Pour la police, c’est un «suicide collectif». La famille, marquée par le complotisme et le survivalisme, vivait retirée. Le fils de 15 ans est dans le coma.
Survivalisme, complotisme, embrigadement sectaire? Quelle croyance est assez forte pour pousser une famille à se jeter dans le vide? Interview du chercheur en psychologie sociale Pascal Wagner-Egger.
Le drame de Montreux, qui a vu périr une famille dans ce qui semble être un suicide collectif, continue d’émouvoir la Suisse romande. Et au-delà. Mais quelles croyances ont pu pousser trois adultes et deux enfants (dont un ado, actuellement dans le coma) à se défenestrer aussi froidement? La présence de très nombreuses boîtes de conserve dans l’appartement du septième étage semble accréditer le penchant survivaliste de ses locataires, même si la presse parle de complotisme et qu’une petite pancarte chrétienne a été trouvée sur la porte d’entrée. Pour Pascal Wagner-Egger, chercheur en psychologie sociale à l’Université de Fribourg et spécialiste du complotisme, il s’agit certainement d’un «mélange de croyances». Interview.
Que vous évoque le repli de cette famille, qui vivait en quasi-autarcie?
C’est bien souvent le mode d’existence pour tout groupe affilié à une croyance extrême ou à une secte. L’extérieur est une menace qui pousse à ce repli. Si cette famille avait, en plus, des tendances complotistes, le monde pouvait leur sembler trompeur et dangereux. Il les empêchait peut-être d’atteindre une vérité qu’ils se croyaient les seuls à détenir. De plus, les croyances extrêmes rencontrent la plupart du temps la résistance de la famille plus large et des amis.
Cela correspond tout à fait à l’embrigadement sectaire. À l’école, on peut vous dire que la Terre n’est pas plate ou que les espèces ont évolué à partir de formes antérieures, contrairement à ce que dit la Bible… Donc toute forme de secte ou de groupuscule religieux aura tendance à penser que s’il faut «éveiller» les enfants, il est préférable de les retirer de l’école.
«Des croyances fondamentalistes chrétiennes peuvent très bien se lier à la croyance en l’existence des extraterrestres…»
Les capes vertes, la baignoire, l’encens… Cela vous évoque quelque chose de précis?
Cela fait penser à des croyances paranormales, malgré la petite pancarte évoquant Jésus. Mais les croyances peuvent facilement se combiner. C’est le mécanisme du «New Age», par exemple. Des croyances fondamentalistes chrétiennes peuvent très bien se lier à la croyance en l’existence des extraterrestres, dans certaines sectes… Comme les croyances sont des certitudes plus ou moins fortes relatives à l’existence ou la réalité de certaines choses ou phénomènes sans preuves suffisantes, toutes sortes d’entre elles peuvent être imaginées de concert.
Le survivalisme peut-il être considéré comme une dérive sectaire?
Oui, dans le sens d’un repli et d’une certaine radicalisation, mais ce n’est à vrai dire pas la croyance qui pose le plus de problèmes, puisqu’elle ne menace pas directement l’ensemble de la société, comme le populisme ou le complotisme. On y trouve moins d’hypothèses aussi extrêmes que celles de certains complotistes, qui peuvent aller jusqu’à accuser les politiques d’être des pédophiles satanistes et de truquer les élections démocratiques. De plus, le survivalisme se base sur l’exagération d’un fond de vérité, le fait que des pandémies mondiales ou le réchauffement climatique peuvent mettre en danger une bonne partie de l’humanité. Le danger vient plutôt à mon avis quand le survivalisme est associé à d’autres idées comme celles d’extrême droite. Au pire, le survivalisme peut être une des causes du repli observé chez cette famille, mais pas de leur apparent suicide collectif.
«L’analyse des appareils électroniques de cette famille va bien sûr être très révélatrice.»
Comment comprendre ce terrible suicide alors?
Le suicide ou l’attentat-suicide est l’étape finale de la «radicalisation». La croyance devient tellement forte qu’elle prend le pas sur la réalité. On s’invente un monde et on pense que ce monde est plus vrai que le monde réel, au point de renoncer à la seule certitude existentielle que nous ayons, celle de notre vie actuelle.
Oui, peut-être, grâce maintenant à internet et aux réseaux sociaux, on peut appartenir à un groupuscule isolé mais relié à une secte en ligne. L’enquête devra l’établir. Et s’il s’agissait uniquement de survivalisme, peut-être pensaient-ils que la fin du monde était imminente et qu’il valait mieux se retirer. Mais cela est peu probable. Il devait y avoir un mélange de croyances religieuses et ésotériques.
Peut-on imaginer qu’ils se soient radicalisés tout seuls, grâce à internet?
Bien sûr. Les gens qui ont attaqué le Capitole tiraient leurs «connaissances» du web, des sites alternatifs de «réinformation» (en fait de désinformation)! L’analyse des appareils électroniques de cette famille va bien sûr être très révélatrice à cet égard.
Ce drame peut paraître plus étonnant du fait que les parents et la sœur jumelle de la mère étaient plutôt des gens éduqués…Dans nos études sur les croyances complotistes et paranormales, on trouve systématiquement, dans les grands échantillons, une tendance à moins être victime de ce genre de croyances lorsque les sujets ont un plus haut niveau d’éducation. Mais cela n’est qu’une tendance statistique, qui comprend donc un certain nombre non négligeable d’exceptions. Des gens très éduqués, lorsqu’ils souscrivent à une croyance alternative ou une idéologie, auront d’ailleurs d’autant plus de risques de radicalisation qu’ils mettront leur intelligence et leur culture avérées totalement au service de cette croyance. Cela est évidemment redoutable. Le niveau d’éducation peut donc être à double tranchant, même si, globalement, il est plutôt à même de nous protéger de certaines croyances.
Leur radicalisation aurait commencé au début de la pandémie… Le climat anxiogène a-t-il pu être un élément déclencheur?
La pandémie mondiale, la première à une si large échelle dans notre époque, ou le réchauffement climatique, comme toute catastrophe qui advient, peuvent faire penser aux personnes croyantes à des signes annonciateurs de l’Apocalypse, et ainsi déclencher une forme de stress irrationnel. En période d’anxiété et d’incertitude, on cherche des réponses, qu’on peut alors trouver dans tout système de croyances… C’est ce qu’on appelle l’illusion de contrôle. N’importe quelle explication, surtout si elle correspond déjà à nos croyances antérieures, peut servir à lutter contre l’incompréhension dans laquelle bascule le monde à un moment donné.