Enquête 

« La Croix » a enquêté pour tenter de comprendre comment les frères Thomas et Marie-Dominique Philippe, condamnés dans les années 1950 par Rome pour des abus sexuels, ont pu reprendre leur ministère, fonder ou cofonder deux communautés majeures en France, Saint-Jean et l’Arche, et prospérer si longtemps en toute impunité dans l’Église

Comment deux prêtres, frères de sang et frères prêcheurs, éminents théologiens, tous deux sanctionnés sévèrement par Rome durant les années 1950 dans une affaire trouble mêlant mystique et abus sexuels ont-ils pu, quarante ans plus tard, retrouver un rayonnement et une place telle dans l’Église qu’ils furent l’inspirateur, pour l’un, et le fondateur, pour l’autre, de deux communautés catholiques majeures et furent vénérés comme des saints jusqu’à leur mort ? C’est tout le mystère des frères Philippe.

Il y a un an, on découvrait avec effarement que Jean Vanier, véritable icône dans le paysage catholique, fondateur de l’Arche, cette œuvre de 10 000 membres, qui fait vivre et travailler ensemble des personnes ayant un handicap mental et des accompagnateurs dans 37 pays, avait lui-même été un émule du père Thomas Philippe. Selon le rapport rendu public par l’Arche le 22 février 2020, non seulement il savait pourquoi le dominicain avait été condamné en 1956 mais il avait reproduit des pratiques sexuelles assorties de justifications mystiques à l’égard de femmes qu’il accompagnait spirituellement.

Depuis, trois des communautés concernées ont mandaté des chercheurs pour comprendre la genèse et l’étendue de ces abus, les responsabilités des uns et des autres. Le scandale est considérable. Il embarrasse toutes les parties concernées. Les dominicains, qui ont semblé laisser les deux frères dans la nature. Les évêques, qui n’ont manifestement pas exercé eux non plus leur devoir de vigilance dans les diocèses où ils étaient installés.

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Les responsables de l’Arche, qui s’interrogent sur les raisons pour lesquelles ils n’ont rien vu pendant toutes ces années. Et la communauté des frères de Saint-Jean, aux prises avec un « cancer qui a métastasé jusqu’à récemment », selon les mots d’un de ses responsables, alors que des frères ont reproduit encore récemment les mêmes comportements abusifs et les mêmes justifications fallacieuses que leur fondateur.

L’Eau vive

Pour tenter d’en cerner l’origine, il faut revenir à la source, à l’affaire de l’Eau vive. Au lendemain de la guerre, en 1946, le père Thomas Philippe, étoile montante de l’ordre dominicain, fonde un centre international de spiritualité et de culture chrétienne à Soisy-sur-Seine (Essonne), près du couvent dominicain du Saulchoir. Des étudiants du monde entier y affluent, et l’Eau vive connaît un rapide succès. Les élites catholiques gravitent autour – Jacques Maritain, Charles Journet, Jean de Menasce –, et le pape Pie XII lui-même appuie l’initiative de ce dominicain fort respecté à Rome.

Mais en 1951, des plaintes émanant de deux femmes qu’il accompagne spirituellement, une laïque et une novice, parviennent aux supérieurs du père Thomas Philippe. En avril 1952, il est sommé de venir à Rome, et la direction de l’Eau vive est confiée à son fils spirituel, Jean Vanier, tandis qu’un procès s’ouvre au Vatican, qui va durer quatre ans. Le 28 mai 1956, la sentence tombe, la plus grave avant le renvoi de l’état clérical (1) : le père Thomas est condamné à la déposition, il n’a plus le droit de célébrer les sacrements, ni d’occuper un quelconque ministère.

Le motif de sa condamnation a longtemps été entouré d’un halo de mystère et de rumeurs, en raison du secret imposé par l’Église et de l’inaccessibilité des pièces du procès. Les historiens mandatés par les dominicains pour faire la pleine lumière sur ce dossier ont eu, il y a un an, un accord de principe pour accéder aux archives du Saint Office mais attendent toujours que la Congrégation pour la doctrine de la foi leur ouvre ses portes.

