est un homme de Dieu, un saint dont le regard, plein d’enthousiasme et de bonté, rayonne." Absurde, renchérissent à Rome Pedro Barrajon et Thomas Williams : "Dès les années 1950, dix-huit chefs d’accusation, y compris la consommation de drogue, avaient déjà été portés contre lui, mais aucun ne concernait des abus sexuels. Et on découvrirait cela aujourd’hui ?" Quatre "visiteurs" du Vatican avaient alors fait des enquêtes et blanchi le fondateur. Devant la reprise des attaques, la Légion ne bronche pas. "On ne répond pas. On prie pour ceux qui les lancent", répète le fondateur, qui a laissé sa place de supérieur général à un autre Mexicain, Alvaro Corcuera, 48 ans. Les sources d’enrichissement de la Légion sont aussi sujettes à caution. Des "donateurs", répondent les responsables à Rome. De grandes fortunes mexicaines et américaines cotisent à la Légion. Mais "pour 1 euro reçu, on en investit 2", insiste Pedro Barrajon. Tout collège construit dans un quartier huppé du Mexique, du Chili ou d’Irlande fait l’objet d’un investissement identique dans des quartiers plus pauvres et populaires. C’est le sens des programmes de bourses et de parrainages, appelés Mano Amiga (la Main amie). Au Mexique, 200 000 enfants de bidonvilles sont pris en charge par le réseau des écoles de légionnaires et bénéficient des mêmes programmes que les enfants de riches. Il faudra plus que ces campagnes de discrédit pour miner l’enthousiasme des légionnaires. Pieusement, ceux-ci font chaque jour mémoire des grands fondateurs d’ordres – François d’Assise, Ignace de Loyola, Padre Pio, Don Bosco – qui en avaient été également victimes en leur temps. Et qui sont, pourtant, devenus de grands saints.
Henri Tincq
le Monde 19-04-2006