Rien ne permet d’affirmer qu’un jeune homme de confession musulmane a été tabassé à Belfort, samedi 26 décembre, parce qu’il fêtait Noël. C’est pourtant le récit qui a été fait par plusieurs médias, par des syndicats de policiers, et par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin.
C’est l’histoire d’une bagarre entre jeunes devenue, en quelques heures, le symbole du « séparatisme islamiste » qui menacerait la France. À 18 h 49, le samedi 26 décembre, l’Agence France-Presse (AFP) publie une dépêche au titre limpide : « Un musulman agressé pour avoir fêté Noël et parce qu’il est fils de policiers ». Dans la foulée, les médias reprennent très largement l’information (dont Mediapart dans son fil d’actualités automatisé).
Mediapart a tenté de retracer le fil d’un fait divers que la colère d’une mère policière a placé au centre de l’actualité, de réactions enflammées sur les réseaux sociaux jusqu’aux plateaux des chaînes d’information en continu en passant par la communication du ministre de l’intérieur lui-même.
L’histoire commence le jour de Noël. Le vendredi 25 décembre vers 15 heures, Nadir*, 20 ans, mange en famille. Comme beaucoup de jeunes de son âge, il immortalise le moment dans sa Story Snapchat – un fil d’images visible de tous ses contacts pendant 24 heures. Sur la photo, « des huîtres et des crevettes », écriront Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA).
Hichem* réagit à sa Story. C’est une connaissance, de deux ans de moins que lui, qui était dans la même école primaire que lui et avec qui il lui arrive encore d’échanger. Hichem lui demande, en substance, s’il fête Noël. Là, au terme d’une montée en tension aux circonstances encore inconnues, les deux jeunes se mettent à s’insulter.
– « Je vais te niquer ta mère la pute sale blanc de merde / Jvais te montrer c’est quoi un vrai rebeu ptite salope », écrit Hichem.
– « Jcroi ta oublier chui ki / Mais on va voir en face si t’assume tes paroles la comme un homme », répond Nadir.
– « Mais tu crois t’es qui ptit fdp t’es le fils d’un hnouch [policier en argot maghrébin, ndlr] mais à part ça t’es qui heychick jvais ntm la pute tu verras. »
Ils finissent par se donner rendez-vous. Nadir quitte la maison familiale située en banlieue de Belfort et se rend dans le parking des Terrasses-du-Mont, à deux pas de là où habite Hichem. Il vient accompagné, « de deux voire trois personnes » selon le procureur de Belfort. Hichem l’attend, avec deux de ses frères (l’un a 18 ans comme lui, l’autre a 20 ans) et une quatrième personne.
S’ensuit un « bref échange » selon le parquet, mais surtout une bagarre au cours de laquelle, dès le premier coup, Nadir se retrouve au sol. Dans la rixe, il prend d’autres coups, il saigne du nez et du dos mais il peut reprendre sa voiture, retourner chez lui et aller porter plainte au commissariat de Belfort. Il se verra prescrit quatre jours d’interruption temporaire de travail. Le même soir, Hichem aussi se présente au commissariat, où il est placé en garde à vue.
La mère de Nadir, Ilham Friedrich, est brigadier-chef au commissariat de Mulhouse. Elle est aussi déléguée syndicale Unsa-Police. C’est du commissariat de Mulhouse que la presse apprendra d’ailleurs les faits. Alain Cheval, en charge des faits divers aux DNA, est le premier sur le coup. Une de ses sources mulhousiennes le branche sur le dossier. Il appelle la mère qui lui donne des éléments. Dans l’après-midi, il reçoit un message d’un interlocuteur à l’Unsa-Police locale avec un résumé titré « Tabassé pour avoir fêté Noêl et être fils de flic ».
L’article est publié à 17 h 20 et il est titré « Tabassé pour avoir fêté Noël et être fils de policiers ». Alain Cheval y écrit que c’est Hichem qui a donné rendez-vous à Nadir et qu’il s’en est pris à lui parce qu’il était « choqué » de le voir « fêter Noël alors qu’il est de confession musulmane ». Surtout, il écrit qu’une fois sur place, Nadir est « attendu par cette connaissance et quatre autres individus » qui le « passent à tabac ».
