Enquête« Rudolf Steiner, penseur alternatif » (3/5). Le fondateur de l’anthroposophie crée, en 1919, une méthode éducative qui privilégie le développement individuel, la nature et les arts. Bien implantée en Allemagne ou aux Etats-Unis, cette approche se heurte en France au modèle républicain, certains y voyant des signes sectaires.
Ici, il n’y a ni alphabet sur les murs, ni frises de chiffres, ni équivalences de lettres en bâtons. En revanche, on peut creuser la terre et pelleter à loisir, fabriquer de la boue et regarder pousser le potager. Les mains sont sales et les vêtements tachés : bienvenue dans un jardin d’enfants Steiner. A l’école Michaël de Strasbourg, on défend la slow education, là où une maternelle classique ferait travailler le décodage des syllabes de manière systématique pour préparer l’écolier à la lecture. Les enfants de 3 à 6 ans y pratiquent le jeu libre, sans entrer directement dans les apprentissages.
L’école Steiner entend développer l’enfant sur tous les plans – intellectuel, physique et spirituel –, grâce à une pédagogie axée sur l’expérience sensorielle de la nature et de l’art. Un projet directement inspiré de la pensée globale et des préceptes éducatifs définis par le philosophe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925), père de l’anthroposophie, une science de l’occulte qu’il définissait comme visant à « mener le spirituel qui est dans l’être humain vers le spirituel qui est dans l’univers ».
Ce dernier a fondé sa première école en 1919, à Stuttgart, à la demande du patron de la fabrique de tabac Waldorf-Astoria, Emil Molt. De ce prototype naîtra un label scolaire, les écoles Steiner-Waldorf, qui ont essaimé dans le monde entier. Un jeune Allemand sur 100 sort aujourd’hui d’une école Steiner, et le mouvement est important aux Etats-Unis, avec 150 établissements. La Suisse, l’Italie et les pays scandinaves ne sont pas en reste. Des personnalités du monde entier ont été élevées dans cette pédagogie alternative, dont l’écrivain Saul Bellow, l’actrice Jennifer Aniston, le musicien Sufjan Stevens ou le cinéaste Rainer Werner Fassbinder.
La France, en revanche, ne compte que 2 491 élèves répartis en vingt-deux écoles, dont trois sous contrat d’association avec l’éducation nationale. D’autres établissements disent s’en inspirer sans être reconnus par la Fédération des écoles Steiner-Waldorf. La frilosité de l’Hexagone est liée au fossé qui sépare le modèle républicain, fondé sur le collectif, et celui de Steiner, axé sur l’individu.
« La pédagogie Steiner-Waldorf s’adapte au fonctionnement de chacun et propose un traitement différencié en fonction des talents, des capacités physiques et affectives des enfants », détaille Loïc Chalmel, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Haute-Alsace. Cette idée percute de plein fouet le système éducatif français, égalitariste et normatif, qui s’attache à apprendre la même chose, au même moment, à tous les enfants d’une classe d’âge.
Quelques principes des écoles Steiner pourraient pourtant faire consensus partout : l’usage réduit des écrans, l’importance des arts, également. Ainsi, d’une classe à l’autre, chaque école affiche fièrement des dessins sophistiqués et colorés, proches des illustrations de contes nordiques – sur les tableaux noirs, les affiches et les cahiers.
« Nous souhaitons que les enfants vivent dans une atmosphère visuelle qui stimule leur imagination », défend Clément Defèche, enseignant à l’école de Colmar. Dans la dernière évaluation d’une école Steiner près de Lyon, que Le Monde a pu consulter, les inspecteurs de l’éducation nationale relevaient la richesse esthétique dans laquelle évoluent les élèves.
Objet de méfiance
Pourquoi, alors, ces écoles sont-elles l’objet de méfiance en France, à la différence d’autres systèmes alternatifs comme Montessori, Decroly ou Freinet ?
Une première explication est sans doute à trouver dans la prose de Rudolf Steiner, volontiers farfelue, voire effrayante, et dont les opposants font leur miel – quand il explique que l’école doit développer le « corps astral » de l’enfant, par exemple. « Il y a des choses inquiétantes dans les textes qui fondent ces écoles », assure un inspecteur de l’éducation nationale, qui souhaite rester anonyme.
