Inquiétudes sanitaires, isolement, complotisme… La pandémie offre un terreau fertile aux sectes. De plus en plus de petits groupes aux promesses trompeuses prospèrent grâce aux réseaux sociaux. L’État prend la menace au sérieux.
Illustration : Nazario Graziano.
Marc, 37 ans (les prénoms ont été modifiés), se souvient avec nostalgie de sa rencontre avec Léa, étudiante en biologie, il y a quinze ans. « Une femme libre, pleine de vie, qui aimait voyager et faire la fête. » L’amour grandit. Une vie simple et heureuse. Jusqu’au jour où Léa tombe sous l’emprise d’une secte. « Elle se trouvait en pleine dépression après la naissance de notre fille. À ce moment-là, elle est entrée en contact avec un groupe Facebook suspect. Il promettait des bonheurs immédiats : la réussite professionnelle, des fréquentations plus intéressantes… mais aussi un meilleur mari. »
Séduite, Léa s’inscrit à une formation de quelques jours sans que son contenu n’éveille en elle le moindre soupçon. Son comportement change soudainement. Elle s’éloigne de son compagnon. « L’un des responsables du groupe l’a manipulée pour mettre en pièces notre relation. Ils ont profité de sa faiblesse psychologique, raconte Marc. Ils ont aussi surfé sur le contexte du Covid-19 en développant un discours antivaccins. Pendant le confinement, elle a passé des heures entières, hypnotisée, devant des vidéos sur les réseaux sociaux… Elle a eu le temps de bien infuser. » Pour les différents stages, elle dépense près de 10 000 € en quelques mois. Sans compter une décompensation psychique due à un arrêt de ses traitements, à la demande du groupe.
Théories du complot
L’exemple de Léa n’a rien d’isolé. La pandémie et les restrictions sanitaires ont fait le lit de mouvements aux pratiques douteuses, parfois franchement sectaires. Thierry Ripoll, enseignant et chercheur en psychologie cognitive à l’université d’Aix-Marseille, auteur de Pourquoi croit-on ? identifie plusieurs facteurs qui « contribuent à l’émergence de croyances magiques. L’augmentation du stress et le sentiment que l’on perd le contrôle sur sa vie constituent des éléments clés. Voilà précisément ce qui caractérise cette période de Covid. Face à une situation hors du commun, les gens ont besoin d’explications exceptionnelles mais simples et se réfugient dans le complotisme. Tout était réuni pour que se produise un foisonnement de croyances et de délires sectaires. »
« Avec le Covid, les gens se retrouvaient prisonniers chez eux avec parfois, comme seuls interlocuteurs, la télévision et Internet, note Didier Pachoud, président de l’association de prévention contre les sectes Gemppi (Groupe d’études des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu). Nous avons assisté aux débats scientifiques contradictoires en public alors qu’ils se déroulent d’habitude à huis clos. Beaucoup se sont dit : il n’y en a pas deux qui disent la même chose, on nous cache donc quelque chose. Selon certains, des forces sataniques seraient à l’œuvre, pour d’autres des reptiliens, une espèce intelligente qui gouvernerait le monde et à laquelle les dirigeants de ce monde seraient soumis… Les théories du complot ne datent bien sûr pas du confinement mais le Covid leur a offert une nouvelle caisse de résonance. »
Un vide juridique
Les responsables associatifs en conviennent : en l’absence de définition légale de la secte, difficile de trier le bon grain de l’ivraie, de discerner la médecine ou l’école de développement personnel, potentiellement bienfaisantes, de la supercherie pure et simple. Emotional Freedom Technique, reiki, macrobiotique, certaines pratiques se revendiquant de la naturopathie ou du chamanisme… « Ces techniques de bien être ou ces médecines alternatives, souvent d’inspiration orientale ou New Age, ont le vent en poupe et recrutent surtout sur le Net, observe Didier Pachoud. Aujourd’hui, elles représentent le plus grand nombre des demandes d’aide et d’information que nous recevons. Il s’agit d’une évolution tout à fait significative. Dans les années 1990 et 2000, les signalements concernant les groupes religieux ou parareligieux apparaissaient majoritaires. »
Des “gourous 2.0”