Cependant d’autres sources ont permis d’entrevoir, déjà, les ressorts de l’affaire : la correspondance, publiée en 2005, de Jacques Maritain et Charles Journet, compagnons de route du père Thomas ; et, plus récemment, les archives des dominicains, auxquelles ont eu accès en 2019 l’historien Antoine Mourges, auteur d’une étude très fouillée sur la genèse de l’Arche dont il est aujourd’hui membre de la commission (2), ainsi que des frères de Saint-Jean.

Une affaire de fausse mystique

Selon des extraits significatifs présentés lors du chapitre général de la communauté Saint-Jean, en octobre 2019, Thomas Philippe fut bien condamné pour avoir abusé sexuellement de femmes en recourant à des justifications mystiques. Un procès en hérésie ? « Si le Saint Office, l’ancienne Inquisition, s’en est mêlé, avance un proche du dossier, ce n’est pas tant par intérêt pour ces femmes, victimes à une époque où ces affaires se réglaient plus volontiers en déplaçant les prêtres, mais parce qu’il y était question de fausse doctrine. » De fait, la sentence fut d’autant plus lourde que le père Thomas aurait tenu à se défendre lui-même et, loin de récuser les faits qui lui étaient reprochés, voulu les justifier théologiquement.

Si l’on n’a pas encore accès à sa défense, on la trouve en partie dans une supplique à Jean XXIII de 1963 (3). Il y affirme avoir agi non « sous l’impulsion de la passion, ou en vertu d’une doctrine spirituelle erronée, mais comme personne privée prenant consciemment et délibérément ses responsabilités, parce qu’elle croyait sincèrement à une volonté exceptionnelle de Dieu ». Cette « volonté exceptionnelle » n’apparaissait certes pas « en harmonie avec la doctrine commune de l’Église, concède-t-il, mais elle pouvait, peut-être, ne pas être absolument impossible à cause d’exemples analogues dans l’Ancien Testament ». Des exemples qu’il emprunte à saint Thomas d’Aquin, dans un passage où le théologien médiéval réfléchit pour savoir s’il peut y avoir des exceptions aux préceptes moraux.

Aux yeux du père Thomas, ses actes – donc ses relations avec des femmes – ne pouvaient être jugés de l’extérieur : ce que la morale réprouvait relevait dans son cas d’une intention spéciale de Dieu. Un peu plus tard, lorsqu’il exposera sa version de l’affaire à l’évêque de Beauvais (4), il admettra que les dénonciations sur sa vie personnelle à l’Eau vive étaient « bien réelles dans la matérialité des faits ». Mais il reprochera au provincial, le père Albert-Marie Avril, de ne pas avoir respecté le secret, en en parlant à ses frères dominicains.

Des complices ?

Cette fausse mystique a semblé relever de la folie pour les autorités ecclésiastiques – qui le font expertiser par trois psychiatres et l’envoient se faire soigner chez les frères hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu, à Lyon. Mais le père Thomas n’a pas été seul à être convaincu de ces « grâces divines ». L’ouverture récente des archives des dominicains a permis de découvrir que sa sœur, dominicaine elle aussi, mère Cécile, est également condamnée pour complicité, débarquée dans l’heure de sa charge et déplacée au couvent de Langeac (Haute-Loire). Elle aurait couvert ce qui se jouait entre son frère et des religieuses de son ancien couvent, le monastère de la Croix et de la Compassion, installé à côté de l’Eau vive, dont le père Thomas était prédicateur et directeur spirituel.

L’oncle et père spirituel des frères Philippe, le dominicain Thomas Dehauaurait lui aussi été sanctionné pour sa « grave responsabilité » dans les désordres de son neveu – d’une simple monition canonique, en raison de son âge et de son état de santé, mais placé sous la stricte surveillance de ses supérieurs. Il mourra six mois plus tard.