Le fait de ne pas apprendre à lire et écrire avant 7 ans, par exemple, est l’une des multiples « intuitions » du philosophe : selon lui, un enfant qui n’a pas perdu ses dents de lait serait trop guidé par ses sensations pour qu’on lui enseigne l’abstraction de la lecture ou des chiffres – son « corps éthérique » ne serait pas assez développé.
« Les enseignants travaillent à partir des élèves qu’ils ont face à eux et non en appliquant un dogme qui, d’ailleurs, n’existe pas », insiste Emmanuelle Bialas, de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf
Les « jardinières » (éducatrices) des écoles Steiner éclatent de rire et ouvrent de grands yeux quand nous évoquons cette histoire de dents de lait. « Nous défendons juste l’idée qu’un enfant aura tout le temps d’apprendre à lire et à écrire, à partir de la première classe », soit l’équivalent du CP, assure Sophie Laprie, jardinière à Strasbourg. Les écoles se défendent d’ailleurs de suivre le texte à la lettre. « Les enseignants travaillent à partir des élèves qu’ils ont face à eux et non en appliquant un dogme qui, d’ailleurs, n’existe pas », insiste Emmanuelle Bialas, membre du conseil d’administration de la Fédération des écoles Steiner-Waldorf.
C’est l’ironie de l’histoire, et une explication, peut-être, des multiples polémiques : Rudolf Steiner n’a pas écrit d’ouvrages sur l’éducation. Il en a érigé les principes lors de conférences transcrites et publiées par d’autres, parvenues au public par le biais de traductions plus ou moins contestées, d’interprétations qui le sont tout autant.
Prenons le guide de E. A. Karl Stockmeyer, un enseignant dans la première école de Stuttgart, qui publia en 1955 Eléments fondamentaux de la pédagogie Steiner. Le texte – disponible sur Internet – laisse ses lecteurs dubitatifs. « J’y ai découvert des choses qui m’ont fait froid dans le dos, assure Stéphanie de Vanssay, professeure des écoles et syndicaliste au SE-UNSA, en première ligne pour dénoncer les écoles Steiner sur les réseaux sociaux. On a le sentiment que toute forme de connaissance est dangereuse et que les enseignants ne doivent pas en transmettre. »
La Fédération des écoles Steiner-Waldorf assure pour sa part que ce guide est obsolète et qu’elle ne s’y réfère plus. Mais elle ajoute que le rôle des enseignants est bien d’accompagner l’élève vers l’autonomie, d’encourager la découverte par soi-même – une valeur cardinale de la pédagogie Steiner-Waldorf. Vers une connaissance, au contraire, sans limites.
Steiner, un démiurge encombrant
Le philosophe autrichien est un démiurge parfois encombrant dans les écoles qui portent son nom, dont certaines formules et convictions, reposant plus sur la croyance que sur la science, peuvent fragiliser la pédagogie et inquiéter le public.
Aussi les écoles disent ne retenir de lui que les préceptes qui ont fait leurs preuves. Par exemple les trois « septaines », cycles de développement de l’enfant – de 0 à 7 ans, de 7 à 14 ans et de 14 à 21 ans – qui rythment l’apprentissage.
Mais aussi la prévalence des travaux manuels et artistiques – dont le tricot, la couture et la broderie, qui font travailler dès le plus jeune âge « la motricité fine », indique une enseignante de Verrières-le-Buisson (Essonne) – qui tient à rester anonyme –, ainsi que la menuiserie et la sculpture. « L’eurythmie », enfin, un art du mouvement du corps pratiqué par les élèves, et censé participer à leur développement spirituel. Nous avons assisté à une séance d’eurythmie dans l’école de Verrières-le-Buisson, qui ressemblait à un cours de danse.
