Les cégépiens sont plus vulnérables aux discours complotistes teintés par l’extrême droite depuis deux ans, avertissent des chercheurs spécialisés en radicalisation.
De la rhétorique guerrière à l‘ésotérisme, et de la connaissance intuitive au fondamentalisme religieux, on assiste depuis le début de la pandémie à un noyautage de la complosphère, souligne le rapport du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR) publié cette semaine.
La recherche — financée par le ministère de la Sécurité publique du Québec, le Cégep Édouard-Montpetit et le Cégep de l’Abitibi-Témiscamingue — est signée par Martin Geoffroy, Frédéric Boily et Frédérick Nadeau.
Selon les chercheurs, il faut prévenir les discours qui carburent à la haine et à la science bidon. Les jeunes adultes seraient vulnérables devant ce phénomène, depuis deux ans.
« Sur le plan éducationnel, il est important d’intervenir pour contrer les discours anti-autorités et complotistes en ligne, car non seulement ils se sont répandus insidieusement dans l’imaginaire des citoyens, mais aussi, plus spécifiquement, chez les étudiants des cégeps du Québec, qui ont perdu un contact direct avec leurs enseignants dès le 12 mars 2020. »
Extrait du rapport du CEFIR
Le rapport du CEFIR précise que «les confinements successifs font tristement la démonstration que les professeurs ne sont pas très présents sur les médias sociaux et, surtout, qu’ils ne possèdent pas, pour la plupart, les connaissances et les outils nécessaires pour concurrencer les complotistes sur le marché des idées.»
Six «familles»
Des dizaines de groupuscules, qui n’avaient rien à voir les uns avec les autres, il y a deux ans, s’acoquinent sur les médias sociaux et sur le terrain.
Les chercheurs du CEFIR identifient six grandes familles de complotistes et «les mécanismes cognitifs» liés au développement de leurs nombreuses théories, de plus en plus teintées par l’extrême droite.
«Ce qui est nouveau en 2022 par rapport aux années 90, c’est que les mouvements conspirationnistes se sont noyautés. C’est la première fois que je voyais des suprémacistes de l’Ouest canadien se joindre aux identitaires québécois, cette fin de semaine, lors de la manifestation des camionneurs à Ottawa. Leur ennemi commun, c’est Trudeau», dit le directeur du CEFIR, Martin Geoffroy, en entrevue.
LE DROIT, SIMON SÉGUIN-BERTRAND
Le rapport intitulé «Typologie des discours conspirationnistes au Québec pendant la pandémie» remonte aux origines de certains discours mis de l’avant depuis deux ans par des franges conspirationnistes. «L’histoire de la puce intégrée dans les vaccins, par exemple, ça remonte aux années 90 avec les Bérets-blancs (une association d’extrême droite catholique fondée en 1939).»
Le rapport du CEFIR cite des dizaines d’exemples, d’idées et de figures publiques influentes. Les chercheurs ont regroupé les principaux mouvements conspirationnistes en deux grands groupes: l’extrême droite, ainsi que la mouvance spirituelle et religieuse.
Le premier chapeaute trois sous-groupes: les citoyens souverains, les survivalistes et les identitaires. Le deuxième est aussi composé de trois sous-groupes: le nouvel âge, l’intégrisme catholique et le fondamentalisme protestant.
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TYPOLOGIE DE LA COMPLOSPHÈRE
CENTRE D’EXPERTISE ET DE FORMATION SUR LES INTÉGRISMES RELIGIEUX, LES IDÉOLOGIES POLITIQUES ET LA RADICALISATION
«Certains complotistes notoires vont même jusqu’à utiliser des théories qui les servent, même s’ils ne les croient pas, dit Martin Geoffroy. Ils ou elles vont se donner un vernis scientifique en se donnant un titre apparemment crédible. C’est de la connaissance intuitive.»
Depuis le début de la pandémie et des mesures sanitaires, les chercheurs ont noté une «adhésion par frustration» entre tenants de groupes dont les alliances ne sont pas naturelles ou historiques. Plusieurs affirment ne pas être reconnus à leur juste valeur et savoir des choses cachées par une élite obscure.
Martin Geoffroy insiste sur la différence qui existe entre le doute rationnel et l’opposition à tout vent, avec le ressenti comme seule structure de pensée.
«Les théories du complot se caractérisent par une forme de pensée où le soupçon est érigé en impératif catégorique, où les détails les plus anodins sont scrutés à la loupe et, par conséquent, où le hasard ne joue aucun rôle, lit-on dans le rapport. Ce primat de l’intentionnalité cachée fait en sorte d’enfermer les croyants dans une prison interprétative puisque ce qui arrive ne peut pas être l’effet du hasard ou un effet imprévu pervers, au sens sociologique du terme, soit des événements qui se produisent sans que personne ne les maîtrise.»
Le populisme à la Donald Trump a gagné une certaine classe politique du Québec et du Canada. «Le populisme profite des temps de crise», souligne le chercheur. L’extrême droite profite de la peur, fait monter la frustration et propose une solution facile. C’est l’unité dans la haine. C’est aussi sortir de la marginalité.»
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EXTRAITS DU RAPPORT
· «Certains pourront sans doute souligner que l’extrême gauche n’y figure pas (NDLR: dans les grandes familles conspirationnistes). Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de discours complotistes à gauche du spectre politique, mais plutôt que l’extrême gauche québécoise a, sauf quelques exceptions, adhéré à la vaste majorité des mesures sanitaires imposées par le gouvernement pendant la pandémie. Une des rares mesures sanitaires qui a été contestée par l’extrême gauche au Québec fut le couvre-feu et cette mesure ne faisait pas l’unanimité dans l’ensemble de la société québécoise.»
· «Ce serait une erreur, sociologiquement parlant, de regarder le phénomène avec condescendance, car le survol fait dans ce rapport montre au contraire que l’étude des théories du complot se situe au carrefour de multiples questions de fond qui touchent de manière profonde les démocraties occidentales.»
· «La liste des techniques de soins alternatifs est vaste et instable dans le temps, mais l’objectif avoué est d’opposer à la médecine scientifique une médecine holistique en cherchant à s’insérer dans les réseaux de santé et des services sociaux légitimes pour éventuellement s’y substituer. Les tenants du nouvel âge utilisent principalement trois stratégies pour arriver à s’imposer dans le marché des idées: 1) l’appropriation du langage scientifique dans divers médias de communication; 2) la mobilisation de la formation professionnelle dans des institutions légitimes; 3) la formation de nouvelles entreprises de type nouvel âge.»
source :
Le Soleil
LOUIS-DENIS EBACHER
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