Le père Thomas (à droite) et son fils spirituel Jean Vanier en 1964. Cette année-là, les deux hommes cofonderont l’Arche. / L’Arche

La même année, le père Marie-Dominique est lui aussi soupçonné et une enquête sub secreto lancée. Un an plus tard, il est interdit de confesser, d’accompagner, de séjourner ou de prêcher dans les couvents féminins. Lui aussi couvre son frère : à l’une des victimes ayant déposé au procès, qui s’était confiée à lui pour savoir s’il était juste que le père Thomas l’embrasse et lui demande de se déshabiller, Marie-Dominique Philippe aurait répondu, selon le récit qu’en a fait une source religieuse à La Croix, que, dès lors qu’il s’agissait du père Thomas, il fallait lui faire confiance.

Dans un courrier du 20 juin 1956, le commissaire du Saint Office, le dominicain Paul Philippe – qui n’a aucun lien de parenté avec les deux frères mais fut proche d’eux dans les années 1930 – s’étonne de la réaction de l’entourage : « Celui-ci (le père Thomas) est, en partie certainement, irresponsable. Mais un Jean Vanier, une mère Cécile ? Un père Marie-Dominique ? Ils savaient et ils ont voulu tout couvrir, ”ne pas juger”… » Des propos qui résonnent, soixante ans plus tard, avec une acuité étonnante.

ANALYSE. Abus dans l’Église, les communautés face à la trahison des fondateurs

À ce jour, aucun document ne permet de dire que le père Marie-Dominique Philippe a pu avoir le même type de comportements que son frère dès les années 1950. En revanche, des témoignages rapportés par la congrégation des frères de Saint-Jean en 2013 ont montré qu’il avait lui aussi agressé sexuellement une quinzaine de femmes, pour la plupart des religieuses, au moins à partir des années 1970.

Celles-ci ont témoigné notamment qu’il profitait du temps de la confession ou de l’accompagnement spirituel pour les embrasser sur la bouche, poser ses mains sur leur corps jusqu’aux parties intimes. Leurs plaintes ont permis de découvrir que lui aussi recourait à des justifications spirituelles, une doctrine cachée réservée à certaines « âmes contemplatives » qui a fait système au sein de sa communauté. Les frères Philippe auraient partagé cette même conviction d’être les dépositaires d’une compréhension nouvelle de la miséricorde, que l’Église ne pouvait encore accueillir.

Mariage mystique

D’où vient cette sorte de gnose ? Selon le récit qu’il en a fait à plusieurs témoins, dont Jean Vanier et le père Dehau, le père Thomas Philippe aurait vécu une « illumination », le 20 octobre 1938, devant le tableau de la Vierge Mater admirabilis à la Trinité-des-Monts, à Rome. Une sorte de mariage mystique avec Marie, semblable à « l’union » de la Vierge et de son Fils. « Cette manière de vouloir faire de la Sainte Vierge l’épouse de son Fils (…) m’exaspère et me scandalise », réagit à l’époque Jacques Maritain (5). « Il semble bien y avoir cru, souligne l’historien Étienne Fouilloux, et avoir transposé ce mariage mystique à ses relations avec ses dirigées : lui comme “autre Christ”, selon la conception du prêtre courante à l’époque, et sa pénitente comme représentante de Marie. »

Pour Marie Philippe, une nièce qui a mené une contre-enquête pour défendre la mémoire de ses oncles, « quand le père Thomas parle de ”Marie, épouse du Christ”, il le fait toujours dans une approche très classique et dans la tradition de l’Église » (6). Pourtant, les témoignages passés et présents des victimes laissent apercevoir la « matérialité » de ce discours.