Certaines fêtes, comme la Saint-Michel, la Saint-Martin, l’entrée dans l’Avent, le carnaval et la Saint-Jean, sont célébrées dans les écoles Steiner. « C’est le calendrier chrétien ! », s’insurgent certains. Rien à voir, rétorque le Français Pierre Laurent, qui dirige la Waldorf School of the Peninsula, au sud de San Francisco, en Californie. « La Saint-Michel célèbre le courage », explique-t-il. L’élève se met dans la peau d’un chevalier tuant un dragon. Selon leur âge, les enfants jouent un rôle différent, et les plus jeunes savent qu’ils seront un jour dans la peau des plus grands. « C’est essentiel pour la confiance en soi. »
« On ne peut pas crier à la secte dès qu’on allume une bougie », dit un inspecteur de l’éducation nationale
Que ces écoles suivent ou pas à la lettre les préceptes de Steiner, elles instaurent une forme de spiritualité dans la pédagogie qui cimente les critiques. « La France cartésienne se méfie, là où les Allemands, par exemple, n’ont pas de mal à faire se rejoindre science et spiritualité », explique Loïc Chalmel. Mais celle-ci est parfois considérée comme dissimulée, alimentant les soupçons d’endoctrinement, donc de dérive sectaire.
C’est le rôle de la Miviludes, un organisme public, que de les cerner. En 2020-2021, l’organisme a reçu quatorze saisines concernant des écoles Steiner-Waldorf. La plupart sont des demandes de familles ou d’institutions à la recherche d’informations sur cette pédagogie, mais quatre soulèvent « l’éventualité de dérives plus graves », dont deux sont en cours de traitement, selon le ministère de l’intérieur.
« En l’état actuel, la Miviludes ne peut pas conclure à l’existence de dérives sectaires dans un ou plusieurs établissements, mais reste vigilante », indique-t-on Place Beauvau. Pour sa part, l’éducation nationale, qui réalise des visites inopinées dans les écoles privées hors contrat, n’a pas constaté d’endoctrinement caractérisé dans les écoles Steiner-Waldorf.
Mais comment distinguer, justement, les rituels de l’endoctrinement ? « On ne peut pas crier à la secte dès qu’on allume une bougie, répond l’inspecteur de l’éducation nationale déjà interrogé, surtout dans une époque où les choix scolaires sont passés au filtre d’une lecture très rigoureuse de la laïcité. » Depuis la loi Gatel de 2018, et en attendant la loi confortant le respect des principes de la République, en cours de lecture au Parlement, le gouvernement a renforcé le contrôle des établissements hors contrat. « Mais ce n’est pas parce que rien n’est prouvé qu’il ne faut pas être prudents », ajoute le même inspecteur.
Plusieurs événements, de natures très différentes, viennent ainsi nourrir un sentiment de dissimulation. L’école Domaine du possible, ouverte en 2015 par Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen à Arles (Bouches-du-Rhône), où ils dirigent les éditions Actes Sud, était au début pilotée par des anthroposophes. En mai 2017, quand Mme Nyssen devient ministre de la culture, Jean-Luc Mélenchon l’accuse d’être « plus ou moins liée aux sectes ».
L’année suivante, les membres de l’équipe rattachés au mouvement Steiner sont écartés. L’ancienne ministre n’a pas souhaité répondre au Monde, mais son entourage assure aujourd’hui que Mme Nyssen « n’avait pas pris la mesure » du phénomène avant d’être alertée par son conseil d’administration. Le directeur actuel de l’école, Jean Rakovitch, confirme que sa pédagogie est « fondée sur les besoins des enfants » et ne répond plus aux principes de Steiner.
Solide noyau de détracteurs
L’école de Verrières-le-Buisson, dans l’Essonne, fait pour sa part l’objet, depuis 2018, d’une enquête confiée au parquet d’Evry, à la suite de deux plaintes déposées par des parents d’élèves pour des faits d’agressions sexuelles et de viols entre très jeunes enfants. L’enquête est « en cours » et « visera à déterminer si les faits proviennent en partie de carences du cadre éducatif », constate le parquet. La direction de l’école avait, au moment des faits, formulé une « information préoccupante » auprès de l’éducation nationale – la procédure à suivre dans ce genre de cas. Dans un courrier à la direction daté de 2019, que Le Monde a pu consulter, le parquet assurait qu’en l’état actuel de l’enquête « aucun élément ne permet de retenir une infraction pénale à l’égard de la direction de l’établissement ».