Une bonne dose d’arguments pseudo-scientifiques, un zeste plus ou moins prononcé de spiritualité et le tour est joué pour nos « gourous 2.0 ». Parmi les « nouvelles thérapies » qui prospèrent dans le sillage de la pandémie, le « crudivorisme ». Ce régime alimentaire consiste à ne consommer que des aliments crus. La chaîne YouTube de son instigateur, Thierry Casasnovas, dépasse les 500 000 abonnés et plus de 600 saisines de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) ont été recensées sur ce cas. Toute cette nébuleuse de petits groupes s’explique facilement. Une fois la curiosité titillée sur Internet ou par le bouche-à-oreille, les stages de formation s’enchaînent et l’adepte peut facilement lancer sa propre « thérapie », en mélangeant parfois lui-même des techniques différentes. « La naturopathie est emblématique, signale Didier Pachoud. Ce n’est pas forcément sectaire mais au minimum très aventureux. Vous suivez la formation d’une semaine qui vous coûte environ 500 euros et vous pouvez poser une belle plaque de naturopathe sur la porte de votre cabinet. »
Dans les villages abandonnés
Les réseaux sociaux et les visioconférences facilitent donc la formation des adeptes. Mais ils présentent d’autres avantages. Fini le passage obligé des conférences en présentiel nécessitant la location d’une salle. Avec Facebook, Instagram ou Twitter, plus aucun coût pour les gourous. Par ailleurs, Internet, où se côtoient informations vérifiées et affirmations infondées couplées avec les algorithmes, renforce les biais cognitifs, autrement dit les croyances déconnectées de la réalité. La Toile modèle aussi un nouveau visage des groupes sectaires. Les femmes y apparaissent toujours majoritaires ainsi que les catégories moyennes supérieures.
Nouveauté : les campagnes, longtemps préservées du phénomène, paraissent de plus en plus touchées. « L’écologie est un très bon terrain, relève Francine Caumel-Dauphin, du Centre contre les manipulations mentales. Des fermes, des villages abandonnés sont réinvestis par les groupes. Le nouveau venu s’y trouve accueilli, invité à travailler, et tombe parfois sous la coupe d’un chef de village avec des jeux de pouvoir malsains. » À côté de ces petites communautés d’un nouveau genre, les mouvements classiques, qualifiés de sectes ou dont les pratiques sont critiquées pour entraîner des dérives sectaires, comme les Témoins de Jéhovah, se maintiennent avec des méthodes de recrutement souvent plus traditionnelles. Les Témoins de Jéhovah, dont j’ai fait partie jusqu’en 2001, résistent bien en France, rapporte Alexandre Cauchois, 46 ans. Leur prosélytisme a évolué : ils continuent de s’installer sur les lieux de passage, devant les gares pour distribuer leurs revues. Mais le porte-à-porte est moins prisé. Eux aussi ont dû s’adapter au contexte du confinement : ils privilégient aujourd’hui les courriers postaux et les appels téléphoniques à la chaîne. Sans oublier Internet, bien sûr. »
Myriam Declair, 64 ans, se souvient de sa découverte, à l’adolescence, des « Enfants de Dieu ». Après avoir fugué, elle s’installe dans un squat délabré qu’investit bientôt un groupe d’une trentaine de personnes, très joyeuses et souhaitant aider les autres. « Ils m’ont parlé de Jésus. Le groupe a été fondé par un pasteur à tendance protestante. J’ai tout de suite été séduite et les premières années ont été belles. Peu à peu, des déviances sont apparues. On vivait en communauté. Il fallait suivre à la lettre les enseignements de notre “Berger spirituel”. Nous devions tout rapporter de notre vie intime à nos dirigeants et étions invités à répondre aux besoins sexuels de ceux qui n’avaient pas de partenaires. Outre des ruptures familiales douloureuses, cela a aussi engendré des maladies sexuellement transmissibles…
J’obéissais à contrecœur. Puis ils ont commencé à nous demander de pratiquer l’inceste sur nos propres enfants. Cela a été l’injonction de trop et a provoqué ma sortie du groupe. » Humiliation, infantilisation, culpabilisation : les méthodes bien connues de la manipulation sont exploitées à plein régime dans ce groupe devenu « totalitaire », selon le terme employé par Myriam.