CROIRE. Ces personnalités au double visage

Un premier témoignage, décisif, se trouve dans le rapport publié par l’Arche en février 2020, celui de la première « lanceuse d’alerte » de 1951 (7) : « Alors il a commencé des théories, pour essayer de me convaincre : la femme perdue d’Osée, le sacrifice d’Abraham, les mystères glorieux, la transcendance de la mission prophétique (de sa mission) par rapport aux normes de la morale. Il m’expliquait (…) qu’il était instrument de Dieu, donc actuellement et directement mû par Dieu, (…), que tout cela honorait grandement N.S. (Notre Seigneur) et la T. Ste V. (la Très Sainte Vierge), parce que les organes sexuels étaient le symbole du plus grand amour, beaucoup plus que le Sacré-Cœur. Et j’ai dit : “Mais c’est un blasphème !” Alors il reprenait ses théories, disant que quand on arrive à l’amour parfait, tout est licite, car il n’y a plus de péché. »

Si la crédibilité d’une victime plus récente, Michèle-France Pesneau, apparue dans le documentaire d’Arte de mars 2019, est mise en cause par Marie Philippe, son témoignage (8) est pourtant d’autant plus intéressant que cette ancienne carmélite qui dit avoir été abusée par les deux frères, rapportait, elle aussi, que le père Thomas Philippe, en 1976 et encore par la suite, s’appuyait sur un prétendu lien sexuel entre Jésus et Marie. Et ce, des années avant qu’elle-même et le public aient accès aux témoignages de 1951.

« Le père Marie-Dominique me disait qu’il voulait me faire sentir l’amour de Jésus pour moi, qu’il était le petit instrument de Jésus… Tandis que le père Thomas m’expliquait que les parties de notre corps que nous cachons le plus soigneusement seront les plus glorifiées au Ciel, rapporte Michèle-France Pesneau. Et ce que nous vivions, c’étaient les mêmes grâces que Marie et Jésus se donnaient. Ils avaient vécu cela, mais cela se passait tellement en Dieu que les limites normales de l’humanité ne s’appliquaient pas. »

Défaillances post-conciliaires

Alors que les enquêteurs des années 1950 ont « très bien cerné les choses et les ont prises très au sérieux », remarque un fin connaisseur du dossier, le suivi de l’affaire est en revanche beaucoup plus lâche après les années 1960. D’abord reclus dans un monastère italien, Thomas Philippe est autorisé à rentrer en France en 1963, et va reprendre insensiblement son ministère, participant avec Jean Vanier à la fondation de l’Arche, tandis que son frère Marie-Dominique fondera la communauté Saint-Jean en 1975, en marge de l’ordre dominicain.

Y a-t-il eu une défaillance dans la transmission de l’information ? Une perte de mémoire des décisions ? Un oubli volontaire ? Des négligences ? Des complicités ? Les acteurs du procès étaient pourtant toujours à Rome, avec la conscience aiguë des difficultés que le père Thomas Philippe pouvait poser, libre de ses mouvements. Le docteur Paul Cossa, chef du service de neuropsychiatrie des hôpitaux de Nice, qui l’avait reçu en entretien en 1956 à la demande de ses supérieurs, avait estimé qu’il était non pas malade mais bel et bien convaincu de la justesse de ses intuitions mystiques et que, dès lors, le risque qu’il les mette de nouveau en pratique était grand…

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Le climat post-conciliaire a sans doute joué dans l’indulgence dont il a bénéficié. Au lendemain de Vatican II, l’Église passe d’un modèle autoritaire à un modèle de « communion » et fait primer la miséricorde. « Le Saint Office contrôlait auparavant très étroitement l’Église de France et sanctionnait ses meilleurs théologiens (Congar, Chenu). Vatican II est perçu comme un renversement, il faut réinventer l’Église, analyse le sociologue Yann Raison du Cleuziou (9). L’idée que les normes instituées sont indépassables est balayée. La sanction perd de sa pertinence. » Ce manque de régulation prévaut d’autant plus chez les dominicains qu’ils sont pris par d’autres soucis – l’hémorragie qui frappe le clergé et les ordres religieux ainsi que la crise de l’autorité dans la province de France. L’Église n’est pas indemne non plus des changements d’une société où, après Mai 68, il est désormais « interdit d’interdire ».