Ces épisodes confortent pourtant le solide noyau de détracteurs des écoles Steiner-Waldorf actif en France, en Scandinavie comme aux Etats-Unis –, qui dénoncent le mélange, en classe, entre croyance et science. L’éducation nationale elle-même s’était émue, il y a plusieurs années, du fait que les élèves d’une école Steiner de l’académie de Versailles ne semblaient pas faire la différence entre histoire et mythologie. Etait-ce le résultat d’une adhésion à certaines convictions de Rudolf Steiner – qui croyait par exemple en l’existence de l’Atlantide – ou une simple méthode pédagogique ?
« Dans les petites classes, on nous parlait énormément de mythologie, à un âge où elle est un moyen d’intéresser les enfants, se souvient un ancien élève. Mais en grandissant, les cours d’histoire sont devenus classiques. » A l’école de Verrières-le-Buisson, nous avons assisté à un cours dispensé à des élèves de 12 ans : Le Sacre de Napoléon, grand tableau d’histoire de Jacques-Louis David, était projeté au mur, livrant ses détails pixélisés aux élèves de huitième classe (équivalent de la 4e) et suscitant, comme partout ailleurs, l’intérêt ou l’ennui.
Sur son blog Rituels d’ascension, Marianne Dubois (un pseudonyme) a décrit, quant à elle, un rituel à la bougie auquel elle a assisté dans une microcrèche des Alpes, où elle avait brièvement scolarisé son fils de 3 ans, en 2018. Cette cérémonie est pratiquée dans de nombreuses écoles Steiner-Waldorf sous le nom de « spirale de l’Avent ».
Cette mère évoque une célébration collective dont ni elle ni son enfant n’ont compris le sens, et qui serait le signe de la nature véritablement ésotérique de l’enseignement Steiner. Ce témoignage est régulièrement cité dans les enquêtes de presse consacrées à ces écoles. Marianne Dubois n’a pas souhaité répondre au Monde, mais la Fédération des écoles Steiner-Waldorf en France dit avoir retiré l’agrément à cette structure fin 2019.
« J’ai vu défiler les victimes de sectes que ma mère aidait. Quand j’ai vu qu’on traitait les écoles Steiner de “secte”, j’ai décidé de réagir. Une secte, ce n’est pas ça ! », estime Nicolas Tavernier, ancien élève
« La spirale de l’Avent est surtout quelque chose de chaleureux », s’agace Nicolas Tavernier, ancien élève de l’école (Steiner-Waldorf) Perceval de Chatou (Yvelines), et président de l’Anpaps, une association de promotion de la pédagogie Steiner. Fils de Janine Tavernier, ancienne présidente de l’Unadfi, une association d’aide aux victimes de sectes, Nicolas Tavernier s’est engagé en faveur des écoles Steiner après avoir lu dans la presse les propos d’un ancien élève et ancien enseignant, Grégoire Perra. Ce dernier a cosigné Une vie en anthroposophie. La face cachée des écoles Steiner-Waldorf (La Route de la soie, 2020) et est désormais convaincu du caractère sectaire de ces écoles. « J’ai vu défiler à la maison des victimes de sectes que ma mère aidait, des gens fracassés qui avaient tout perdu, leur famille et leur pognon, s’indigne Nicolas Tavernier. Quand j’ai vu qu’on traitait les écoles Steiner de “secte”, j’ai décidé de réagir. Une secte, ce n’est pas ça ! »
Attaqué en diffamation par la fédération pour un billet de blog consacré aux écoles, Grégoire Perra n’a pas été condamné, même si le caractère diffamatoire de ses propos a été reconnu. Le tribunal de Paris, dans son jugement rendu en 2013, indique qu’« aucune offre de preuve n’a été formulée » pour étayer ses accusations. Grégoire Perra, après nous avoir longuement parlé, a finalement refusé que l’on reprenne ses propos.