L’emprise passe aussi par l’affect, comme pour Alban Bourdy, 37 ans, séduit par une Sud-Américaine rencontrée via un groupe Facebook. « Elle m’a demandé de l’aider à organiser un stage de chamanisme sibérien. Ayant mordu à l’hameçon, j’ai moi-même participé à ce week-end. Je suis peu à peu tombé amoureux. » Avant de découvrir les travers de la secte : trafic de drogue, abus sexuels… « Je me demande encore comment j’ai pu me faire avoir aussi longtemps. Un jour, tout s’est effondré : j’ai découvert que cette femme tenait une maison close à São Paulo (Brésil). Voilà pourquoi la secte disposait de tant d’argent. »
Le gouvernement mobilisé
Les risques encourus par les adeptes de ces groupes, qu’ils soient nouveaux ou plus anciens, sont pris au sérieux par les autorités françaises. Ces deux dernières années, beaucoup d’associations s’inquiétaient de voir la Miviludes sans président. La magistrate Hanène Romdhane en a pris la tête début avril. Autrefois rattachée à Matignon, elle est désormais placée sous la tutelle de Marlène Schiappa, la ministre déléguée chargée de la Citoyenneté. Cette dernière confie au Pèlerin sa volonté de faire de la lutte antisectes « une véritable priorité ». Elle évoque « un appel à projet d’un million d’euros pour soutenir les initiatives de terrain » et une « multiplication par dix des moyens », sans précision sur le montant exact du budget ni les effectifs alloués à la mission. « Il y a eu un laisser-faire depuis plusieurs années, reconnaît-elle, et j’entends y mettre fin. »
À leur sortie de la secte, les anciens adeptes se retrouvent souvent en plein désarroi et peuvent ressentir un grand vide intérieur. « Je me suis sentie dépossédée de moi-même, je ne savais plus qui j’étais, témoigne Myriam Declair. La reconstruction se fait parfois avec l’aide de professionnels : psychothérapeutes, spécialistes de l’emprise sectaire, enseignants… et cela peut prendre des années, ce qui fut mon cas. J’ai aussi écrit un livre pour raconter mon histoire, animé des conférences de sensibilisation, sans oublier l’aide aux victimes. Il y a une vie après la secte ! »
LES SIGNES QUI DOIVENT ALERTER
Détecter un risque sectaire chez un proche peut être compliqué tant la zone grise est importante. La Miviludes répertorie dix critères de définition sur son site. Il faut se montrer vigilant face à certains comportements :
La soumission soudaine à de nouvelles croyances: celle-ci va de pair avec le dénigrement des anciennes croyances. Il s’agit souvent de promesses d’un bonheur immédiat, de l’espoir irraisonné de résoudre tous les problèmes. Le comportement change, de nouveaux mots appartenant à un jargon ésotérique apparaissent. Cela peut aller jusqu’à l’abolition totale de l’esprit critique.
Une « diabolisation » du monde extérieur : l’approche est très manichéenne : un petit nombre d’initiés détient la vérité. La famille et les amis font l’objet de critiques, au point que l’adepte est parfois invité à couper toute relation avec eux. Attention : la famille se trouve en danger!
Des atteintes à l’intégrité physique : dans certains cas, cela peut aller jusqu’à des abus sexuels, parfois sur les mineurs. La santé physique et (ou) psychique de l’adepte est menacée.
Des exigences financières exorbitantes : certains groupes peuvent demander de recevoir chaque mois 10 % des revenus de l’adepte, voire davantage.
L’altération de la liberté : elle peut être insidieuse et difficile à cerner. Elle est parfois flagrante, jusqu’à l’obéissance aveugle et inconditionnelle au gourou. Sortir du groupe est alors difficile. L’entourage est invité à agir avec doigté et doit s’efforcer de garder le lien.
source : https://www.lepelerin.com/dans-lhebdo/enquete/covid-le-variant-sectaire/