Emblématique de ce climat, le provincial Nicolas Rettenbach (1967-1975) manifeste une grande sollicitude à l’égard des cas difficiles : « Pour sauver des vocations religieuses, il veut éviter l’humiliation d’une sanction, poursuit Yann Raison du Cleuziou. Le meilleur moyen à ses yeux de maintenir dans l’ordre les jeunes frères progressistes est de ne pas entraver leur liberté. Cette stratégie a-t-elle bénéficié aussi aux frères Philippe ? »

Le statut d’extra conventum, dont bénéficient Thomas Philippe, mais aussi les frères Marie-Joseph Le Guillou, Bernard-Marie de Chivré et d’autres, leur permet en tout cas de vivre à l’extérieur tout en conservant les droits et les devoirs des dominicains. Entré dans l’ordre en 1978, le frère Éric de Clermont-Tonnerre en témoigne : « Avec la crise des années 1970 et le départ de dizaines de frères, l’ordre a tellement souffert que les supérieurs n’ont pas pu et n’ont pas voulu ajouter de nouvelles blessures au corps social. Ils ont dû accepter la diversification et l’émiettement des formes de vie dominicaine, avec parfois des dérives… Un grand nombre de frères à l’époque se trouvaient “dans la nature”. Sanctionner, du reste, n’était pas à l’ordre du jour. Cela aurait été ajouter de la souffrance à la souffrance et augmenter l’hémorragie. »

Le poids du secret dans l’Église

Et puis sanctionner quoi ? Qui savait, alors, et que savait-on ? Le Saint Office a certes demandé de maintenir la vigilance sur le père Thomas Philippe en 1956, mais l’absolue discrétion que Rome imposait sur les sanctions, le poids du secret dans l’Église ont paradoxalement miné cette vigilance puisque très peu de monde connaissait le fin mot de l’histoire. « J’ai toujours entendu les anciens me dire : “Oh, vous savez, les histoires de l’Eau vive… Il s’est passé des choses très graves.” Sans qu’on précise jamais quoi », rapporte un dominicain entré dans l’ordre dans les années 1980.

Il était facile de profiter de ce silence, et c’est ce que les frères Philippe semblent avoir fait. Dès les lendemains de l’affaire, ils laissent entendre que le père Thomas a été la cible d’un règlement de comptes théologique. En effet, en 1942, celui-ci s’était retrouvé au cœur des tensions entre le Vatican et l’Église de France. Rome avait alors mis à l’index un texte du théologien Marie-Dominique Chenu, accusé de modernisme et de relativisme, et l’avait destitué de ses fonctions de régent du Saulchoir. Le père Thomas Philippe avait été nommé pour faire appliquer la sanction, le remplacer et remettre de l’ordre dans l’enseignement au sein de ce couvent d’études, ce que beaucoup allaient lui reprocher par la suite.

Cette version selon laquelle il aurait payé pour l’affaire Chenu a couru jusqu’à aujourd’hui puisque c’est l’hypothèse mise en avant par ses héritiers. Dans sa contre-enquête, Marie Philippe évoque « une possible revanche, après une lutte acharnée chez les dominicains entre les tenants d’une théologie traditionnelle (Garrigou-Lagrange, Thomas et Marie-Dominique Philippe, etc.) et ceux qui furent à la pointe du mouvement “réformiste” (Chenu, Congar, etc.) ».

Par manque d’informations précises sur le fond de la sanction de 1956, certains supérieurs dominicains ont pu, eux aussi, par la suite, croire à cette version. Dans les années 1970-1980, « les conflits internes à la province de France ont eu des effets sur les décisions prises, souligne l’historien Tangi Cavalin, qui pilote la commission des dominicains. La relation qu’elle a entretenue avec sa propre histoire a interféré dans sa compréhension de ce qui avait eu lieu à l’Eau vive et de ce qu’il fallait faire. »

Une part de manipulation

Dans quelle mesure les autorités ecclésiales ont-elles, aussi, été manipulées ? Il semble que les supérieurs qui ont accepté le retour en France du père Thomas en 1963 aient cédé devant ses plaintes, alors qu’il faisait état de sa grande souffrance, dans sa supplique à Jean XXIII. Sans doute aussi, en insistant sur sa découverte du monde du handicap mental, a-t-il réussi à les convaincre du bien-fondé de l’envoyer comme aumônier de l’institut du Val Fleuri à Trosly-Breuil, dans l’Oise, mener comme il l’écrit « une vie de solitaire près du Tabernacle, avec un très humble apostolat près des débiles, le seul ministère qui me semblait permis alors » (4)