À 18 h 49, l’AFP embraye : « Un jeune Belfortain de confession musulmane et fils de policiers a déposé une plainte après avoir été agressé parce qu’il avait publié sur les réseaux sociaux des photos le montrant en train de fêter Noël, a-t-on appris samedi de source policière. » Le récit des faits est le même que dans les DNA mais l’AFP cite la mère de la victime, qui assène : « Il est tombé dans un guet-apens. Cette affaire ne doit pas rester sans suite. Ce sont des comportements sectaires et racistes. » L’autre grand quotidien local, L’Est républicain, ajoutera une dernière pièce dans la machine en publiant un article du même acabit.
De là, les réactions affluent. À 19 h 04, Michel Corriaux, représentant du syndicat Alliance dans le Grand Est, tweete « sa colère et son écœurement » face à « la haine anti-flics » et à « l’intégrisme religieux infect ». À 20 h 09, c’est le président de la Région, Jean Rottner (Les Républicains), qui dénonce une « agression inadmissible » et un « racisme trop ordinaire ». Et puis, à 21 h 17, c’est Gérald Darmanin qui s’empare du fait divers. « Pas de place pour le séparatisme dans notre pays, pas de place pour le racisme d’où qu’il vienne », tonne le ministre de l’intérieur.
© Gérald DARMANIN
Il faudra attendre le lendemain matin pour que le procureur de la République de Belfort prenne la parole. Dans un communiqué, Éric Plantier délivre des éléments de l’enquête et en profite pour adresser quelques tacles. Aux journalistes, d’abord, soulignant : « Ces articles et dépêches ont été publiés sans vérification auprès du parquet de Belfort. » À leurs sources policières, ensuite, dont il regrette qu’elles se soient « largement épanchées dans la presse » et dont il indique qu’elles n’étaient pas « saisies de l’enquête ». Éric Plantier dénonce enfin « les réactions exacerbées » de « personnalités politiques » et d’« organisations syndicales ».
Surtout, le procureur rappelle que rien ne permet à ce jour d’affirmer que le jeune homme a été frappé parce qu’il fêtait Noël. Ce qu’affirmaient pourtant, sans conditionnel, les DNA et l’AFP. Interrogé par Mediapart, le journaliste des DNA Alain Cheval défend son travail : « J’avais un communiqué de l’Unsa, j’avais eu la mère policière assermentée et l’un de ses collègues : je pense que ce sont des sources crédibles. On peut toujours faire mieux mais là, j’avais vérifié l’info avec trois sources différentes. Ma source m’avait précisé : “Je vais envoyer aux autres journalistes, mais tu as une longueur d’avance.” J’avais la primeur, j’y suis allé. » Si Alain Cheval avait bien trois sources, celles-ci étaient toutes liées à la victime. Il s’est donc appuyé sur le témoignage de policiers, mais sur aucune « source policière » ayant accès à l’enquête.
Pourquoi ne pas avoir pris le temps de vérifier l’information auprès des autorités judiciaires ? « Lorsqu’ils ont publié leurs articles, aucun journaliste ni des DNA ni de l’AFP n’avait pris attache avec moi », indique à Mediapart le procureur de Belfort. « Effectivement, je n’ai pas contacté le parquet, consent Alain Cheval. C’est mon seul regret. Je savais que le 26 décembre, ce serait compliqué d’avoir une réponse du procureur. »
La version d’Ilham Friedrich et des syndicats policiers – dont elle est une des représentantes locales – s’est retrouvée reprise, telle quelle, par la presse locale et nationale. « Clairement, je ne pensais pas que ça allait partir aussi vite et aussi fort, dit aujourd’hui le rubricard du quotidien régional. J’ai peut-être trop fait confiance à la mère… Pour moi, ce sont des policiers assermentés. Avec du recul, j’aurais mis un conditionnel. »
Sollicités, les journalistes de l’AFP nous ont renvoyés vers le service de communication de l’agence, qui n’avait pas donné suite à nos requêtes mardi soir.
L’affaire de Belfort remet en lumière une réalité médiatique aux conséquences souvent désastreuses : la prééminence des syndicats policiers dans les réseaux d’information journalistique. Pour accréditer un peu plus la thèse relayée par l’AFP, Ilham Friedrich, la mère de la victime, a pris la parole en tant que déléguée syndicale Unsa-Police. « Quand mon gamin est arrivé, il y avait trois autres individus qui l’attendaient et qui l’ont littéralement lynché, mis à terre et puis ils l’ont tabassé », témoignait-elle le 27 décembre devant les DNA et BFMTV.