Autre point de débat : en mettant en avant le développement du « talent » personnel, les écoles Steiner favorisent-elles un élitisme scolaire ? « Je suis opposé à cette notion de talent individuel, argue Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie et professeur émérite en sciences de l’éducation. L’éducabilité de tous doit rester un principe fondamental. Là, je trouve que l’on distille l’idée que seuls certains enfants sont appelés, d’autres pas. »
La question de l’évaluation épinglée
Le sentiment de faire partie d’une élite peut en effet être considéré comme un signe de dérive sectaire. Dans un rapport de 2000, la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS, ancêtre de la Miviludes) pointait d’ailleurs les écrits de Steiner encourageant les écoles à former ce qu’elle décrivait comme un « isolat culturel hors de la vie du siècle »… Et pourtant, les collectifs de petite taille avec une identité forte expliquent aussi la réussite, comme le rappelle Philippe Meirieu : « Un lieu dans lequel tout le monde se connaît, et où les enfants se sentent partie prenante de quelque chose de spécial, cela a une efficacité pédagogique redoutable. »
A la sortie de l’école, les post-adolescents que nous avons rencontrés à Strasbourg, Colmar, Verrières-le-Buisson ou encore celle de la Mhotte, à Saint-Menoux (Allier), semblent avoir confiance en eux, se passionnent pour les débats de société, réussissent fort bien au baccalauréat et sont admis dans des formations sélectives du supérieur – certains suivant sans encombre leur première année de médecine. Aucun ne nous a confié se sentir différent en rejoignant l’enseignement public ou l’université. On est loin de l’image d’élèves démunis face au monde moderne.
En écho, la question de l’évaluation des élèves est également épinglée. L’absence de manuels scolaires et de notes entre 0 et 20 durant les premières classes, avant de revenir dans l’équivalent des premières et terminales (les notes permettent de postuler sur Parcoursup) provoque nombre de questions. L’école Michaël, à Strasbourg, a ainsi vu débarquer plusieurs inspecteurs, le 13 novembre 2020, lors d’une visite vécue comme abrupte par les enseignants. « Nous n’avons pas eu le temps d’expliquer aux enfants ce qui se passait », déplore Laurence Poirier, enseignante dans les petites classes équivalentes du primaire.
Le rectorat de Strasbourg justifie sa visite en raison « d’un nombre trop réduit d’évaluations, ne permettant pas aux élèves de situer leurs progrès et leurs compétences au regard du socle commun de connaissances, de compétences et de culture ». Après enquête, le rectorat certifie que le problème persiste. De son côté, l’école Michaël assure travailler à « mieux expliquer » ses méthodes.
Fuir le système classique
Ce manque d’explicitation des pratiques pourrait expliquer les conflits, interrogations et crispations autour de la pédagogie Steiner. Timothée de Rauglaudre, journaliste et coauteur avec Jean-Loup Adénor du livre Le Nouveau Péril sectaire, à paraître en octobre chez Robert Laffont, en fait le constat : « Il y a un gros problème d’information dans ces écoles. Certains parents espèrent trouver un enseignement différent pour leurs enfants mais sans savoir où ils mettent les pieds. »
La Fédération des écoles Steiner-Waldorf se dit sensible à cette critique et veut jouer la transparence. « Nous avons mis en ligne sur notre site toute une documentation expliquant notre pédagogie et l’anthroposophie », précise Lucie Iskandar, porte-parole de la fédération.
Mais les enseignants se disent souvent pris entre deux feux : ne rien dire de l’anthroposophie aux familles, c’est vouloir dissimuler. L’expliquer, c’est se voir accuser de recruter de futurs adeptes… « On a mis du temps à comprendre que, vu de l’extérieur, le manque d’information est considéré comme louche », souligne Clément Defèche. « Face aux accusations, la tentation du repli est forte, alors qu’il faudrait au contraire laisser tout le monde entrer et voir ce qui se passe vraiment », renchérit Loïc Chalmel.