Une vie pas si solitaire que ça en réalité, car, très tôt, le rejoignent à Trosly ceux qui avaient eu interdiction formelle de garder le contact avec lui pendant l’enquête du Saint Office mais avec lesquels il avait poursuivi une correspondance clandestine : Jean Vanier, qui s’installe peu avant Noël 1963 dans le village, ainsi que le petit cercle de femmes qui l’entouraient à l’Eau vive et qui vont prendre part à la naissance de l’Arche.

Pourquoi ce retour en France n’a-t-il pas été plus encadré ? L’historien Antoine Mourges fait pourtant remarquer que le père Thomas n’a jamais été réhabilité, malgré les démarches qu’il a faites jusqu’à sa mort pour l’être. « La Congrégation pour la doctrine de la foi lui a accordé un certain nombre de permissions, mais toujours avec des demandes de vérification, souligne l’historien. Ont-elles été faites ? » L’aura grandissante de Jean Vanier et de l’Arche ont pu servir de caution à cet homme devenu marginal dans son ordre et qui, du reste, ne faisait plus parler de lui. « Il n’y avait pas de raison de s’en préoccuper dans la mesure où les instances de l’Église l’avaient autorisé à collaborer avec Jean Vanier, souligne le frère de Clermont-Tonnerre, élu provincial fin 1992, trois mois avant la mort du père Thomas. Ma génération ignorait la raison pour laquelle il avait été condamné, et pour nous, c’était de l’histoire ancienne. Pendant mon mandat de provincial, aucune plainte ne nous est parvenue sur lui. »

Le diocèse de Beauvais a-t-il su les motifs de sa condamnation ou cherché à savoir ? En 1977, un an avant sa retraite, l’évêque de Beauvais Mgr Stéphane Desmazières souhaita rencontrer le père Thomas au sujet de sa situation, mais que comprit-il de l’affaire ? Une chose est sûre : l’évêque fut conquis par l’Arche et par Jean Vanier au point de demander « à venir vivre sa retraite à Trosly, où il sera de fait accueilli », rapporte Jean de La Selle, membre de l’Arche depuis 1972.

Ne reconnaît-on pas l’arbre à ses fruits ?

Pour le père Marie-Dominique Philippe également, le succès de son œuvre a pu faire taire les interrogations. À Rome, la communauté Saint-Jean impressionne par le nombre et la jeunesse de ses vocations. Certains voient même en elle l’avenir de l’ordre dominicain en déroute. Dix ans après sa fondation, elle compte 163 frères, 11 sœurs contemplatives et 26 sœurs apostoliques ; et, à la mort de son fondateur en 2006, 530 frères et 400 sœurs. Ne reconnaît-on pas l’arbre à ses fruits ?, comme on dit à l’époque. Le père Marie-Dominique Philippe est l’un de ces fondateurs sur lesquels Jean-Paul II compte pour son projet de « nouvelle évangélisation » et bénéficie de puissants soutiens à la Curie.

Au début des années 2000, l’évêque d’Autun, dont dépend Saint-Jean, Mgr Raymond Séguy, qui avait reçu des plaintes sur des abus commis par des frères, « se désespérait de ne pouvoir ”rien faire” », rapportent des témoins de l’époque. « Il envoyait des dossiers au nonce mais Rome ne bougeait pas », relate le dominicain Jean-Miguel Garrigues qui, lui-même, quitta les « petits gris » en 2002 après avoir reçu les confidences de victimes d’abus au sein de la communauté.