« On a été complètement ciblés, mon mari et moi, qui est brigadier de police au commissariat de Belfort qui est identifié, car Belfort, c’est une petite ville et mon fils a été la cible, a été tabassé parce qu’il est fils de policiers blancs […] Non, on n’a pas à s’attaquer aux enfants de forces de l’ordre », a-t-elle ajouté.
Interrogé, Thierry Clair, secrétaire général d’Unsa-Police, ne souhaite pas en dire davantage. « Quand le procureur de la République communique, on ne souhaite pas surcommuniquer ensuite. On préfère attendre le déroulé de l’enquête, c’est notre règle », explique-t-il.
D’après nos informations, tous les délégués de l’Unsa ont reçu pour consigne de ne plus s’exprimer sur cette affaire. « On ne connaît pas encore les véritables motivations des agresseurs, admet un syndicaliste de la région. Au début, certains ont sans doute pensé que c’était bien que la collègue de l’Unsa, qui connaissait le dossier de près, s’exprime. Mais c’est vrai que le fait qu’elle soit concernée par l’affaire rend les choses un peu plus complexes. »
Ce policier, qui précise « que d’autres syndicats et des policiers d’autres régions » se sont aussi exprimés, résume sa vision de l’épisode : « Il y a peut-être eu un emballement mais il semble venir de la presse, cette fois-ci. »
Si cela est parti « aussi vite et aussi fort », comme le dit Alain Cheval, ce n’est pas uniquement à cause des journalistes locaux et des syndicats de police. La réaction officielle de Gérald Darmanin a largement amplifié l’écho de ce fait divers. « J’ose espérer qu’il ne s’est pas basé que sur mon papier pour faire son tweet, mais qu’il a quand même vérifié ce qu’il en était », commente le journaliste des DNA. Selon nos informations, aucun membre du cabinet du ministre n’a pris soin de vérifier la véracité des articles de presse auprès du parquet de Belfort
Même le policier cité plus haut se dit « surpris ». « Son message était tout de même au conditionnel, mais c’est vrai que le ministre de l’intérieur est censé être très bien informé et communiquer après avoir reçu les éléments. Il y a sans doute un souci dans son message », reconnaît-il. Sollicité par Mediapart, le cabinet de Gérald Darmanin a refusé de s’exprimer. Il n’a pas non plus souhaité expliquer pourquoi le tweet du ministre n’avait pas été supprimé depuis.
C’est un épisode de plus dans la relation contrastée qu’entretient Gérald Darmanin avec la vérité. Déjà, le 12 décembre, il évoquait l’arrestation à Paris de 142 individus « ultra-violents » en marge d’une manifestation. L’enquête de Mediapart avait prouvé qu’il s’agissait principalement d’interpellations arbitraires, dont une large partie n’avait donné lieu à aucune poursuite.
Le 9 décembre, il évoquait avec émotion le décès d’un « policier percuté par quelqu’un qui ne s’est pas arrêté », oubliant de mentionner qu’il s’agissait d’un véhicule de la BAC. Le 30 novembre, il s’enorgueillissait de ne pas avoir « gard[é] dans la police » un agent qui avait porté un écusson nazi. En réalité, le CRS en question est toujours en fonction, Gérald Darmanin ayant seulement bloqué sa promotion.Pour le syndicaliste, « le vrai problème aujourd’hui, c’est qu’il y a une surcommunication de toute part ». « Lorsqu’une agression de ce type arrive, la hiérarchie ne communique pas. Il y a donc un vide à combler et c’est une bataille de communication entre les réseaux sociaux et les policiers. » Une bataille dans laquelle a décidé de s’engager pleinement le ministre de l’intérieur, quitte à prendre de sérieuses libertés avec les faits.
source : Par David Perrotin et Ilyes Ramdani
https://www.mediapart.fr/journal/france/291220/tabasse-pour-avoir-fete-noel-itineraire-d-une-fake-news?utm_source=20201229&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-20201229&M_BT=1571731699959