« Steiner, c’est comme le McDo. C’est “venez comme vous êtes”, pour le meilleur et pour le pire », résume un ancien élève
Peut-être faut-il alors se tourner vers ceux qui choisissent ces écoles, les parents et leurs enfants, les anciens élèves. Tous sont venus à Steiner pour des raisons diverses : fuir le système classique après une mauvaise expérience, espérer une meilleure prise en charge, éduquer l’enfant au respect de la nature, ou encore revivre le bon souvenir de leurs propres « années Steiner »…
Ces familles aux profils variés, qui s’acquittent de frais de scolarité en partie indexés sur le revenu pour une moyenne de 3 000 euros par an, forment une nébuleuse dont certains aiment mettre en avant les pires travers : selon un témoignage, recueilli dans une école hors fédération, ces structures attireraient, par exemple, des familles opposées aux vaccins. En 2019, la Fédération internationale des associations de médecine anthroposophique avait publié un communiqué où elle assurait « ne pas être contre la vaccination et ne soutenir aucun mouvement anti-vaccination ». Un ancien élève résume : « Steiner, c’est comme le McDo. C’est “venez comme vous êtes”, pour le meilleur et pour le pire. »
Nombre de parents disent rechercher cette liberté, et cette différence. « Ma fille se flétrissait au cours préparatoire, témoigne Elodie, mère d’une adolescente scolarisée à l’école de Verrières-le-Buisson, dont elle montre fièrement les cahiers soigneusement décorés de pastels et d’aquarelles. J’étais à cette époque en pleine remise en question à cause de la violence du monde du travail, et je me demandais comment on avait pu former des adultes capables de se comporter aussi durement. Pour ma fille, la solution a été l’école Steiner. »
« Choses un peu bizarres »
Il est frappant, quand on interroge d’anciens élèves, de constater combien ils semblent loin de ces débats. Passer chez Steiner ne fait pas de vous un « steinérien ». Comme passer dans une école catholique ne fait pas de vous un catholique. « La pédagogie Freinet est fondée sur une anthropologie marxiste mais les enfants n’en ressortent pas marxistes, relève Clément Defèche. Transmettre l’anthroposophie n’aurait aucun sens. » La plupart haussent les épaules quand on leur parle des moments mystico-religieux auxquels ils ont été exposés, assurant ne pas avoir baigné dans le culte de Rudolf Steiner.
Sauf Rob Chauncey, un Américain, ancien élève de la Green Meadow Waldorf School à Chestnut Ridge, dans l’Etat de New York. Il a quitté la structure dans les années 1990 et se souvient qu’on lui parlait « constamment » de Rudolf Steiner et de son intelligence supposée sans limite. « Quand j’y pense aujourd’hui, c’est vrai qu’il y avait un ensemble de choses un peu bizarres, raconte-t-il. L’eurythmie est un truc très humiliant pour un ado. Il y a aussi le fait d’avoir passé des heures à pratiquer les arts alors que je n’étais pas particulièrement doué pour ça… Mais pour moi, on n’était pas dans le registre de la secte. »
Bons souvenirs
D’autres anciens élèves disent ne pas avoir « toujours compris » certaines pratiques, tout en en gardant de bons souvenirs. « L’eurythmie, je me suis longtemps demandé à quoi cela servait, et pourquoi on ne nous l’expliquait pas plus clairement », se souvient Joséphine, ancienne élève à Colmar. Même chose au sujet des « paroles », cette entrée en matière matinale à mi-chemin entre la prière et la récitation, dont les anciens élèves de Colmar, scolarisés dans le public (leur école ne propose pas le niveau terminale), sont pourtant nostalgiques.
Au lycée, on « démarre immédiatement le cours » sans prendre le temps de « se poser », regrette Laura. Sidonie est plus nuancée. « Les “paroles”, on n’a jamais cessé d’en débattre avec les profs, insiste-t-elle. J’avais besoin de comprendre ce que ça disait et pourquoi on le disait. » Pour beaucoup, oui, Steiner était un peu « un autre monde ». Mais dans lequel ils ont appris à être « curieux de tout ».
source :
Le Monde
Par Violaine Morin
le 14 juillet 2021
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