« On pourrait se demander, avance-t-il, si, comme pour les Légionnaires du Christ, ce n’était pas le cardinal Angelo Sodano, alors secrétaire d’État du Vatican, ou Mgr Stanislaw Dziwisz, secrétaire particulier de Jean-Paul II, qui intervenaient pour que les dossiers n’avancent pas. Le cardinal Dziwisz comme le cardinal Franc Rodé à la Congrégation pour les religieux avaient beaucoup de mal à croire des dénonciations de personnes semblant défendre le pape et la bonne doctrine. »

Toujours est-il que le père Philippe fut reçu chaque année jusqu’à la fin des années 1990 avec ses novices par Jean-Paul II pour une messe privée, et c’est en vertu d’une dispense exceptionnelle du pape qu’il put rester dans l’ordre des frères prêcheurs tout en fondant Saint-Jean. Un dominicain se souvient s’être étonné, dans les années 1980, qu’on ne lui ait pas demandé de quitter l’ordre, comme ce fut le cas pour le père Épagneul, lorsqu’il fonda les Frères missionnaires des campagnes en 1943 : « Il avait une telle aura dans l’Église qu’il était intouchable et cela nous aurait valu une campagne de presse. Nous n’avions du reste pas de réticences d’ordre moral à son égard mais il agaçait, parce qu’il avait le vent en poupe et des appuis dans les milieux conservateurs. »

Ambiguïtés

Ce double statut de frère prêcheur et de prieur général d’une communauté, qui demeurera « paradoxal et exceptionnel » comme le note en 1989 son provincial dominicain, le père Francis Marneffe (10), reconnaissant n’avoir sur ce point « aucun pouvoir », est sans doute l’une des causes du manque de contrôle dont le père Philippe a bénéficié. Le frère Éric de Clermont-Tonnerre met en avant lui aussi le fait que la province de France n’avait plus de réel poids hiérarchique sur le fondateur des « petits gris », à qui il a rendu deux fois visite à Rimont (Saône-et-Loire), « de frère à frère » « Comme provincial, je ne pouvais demander l’obéissance à un frère devenu lui-même prieur général d’une congrégation religieuse reconnue par Rome, où lui et les frères de Saint-Jean étaient admirés et soutenus. Du reste, je n’avais pas entendu parler de la sanction de 1956 ni reçu aucune plainte à son encontre. »

LEXIQUE. Qu’est-ce qu’un abus d’autorité ?

Toujours est-il que le père Marie-Dominique Philippe semble avoir su jouer de ce double statut pour garder le prestige et la crédibilité que lui apportait l’habit blanc des dominicains tout en contournant un contrôle trop étroit de l’autorité locale. En 1986, le maître de l’ordre et son prieur de Dijon apprendront par la presse sa nomination comme supérieur général de sa communauté érigée en congrégation de droit diocésain. « Pensez-vous que cette manière de faire soit normale de la part d’un religieux ? », lui écrit le provincial dominicain, le père Jean-René Bouchet, s’interrogeant sur son « lien d’obéissance ». Simple « gaffe » et malentendu, comme le pense sa biographe Marie-Christine Lafon (11) ?

« Marie-Dominique Philippe a vécu sur des ambiguïtés », estime pour sa part le frère Hubert Niclasse, l’un des deux assistants chargés de superviser la communauté Saint-Jean au début des années 2000. « Il a cherché à obtenir le statut de droit pontifical pour avoir davantage de liberté, appuyépar Mgr Dziwisz. Mais le cardinal Georges Cottier (dominicain qui fut théologien de la maison pontificale, NDLR) était très lucide et freinait pour qu’il n’échappe pas à la surveillance de l’évêque. »

Des disciples éblouis

Indépendamment de sa hiérarchie, le père Marie-Dominique n’aurait pu prospérer sans le soutien de disciples qui l’adulaient. « Quand quelqu’un critiquait Saint-Jean, même avec bienveillance, il était tout de suite considéré comme un ennemi, on ne l’écoutait pas », reconnaît un frère de Saint-Jean. Dès le début des années 1990, le préfet de la Congrégation des religieux, le cardinal Jean Jérôme Hamer, avait demandé que le père Philippe quitte ses fonctions de supérieur de communauté, estimant qu’il n’avait pas la compétence pour gouverner. Mgr Séguy poussa en ce sens, mais des frères de Saint-Jean se rendirent à Rome et obtinrent qu’il reste en poste. Ce n’est qu’au chapitre suivant, en 2001, après une sévère monition canonique, que l’évêque finit par obtenir que le fondateur se retire. Cinq ans avant sa mort et des obsèques grandioses à Lyon, dans la cathédrale Saint-Jean.

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Quatre commissions, une douzaine de chercheurs

Les chercheurs travaillant sur les frères Philippe devraient rendre leurs différents rapports en 2022.

La commission pluridisciplinaire des frères de Saint-Jean. La communauté est la première à avoir lancé des travaux de recherche. Elle est aidée par une dizaine d’historiens, théologiens, psychologues et systémiciens.

La commission historique des dominicains. Elle est composée de trois historiens, dont Tangi Cavalin, son pilote, avec Nathalie Viet-Depaule et Sabine Rousseau. Leur travail dans les archives et à partir d’entretiens sera complété par des consultations sur des sujets ponctuels auprès d’un conseil scientifique d’une dizaine d’universitaires (Étienne Fouilloux, Denis Pelletier, Michel Fourcade…), qui seront notamment chargés d’une relecture critique du rapport de la commission.

La commission théologique des dominicains. Elle regroupe le dominicain Thierry-Marie Hamonic et la religieuse auxiliatrice Geneviève Médevielle, tous deux théologiens moralistes, chargés d’étudier les textes du père Thomas Philippe.

La commission pluridisciplinaire de l’Arche. Elle est pilotée par Erik Pillet, et composée de deux historiens dont Antoine Mourges, doctorant, auteur d’un mémoire de recherche très fouillé sur la genèse de l’Eau vive (2) (publié en 2009 sous la direction de Michel Fourcade) ainsi que de théologiens, sociologue, anthropologue, psychiatre et psychanalyste extérieurs à l’Arche.

Ces commissions sont distinctes mais collaborent pour se donner accès aux sources, archives et témoignages des diverses communautés.

(1) Lettre du cardinal Giuseppe Pizzardo citée dans le rapport de l’Arche du 22 février 2020. (2) Des « sages et des savants » aux « tout petits ». Aux origines des communautés de l’Arche, 1945-1965, mémoire de master 1 d’histoire religieuse sous la direction de Michel Fourcade, à Montpellier 3, 2009. (3) Supplique citée dans le rapport de 2016 de Xavier Le Pichon sur la place du père Thomas Philippe dans la fondation de l’Arche. Envoyée au maître de l’ordre dominicain, elle ne sera pas transmise à Jean XXIII. (4) Lettre à Mgr Desmazières (1977), dont le brouillon fut conservé par Xavier Le Pichon. (5) Lettre à l’abbé Journet, du 24 juillet 1951, dans la notice biographique d’Étienne Fouilloux sur Thomas Philippe. (6) Cette contre-enquête est en ligne sur marie-dominique-philippe.com (7) Rapport de juin 1952 sur l’Eau vive, dans les archives de la province de France, cité dans le rapport de l’Arche. (8) Auteur de L’Emprise, Golias, 2020. Voir aussi la retranscription de son entretien téléphonique en 2015 avec Marie Philippe sur marie-dominique-philippe.com (9) La Politisation des dominicains de la province de France (années 1940-1970), Belin, 2016. (10) Lettre du 10 avril 1989 citée par Marie-Christine Lafon, dans Marie-Dominique Philippe, au cœur de l’Église du XXe siècle, Desclée de Brouwer, p. 708-709. (11) Ibid., p. 706-708.

Une partie de cette enquête sera développée plus longuement dans un livre à paraître le 24 mars, aux éditions Bayard, La Trahison des pères (360 p., 19,90 €).

source :

https://www.la-croix.com/Religion/Enquete-freres-Philippe-annees-dabus-toute-impunite-2021-02-22-1201141952 par

  • Céline Hoyeau,